Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Catherine Bédarida

jeudi 20 juin 2019, par Cécile Guivarch

avec
le
vent


quand je transporte des planches usées
je les entends échanger des politesses
entre elles
quand je les installe dans le pré
je m’arrange pour qu’elles puissent
entre elles
continuer à se saluer

elles se racontent
la découpe
quand elles sont passées
de tronc d’arbre
à planches

alors je m’efface et me fonds
vers la ligne d’horizon
j’adopte une légère torsion
pour suivre la courbe terrestre
chacun peut se transformer
parfois la main est acier
dru
parfois antenne
exubérante
parfois petit
rien

je retourne auprès des planches
elles me rétribuent d’un sourire
puis reprennent leurs échanges

l’herbe est habitée de vibrations
j’appuie mes pieds sur le sol
pour gagner du ressort


quelqu’un parle
ou cela sort de moi
ou cela vient d’ailleurs
le mot est peint
mot carré dans les angles

la toile reste blanche
le pinceau à l’intérieur de moi s’efface

appliquer attendre recevoir

dehors le mot occupe toute la place
exposé
je laisse des petits mots tachetés glisser
tomber se perdre obliquer
ils se mettent à former un ruisseau
je suis enveloppée par l’eau des mots
elle court sur mes mains mes pieds
elle se déploie ou se rétracte
quand je respire
si j’inspire l’eau, les mots entrent en moi
dedans les membranes sont élastiques
des suites de mots s’ouvrent et se ferment
par trois

si j’extraie les couleurs
à l’intérieur de moi
la toile devient vierge
les mots du dehors peuvent à nouveau
se poser
former des points
ressortir vifs

tas de planches oubliées
pavés noirs miroitants après la pluie
un banc seul dans un éclat de lumière
angles arrondis par l’usure
autour du banc ni mur ni paroi
juste le vent venu de loin
allant ailleurs
juste un rayon de soleil qui invite

je m’assieds
je me frotte au bois usé
le banc est une barque
au fond restent des filets déchirés
quelqu’un d’autre que moi est venu
quelque chose d’autre que moi vit ici
à cet instant
présences
tout autour

tout autour
racines et troncs d’arbres
posée sur le sol laissée là
une hache
tranchant de métal déjà rouillé
manche mangé de lichen
quelqu’un d’autre que moi est venu
quelqu’un
comme moi
est parti
avec le vent

l’écorce de l’arbre est fendue
laisse surgir un fouillis
de tiges élastiques

je ne vois pas comment elles puisent
leur substance dans l’arbre
ni pourquoi l’arbre
ne les retient pas à l’intérieur
les laisse se propager au dehors

les tiges déjà longues ploient
vers le sol

je ramasse une feuille jaune au pied de l’arbre

sans doute que des sortes
de mousses spongieuses
ont envie de sortir de ma bouche
être caressées par le vent
s’accomplir en minuscule
l’endurance n’est pas un lieu
plutôt un élan limpide
tout dépend de comment
se croisent les correspondances
de la sève à la feuille
du ventre aux lèvres

mes yeux sortent se promener
contempler l’image de l’arbre
à force me voici écorce fendue
tige rudimentaire
incertaine de se reproduire
j’attends l’élan
je pourrai
tout de l’intérieur
percer et scintiller

puis je referme l’image
j’extraie quelques touches de vert
pour voir

ce qui s’est en allé
peut-être
se balance
dans le vent


une chaise est posée
sur le vert des herbes neuves
c’est le goût du printemps
j’ai une envie de croquer l’air
avaler
le pré
la terre
les pierres au bord de la rivière
mordre les nuages

je prends le tunnel
qui monte jusqu’au ciel
ouvre la fenêtre de la tour
je vois la chaise
à présent toute petite
l’espace est dégagé
et propre à faire jaillir
des étincelles

je noue les étincelles entre elles
la chaise me regarde
peut-être
que je ne réfléchis pas assez

le ciel est un abri pour passants
beaucoup passent à présent
dans l’air il flotte
des vieux vêtements colorés
liés entre eux
ils dessinent une natte souple
la chaise aussi est un abri
pour passants itinérants
posée dans l’herbe de printemps
elle invite à guérir

de là, il suffit de lever le bras
pour attraper la natte colorée

après je me lève et j’efface
la chaise le ciel les couleurs
le pinceau est lavé
la toile redevient blanche

pourtant quand je la regarde
elle émet des signes

je vois qu’elle vibre
elle vit
elle appelle

en général je ne marche pas
sur ce que la main
a tressé travaillé caressé noué
osier ou rotin
je garde dans la mienne
la chaleur de la plante
encore vivante
elle forme une petite île dans la paume

si je m’y promène elle s’agrandit
bientôt je baigne dans l’eau
qui l’entoure
et je prends bien garde à respecter
le rythme de nos respirations
sans interrompre

la main la plante l’île la paume
c’est le mouvement du vivant
qui me dépasse et me hisse
éclaboussures

si je délimite un point précis dans la main
tout disparaît
en général mieux vaut
laisser tourner les spirales

l’île absorbe
le rotin forme coupole
autrement dit la plante est devenue
dôme espace voûte
où voguent les visions des visiteurs
où j’envoie ma respiration
mon souffle d’air
par un tube en verre transparent
qui voltige dans la sphère


plaques et tiges de métal
enfoncées
oubliées dans l’herbe
échardes sur le vert

je les déplace afin de tracer un triangle
aussi précis que possible
ainsi elles se font toutes face
et cela semble les fortifier
rouillées, elles se bégaient des récits

je les écoute
et j’essaie de répéter leurs mots
à vrai dire
des pigments sortent de ma bouche
des blocs de couleurs antérieures
que je lance au hasard

je me couche
sur les plaques en triangle
j’entends l’écho du feu ancien
un bruit lointain de forge

je n’aurais peut-être pas du regarder l’herbe
ni tirer les plaques de leur dormance
à la place
je pourrais admirer le ciel
aéré et sans halo


