Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Barbara Le Moëne

mardi 3 juillet 2018, par Cécile Guivarch

Nuits tropicales

Aux soirs de la saison sèche
     kussini
j’écoute battre les vents alizés
à la fenêtre
j’écoute les bruits des nuits
douces et inquiétantes
si près du bord du monde

on ne sait jamais
si les nuits versaient
on pourrait se perdre

dehors la nuit tropicale
cette géante
chaque soir me prend la main
je vois sa bouche noire
qui lèche les étoiles
avant qu’elles n’éclatent
en pluie de firmament

alors dans le ciel nocturne
     alifu nguizi ya nioji
mille gouttes de miel

féérie des nuits
sombres
quand bruisse
le balancement liquide
des palmes des cocotiers
et qu’ondulent
— on croirait —
d’indolentes anémones de nuit

nuits
aux sillons noirs
et rides claires
des palmes

sombres nuits
d’ombre
où galopent
dans l’encre
— comme en rêve —
des zèbres immenses

nuits
d’ombre profonde
mais toujours
tendrement tièdes
que la lune teinte
de clartés odorantes
et sucrées

toi qui étais partie
pour renaître
qui voulait te créer
un moi tout neuf
un moi émerveillé
émaillé
de lumière
un moi de volonté et d’espoir
ayant laissé sur la terre
de ton pays natal
tous tes oripeaux

toi qui étais partie
sur une promesse d’océan

tu ne regrettes plus
le pays occidental
la ville
le groupe
auxquels tu n’as jamais vraiment appartenu

tu connais ton nouveau visage
battu par les vents
du bout du monde
au milieu de la mer
dans l’immensité liquide de la nuit

sur l’ïle
comment ne pas te sentir relié
au contraire
à la mer
à la terre
à la grande chaîne du vivant.


Petit entretien avec Clara Regy

Vous semblez lier étroitement création picturale et création poétique pouvez-vous nous en dire davantage ?

Je m’intéresse au vivant, à l’être, objet d’émerveillement et d’interrogation.
Peinture et poésie sont pour moi les deux modes d’expression qui me permettent d’approcher le réel tantôt par la célébration, tantôt par le questionnement .
La poésie me permet de traduire d’abord mon émerveillement face à la vie et la fascination que je ressens pour la nature. Je porte une attention aux êtres et aux choses, qui peut devenir une attention à l’infime, à la beauté des « choses de rien », comme la beauté d’un insecte si petit qu’on l’écraserait sans lui accorder d’importance ou bien la beauté d’un simple chaton d’arbre, ou encore une considération pour les personnes au destin oublié. Peut-être parce que je me sens appartenir au monde et que je suis inquiète et sensible à sa vulnérabilité.
Mais le monde et les êtres sont pour moi opaques et mystérieux. J’écris aussi pour déchiffrer, pour explorer l’être, comme s’il y avait un secret à découvrir. Le décor, l’anecdote m’intéressent peu. Idéalement, avec des mots très simples, j’aimerais approcher un peu les grandes questions existentielles, sources d’angoisse, et qui me taraudent : qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que le temps ?
J’écris enfin pour me connaître, m’inscrivant ainsi dans une démarche ontologique. La poésie est un chemin de découverte de soi. Il me semble avoir beaucoup de mots coincés dans la gorge, beaucoup à connaître et à exprimer. La poésie est pour moi le lieu du « laisser parler », de la quête de soi par la libération de la parole.

Dans la peinture, de la même façon ce qui m’intéresse, c’est l’être. J’affectionne l’humain (portraits et nus) et l’animal. J’ai parfois besoin de passer par l’animal pour questionner l’homme.
Par exemple, dans mes portraits de grands singes, j’insiste sur le regard. Qui regarde qui ? L’homme ? L’animal ?
Dans mes représentations de loups, j’insiste sur la présence du sujet dans l’espace, sur le papier ou sur la toile. Pour interroger la relation ambiguë que l’homme entretient avec le sauvage et la nature, faite d’admiration pour sa beauté, mais de haine aussi.

C’est parfois plus jouissif de peindre, car il y a le plaisir sensuel de la couleur, de la matière.
Le combat avec les mots est pour moi plus difficile, car je suis restée longtemps dans le silence, voire le renoncement. J’ai mis beaucoup de temps par exemple à assumer le « je » en écriture.
Peinture et poésie sont parmi les plus belles parts de ma vie, mais elles se disputent un peu, elles me tiraillent. La question de la relation entre elles n’est pas simple, elle n’est pas encore apaisée.

Avez-vous cependant pour l’écriture quelques rituels, moments privilégiés, objets, lieux qui vous sont absolument « nécessaires » ?

