Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Laurent Cennamo

jeudi 11 janvier 2018, par Cécile Guivarch

Extraits de L’herbe rase, l’herbe haute, à paraître en 2018 aux éditions Bruno Doucey

Lucille

Je n’ai pas connu de Lucille. C’est elle,
pourtant, qui s’approche sans bruit, bulle à la surface
d’un marais – moi éternellement endormi
sur mon nénuphar. Je connais son reflet,
je reconnais tous ses petits os, comme nos mains
se croisaient dans un autre monde, lit
de plumes, eider. Rouillé, je le suis
déjà depuis des années, chêne rouvre
que fait grincer le vent, ce matin et depuis
mille ans. Huileuse, sans bruit, elle refait
rouler cette bicyclette rouge avec sa
benne à l’arrière, ce tricycle jaune.
Une larme sur la joue, mais également
en colère. Qui me réveille, qui ose
vivre en ce désert ? Beauté (ciel
rose), tristesse de renaître, remuer
les doigts, doucement, la cendre…

Skeletor

Enfant, Skeletor
est celui qu’il préfère. Sa capuche violette,
il l’aime, comme il aime se cacher derrière
le canapé bordeaux que son père déplace
pour peindre. Le bruissement du papier kraft,
les rides profondes. Le tapis aux longs poils
roulé un peu plus loin. Musclor l’ennuie,
avec ses muscles, sa culotte en peau de chèvre
le fait rire. Lui : Skeletor, les yeux
qui sortent de leurs orbites quand on pousse
une manette dans le dos, ou cet autre, hérissé
de piquants. Au pied du buisson de roses,
ou suspendu à une branche, ou rien
qu’une main, un bras violet dépassant
de la montagne de terre qu’il a faite sur eux,
avec délices, s’effondrer. Creuser,
il le sait déjà obscurément, sera
sa vie, écrire chercher l’épée
fluorescente.

Vasarely

Vasarely que nos yeux
s’ouvrent. Au bord de l’autoroute,
des toits de tôle, noirs et blancs,
pointus, style pagode. Vers la fin
des années 70, il plane, le papier-peint
de nos appartements reprend ses motifs, ronds
et carrés, étranges renflements qui impressionnent
l’enfant. L’envergure de ce nom venu d’ailleurs, grand
aigle ou gypaète barbu. Son nid au sommet, à côté des Matisse,
des Picasso. Ses œufs rouges et bleus à points verts, à la cuisine, au
salon, le rideau de perles, le cri strident du minuscule faucon,
immobile au-dessus de lui. Ne reste plus, tourbillon
de poussière, qui aveugle, qu’une affiche
déchirée. La terre s’ouvre, rouge
brique, Vasarely, le nom
de Vasarely, la
carcasse
de Vasarely, cabossée
(une touffe de cheveux blonds
dépasse des gravats, un cri étouffé),
bascule dans le gouffre et nulle trace de la cape
rouge de Superman en ce désert, gris
métallisé de ses yeux, bleu
océanique

Cassis

L’ombre est-elle concave ? Plume de cygne,
éblouissante, je sors du long tunnel
d’être né, d’avoir eu
le cou brisé. Pureté des lignes, île
assoupie au loin, bête qui fume (même si
mon père reste debout, absurdement, son
sac à dos noir sur le dos, avec le crocodile
cousu par elle). La beauté a retrouvé
ma trace. Tourterelle, un bandeau crème
sur son front, peut-être est-ce cette voix de femme
qui va bientôt disparaître qu’il entend encore,
pour cela qu’il reste debout, pour ne pas
qu’elle trébuche, pour bondir
quand cette ligne, au fond, lentement,
tournera vers nous son canon.

Archéologie

Je veux que l’on m’enterre sous un chêne – hochet
du vent entre les branches. J’aurai ce parfum
troublant de femme orange sous sa robe, ou
violette, boitillant, sautillant d’une pierre
sur l’autre. Le ciel coulera jusqu’à ce cœur,
grand pressoir, taché de lichen blanc et noir

Courbure du rêve. Lièvre
de vivre, de bondir. Revenir
en arrière. Redevenir le temps
d’une image l’enfant, tirer de son trou
la tristesse aux longues oreilles,
la lancer loin, bouquet
d’étincelles

Enfant haut
comme trois pommes je me penche
dangereusement au-dessus du cratère
du Vésuve. Le panache de fumée, les yeux
gris vert de ma mère faisant semblant
de vouloir me retenir. Plus que tout, j’aime
la scène où Superman, enchaîné (même
pas), par ce fou lancé dans la piscine intérieure,
loin de la pierre verte qui fait battre
son cœur, ne tournoie plus comme une toupie
dans la cabine téléphonique