Petit entretien avec Clara Regy

Votre texte a été écrit lors d’une résidence à Taïwan.
Vous semblez être si souvent en partance, en voyage, à la découverte « d’autres mondes, d’autres langues, d’autres voix... » (ainsi que vous le dites vous-même), est-ce bien cela qui nourrit votre écriture ?

J’aime écrire en déplacement, mais le déplacement peut être de quelques kilomètres à peine ! J’ai écrit Avec le vent, recueil dont sont extraits ces textes, dans un contexte inhabituel, puisque j’étais invitée en résidence à Taïwan à l’automne 2018.
Plusieurs œuvres d’artistes découverts lors de ce voyage ont alors nourri mon écriture.
Celles du peintre et sculpteur Lee Ufan m’ont beaucoup portée. Ses pensées, ses peintures et sculptures minimalistes, son choix de matériaux – il allie matériaux de la nature, comme les pierres, et ceux faits par les humains, tel le métal – m’ont provoquée.
D’autres sources sont provenues d’artistes aborigènes taïwanais, comme le plasticien Rahic Talif, qui réfléchissent à la notion de déchet.
Rahic Talif vit au bord de la mer, son peuple a toujours vécu de ce que l’océan apportait. Il travaille avec des matériaux collectés sur le rivage, bois, plastiques, filets, briques, etc., qui lui semblent porteurs de vie et de mémoires.
Enfin, l’art de la calligraphie et la poésie chinoise classique (Wang Wei, Li Po, entre autres) me fascinent depuis longtemps et déclenchent mon imaginaire !

Vous évoquez « la disparition », le temps qui passe aussi avec ces « planches usées » très humaines... Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Un instant quelque chose ou quelqu’un existe ; un instant plus tard, il a disparu ; mais peut-être revient-il sous une autre forme, un autre souffle, un autre « vent » ?
Tous ces matériaux, ou peut-être même ces êtres, abandonnés, oubliés, rejetés, qu’ont-ils vus, qui les a connus, aimés, appréciés ? Comment veulent-ils continuer à vivre ? Peuvent-ils être accueillis, acceptés ? Qui est capable d’entendre leurs voix ?

Peut-on dire aussi que certains auteurs -poètes ou non d’ailleurs- cheminent avec vous ? Dans vos bagages peut-être ?

J’ai absolument besoin d’être entourée de livres quand j’écris. Oui, je chemine avec pas mal de monde – Paul Celan, Mahmoud Darwich, Antoine Emaz, Inger Christensen, Elfriede Jelinek, Juan Gelman, Marguerite Duras, Raphaëlle George, Yannis Ritsos, Chiyo Ni, Derek Walcott et bien d’autres femmes et hommes qui m’aident à vivre.

Et ce « je » non autobiographique, quel place prend-il dans votre texte ? Dans votre écriture en général ?

Juste avant d’écrire Avec le vent, j’ai terminé un recueil, Nage, autour des exilés, des réfugiés. Nage s’est écrit au « nous » et au « vous ». La question de l’exil, du refuge et de l’hospitalité est majeure dans notre monde actuel, elle bouleverse notre présent, dans le concret et dans l’imagination. C’est pourquoi il fallait du pluriel, du multiple.
Puis je commence à écrire à Taïwan et là, qu’est-ce qui arrive sur ma page ? Une flopée de « je », pronom que je n’avais plus utilisé depuis longtemps ! J’ai gardé ces « je » inattendus car ils ne sont pas très réalistes. Ce sont des êtres mais aussi des figures ou des flux ou des devenir.

Et pour terminer pourquoi pas cette question habituelle : si vous deviez définir la poésie en 3 ou 4 mots : quels seraient-ils ?

Lumière dans la voix.


Catherine Bédarida est née à Londres, dans une famille d’ascendance italienne, et porte l’empreinte de l’étranger, du voyage, des migrations. Elle vit dans un quartier de Paris où toutes les langues se parlent, et en Cévennes, à l’écoute de la langue des arbres et des ruisseaux.
Seule ou en collectif, elle participe à des lectures-performances, voix, piano, improvisation. A publié : Frau(x), livre collectif d’art et de textes dirigé par Odile Fix, Édition du Frau, 2019 ; Vacarme, Édition du Frau, 2018 ; En partance, Édition Tisseurs de mots, 2016. Dans les revues de poésie N47 ; Contre-Allées ; Phœnix ; La Traductière... et les revues littéraires Manuskripte (Autriche) ; Dissonances ; Tiers Livre...
www.leboutdelalangue.com/biblio-c-bedarida/


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