Le premier rituel est le carnet de notes, voire le journal. Souvent le déclencheur de l’écriture poétique est une émotion, une sensation ou une pensée, comme une fulgurance très forte. Il y a des moments privilégiés pour cela. La nuit quand je ne dors pas ou bien en marchant. Je m’empresse alors de prendre quelques notes avant que l’idée, si fugitive, ne s’évanouisse.
Ensuite je retravaille le premier jet, en cherchant la justesse, en travaillant le rythme, mais je dois veiller à ne pas perdre la spontanéité à laquelle j’attache une grande importance.

Quels auteurs (poètes ou non) vous ont particulièrement menée vers votre « écriture » ? Vous pouvez aussi bien sûr, évoquer « d’autres formes d’art » pour répondre à cette question...

Il n’y a pas vraiment un auteur qui m’ait ouvert la voie, mais de nombreuses lectures qui m’ont marquée. Je citerais en vrac les Confessions de Rousseau, la Recherche de Proust, les Mémoires de Simone de Beauvoir, les récits d’enfance de Tolstoï, Nathalie Sarraute, les romans ou récits de Marguerite Duras, l’œuvre d’Annie Ernaux et aussi les carnets de Paul Valéry, le journal de Virginia Woolf, d’André Gide, de Charles Juliet. J’aime tout particulièrement les récits de vie, récits d’initiation, autofictions.
J’éprouve aussi beaucoup d’admiration pour les romancières de langue anglaise que sont Katherine Manfield, Mary Web, les sœurs Brontë.
Me passionnent les lectures qui sont une vraie rencontre. Je fonctionne souvent « par coup de foudre ». Si l’ouvrage d’un auteur me touche, alors il faut que je lise tout de lui.
En poésie, j’ai d’abord aimé les grands classiques, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud et aussi Nerval, Emily Dickinson. Je suis venue plus tard à la poésie moderne et contemporaine : Jaccottet, Bonnefoy, Reverdy, James Sacré, Jacques Ancet.
Plus récemment, j’ai découvert la poésie des Indiens natifs d’Amérique du nord à travers l’œuvre de la poétesse Layli Long Soldier et aussi grâce aux traductions de Béatrice Machet.
Une œuvre picturale qui me touche beaucoup est celle de Rick Bartow, un peintre de l’Oregon qui a des origines amérindiennes (Wiyot). Je retrouve dans son œuvre tout ce que j’aime : l’être, le sauvage, la liberté du geste, l’émerveillement de la couleur.

Et dernière proposition si vous deviez définir la poésie en 4 mots (!) quels seraient-ils ?
Je proposerais ce jeu :
Musique
Sensation (ou épiphanie ou illumination pour reprendre le terme de Rimbaud)
Vie
Pensée (l’indispensable pensée).


Barbara le Moëne est née à Lyon. Elle a habité Paris, le Beaujolais et Mayotte avant de revenir dans sa ville natale. Parallèlement à sa vie professionnelle, tour à tour cadre commerciale (EMLyon est sa formation initiale), professeure agrégée, formatrice, elle a étudié, dessiné, écrit toute sa vie. Lorsqu’elle se rend compte qu’elle a vécu longtemps un peu à côté d’elle-même, elle décide enfin de se consacrer pleinement à la peinture et à l’écriture.

Elle partage dorénavant son temps entre Lyon et le Sud. Son but : devenir chaque jour un peu plus « un être acceptable », soit une femme d’aujourd’hui qui cultive le respect du vivant, à la recherche de la moindre parcelle de beauté et d’intelligence dans une organisation du monde qui malmène trop souvent nature, bêtes et hommes. La poésie et la peinture lui sont en cela indispensables.

« L’écriture et la peinture m’apportent un supplément d’être. J’écris, je peins, pour exister. Mes poèmes sont une tentative de déchiffrement du monde et du mystère du vivant, en même temps qu’un chemin de découverte de soi. »

Bibliographie

Recueils

  • Lieux. Exils, voyages, éditions L’Harmattan, collection Témoignages poétiques, 2017
  • Sur la poussière du chemin, éditions Léda, 2010
  • Passe et demeure, éditions Manoirante, 2009

Publications dans différentes revues :

Traction-Brabant, Ecrits du nord, Contre-Allée(s), Cabaret, Verso, Bacchanales
Participation aux ouvrages collectifs de La Cause des causeuses, Collection Vendanges poétiques (Aiguillages, La farandole des chaussures)

Exposition depuis 2017 :

  • Salon Dessin et peinture à l’eau, Art Capital, Grand palais, Paris (février 2018)
  • Lyon Art Paper, Palais de Bondy, Lyon (octobre 2017)

Site : http://barbara-le-moene.wixsite.com/artiste


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