Rêvé de toi cette nuit,
m’annonçant par mail – mais ce mail géant
s’inscrit sur un écran, géant lui aussi, longues
tiges orange, effrayantes, en live comme on
dit, bien que tout soit recouvert de cendres,
comme à Herculanum, Pompéi – que tu es
arrivée à Nîmes. Tu m’envoies le plan, la maison
marquée d’une croix, plus funèbre que celle
de Dostoïevski. Grandes fleurs qui s’épanouissent,
de biais, on dirait presque de dos, l’épaule
d’une statue en ronde-bosse rappelant
plutôt Rome, ou ces figures de Pisano
sur la chaire de la cathédrale de Pise

À Rome on voit les œuvres de plus loin, et moins
longtemps. Ici, comme à Rome, une orange,
le soir, roule lentement (mais à l’envers, tant
il est vrai que le cœur est concave, ou
convexe, qu’on ne sait plus très bien où l’on est
quand on aime, à la cuisine, au salon, ce qui
nous attend : père sévère ou presque irréellement
tendre, derrière le rideau de perles…)

La cendre sur la pointe des pieds
sort de la pièce. Une branche de cèdre
tordue dans la main qui veut dire
tendresse, improbable pardon


Petit entretien avec Clara Regy

Votre poésie semble « tissée » d’enfance, de peinture et de rêve(s). Acceptez-vous d’en délier quelques fils pour nous faire découvrir davantage votre écriture ?

J’aime bien votre image du tissage. En effet, plus j’écris (au départ les choses n’étaient pas aussi claires), plus je me rends compte que je tourne presque toujours autour de quelques « grandes images », liées d’abord et essentiellement à l’enfance. Je fais de grands efforts pour me tourner vers autre chose, je lis, je vis, je rêve, mais c’est toujours de ce côté-là que je suis plus ou moins ramené, comme s’il y avait un grand aimant situé bizarrement à Chêne-Bourg – c’est le nom du lieu de hasard où je suis né, dans la banlieue de Genève. Mais s’il est vrai que je m’efforce aujourd’hui de me libérer de ces liens d’enfance un peu périlleux, je dois aussi dire que j’ai beaucoup fait dans mes premiers écrits, ensuite mes premiers livres, pour élever ce lieu, ces quelques images, au rang de petit mythe personnel. Parce que tout poète a besoin d’y croire (au moins au départ, plus tard encore, différemment, et toujours difficilement, tant il est vrai que rien n’est fait aujourd’hui dans la société pour nourrir cette croyance), parce qu’il a besoin de se dire qu’il y a un sens à cette « sombre histoire » : être né ici plutôt que là, parler cette langue plutôt qu’une autre, écrire (jouer à ce jeu-là) quand personne n’écrit ni même ne lit dans la famille – c’est l’éternel « roman familial », bien sûr ! Mon père est italien, romain, arrivé en Suisse dans les années 60 pour travailler dans la principale chaîne de supermarchés du pays, qui s’appelle la Migros, qui apparaît dans plusieurs de mes premiers poèmes ; ma mère est suissesse, née à Genève. Notre père (j’ai un frère) ne nous a pas parlé italien lorsque nous étions enfants, c’est plus tard que je l’ai appris, seul, grâce à une passion pour le football, italien justement (le football qui apparaît également dans mes poèmes, ce qui me fait me dire que le poète n’est absolument pas libre, il ne se sert pas librement dans les mots et les choses comme dans un supermarché mais « fait avec ce qu’il a », impossible de biaiser, même de mentir, d’où son incapacité peut-être à écrire un vrai roman). A côté de son travail, mon père faisait et fait toujours de la peinture, sa passion. Enfants, nous avons joué sur ses toiles, marché pieds nus sur ces larges feuilles de papier kraft pour écraser les plis colorés. Plus tard (toujours cette logique un peu fatale, cet esprit de suite aussi, ce besoin de cohérence), j’ai étudié l’histoire de l’art à l’Université. La peinture est omniprésente dans ma poésie, Giotto, Piero della Francesca, Cézanne, Klee, Giacometti, Tal Coat, Bram Van Velde, Morandi (mais aussi Vasarely !), tant d’autres, comme des sortes de leitmotive, des repères dans l’espace, une façon de délimiter un univers, un territoire. Même chose pour le rêve, qui est une façon de se retrouver partout (et partout différent), de se rassembler en quelque sorte, même dans la plus grande dérive.

Pouvez-vous évoquer votre Résidence en Provence, elle semble avoir été très « importante » ?

D’avril à juin de l’année dernière, j’ai en effet eu la chance d’effectuer une résidence de trois mois à Aix-en-Provence, invité par la Fondation Saint-John Perse. Dès le départ, j’avais eu le projet de me promener beaucoup dans les rues et les musées de cette ville, un peu sur les traces de Cézanne, d’observer les belles façades baroques ou classiques, de m’imprégner du paysage. Ecrire « sur le motif », me laisser surprendre. Evidemment je n’y suis parvenu qu’à moitié, repris par mes éternelles images ! Mais tout de même, je crois que quelque chose de nouveau se laisse sentir dans les poèmes qui me sont venus (ou que je suis allé chercher, avec les dents) là-bas, quelque chose de plus souple que ce que je peux écrire sous mon ciel natal, de moins figé, anguleux. Un vers plus souple, plus poreux à la lumière. Plutôt que l’image du tissage, j’évoquerais ici celle de la maçonnerie : des blocs de texte posés les uns sur les autres, avec le souci de ne pas mettre trop de mortier entre chacun de ces blocs (comme dans les murets de pierre sèche de ce pays), laisser jouer la lumière plus librement, surtout être moins soucieux du sens, de l’« histoire » à raconter. La découverte qu’il n’y a finalement pas d’histoire, ou que l’histoire a déjà eu lieu, a déjà été racontée (déposée dans mes livres précédents), que je peux désormais accueillir plus légèrement les mots, cesser un peu de creuser ou de ma casser la tête, juste me laisser porter, dériver, fermer les yeux. Une écriture plus rêveuse, une succession d’images qui naissent et s’effacent d’elles-mêmes (qui n’ont pas le temps de « prendre », comme dirait Barthes), une sorte de libération, toute provisoire évidemment : le défi sera de maintenir cet état à Genève, dans cette ville dont je connais par cœur chaque pierre – et évidemment c’est plus difficile dans ces conditions de ne pas être en quelque sorte rattrapé, par les grandes images, les fantômes coutumiers.

De quels auteurs et artistes en général vous « nourrissez-vous » ?

J’ai déjà évoqué la peinture, essentielle. En littérature, disons qu’il y a plusieurs orientations, qui toutes se superposent. Disons pour commencer que je lis beaucoup trop et dans beaucoup de directions (sans me disperser néanmoins : je suis un plan de lecture très précis – avec des variations tout de même, des surprises – depuis dix ans, et pour dix ans encore, au moins !), qu’il y a eu des périodes où je me suis littéralement intoxiqué de littérature. C’est dommage évidemment ! Mais j’en ai besoin, c’est la nourriture (la « surnourriture », Proust) sans laquelle je ne pourrais rien dire, presque rien décrire, et surtout pas tellement vivre. Vraiment j’écris parce que j’ai lu (et pas seulement de la poésie), c’est très donquichottesque, écrire...
Il y a eu évidemment différentes phases, avec chaque fois quelques noms qui brillèrent d’un éclat singulier. Je passe vite sur ma rencontre avec la littérature sous le signe de Camus. C’est vers l’âge de vingt ans que j’ai fait la découverte décisive (et pas tellement originale pour un jeune homme désirant écrire en Suisse romande) de Philippe Jaccottet. Ses poèmes et ses proses, ses notes également recueillies dans La Semaison, eurent pour moi valeur de viatique, ou d’eau fraîche (c’est la même chose), m’ont permis de maintenir en moi le désir ou le rêve d’écrire à travers les années. A la fin de mes études universitaires, mon mémoire de licence portait sur les récits de rêve de Jaccottet. Parallèlement à cette rencontre, l’œuvre d’Yves Bonnefoy a exercé une véritable fascination sur moi. Les poèmes encore une fois, mais également les écrits sur la poésie, sur la peinture, et les « récits en rêve » comme il les appelle, recueillis dans Rue traversière et dans L’Arrière-pays. D’autres rencontres ont compté, il faudrait citer (dans le désordre et de manière non exhaustive) Reverdy, Jouve, Michaux, Follain, Tardieu, Gustave Roud et Pierre Chappuis pour la Suisse romande, et évidemment Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé. La littérature italienne a également joué un rôle décisif à un moment donné, c’est une merveilleuse chose de pouvoir sortir de sa langue, suspendre sa langue trop connue de temps en temps. Je citerais Montale, Saba, Raboni pour le XXe siècle. J’ai toujours eu le sentiment, difficile à expliquer, encore plus à prouver, que la langue italienne proposait un accès plus direct aux choses réelles (la télévision chez Montale, le football chez Saba, la relation amoureuse comme elle est chez Raboni), je la ressens comme à la fois plus brute et plus transparente, paradoxalement, comme c’est dans un ciel absolument noir que l’on peut le mieux observer les étoiles.

Et enfin cette question (!) : si vous deviez définir la poésie en trois mots quels seraient-ils ?

Un effort pour renaître.


Laurent Cennamo est né en 1980 à Genève, où il a étudié la littérature française et l’histoire de l’art à l’Université (son mémoire de licence portait sur les récits de rêve dans l’œuvre de Philippe Jaccottet). Il a publié ses deux premiers recueils de poèmes aux éditions Samizdat : Les rideaux orange (2011), Pierres que la mer a consumées (2013). L’année suivante, il a publié À celui qui fut pendu par les pieds aux éditions La Dogana. En 2016, des poèmes accompagnés de dessins de l’auteur ont paru au Miel de l’Ours (Vite, avant qu’ils disparaissent), ainsi qu’un troisième recueil aux éditions Samizdat : FH. Vient de paraître à La Dogana : Les Angles étincelants.


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