Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Hélène Miguet

samedi 3 juillet 2021, par Cécile Guivarch

Métamorphoses

(extrait de En sentinelle)

Nos yeux sont un sésame

Pas une pupille qui ne vrille le monde
trop offert
d’une nudité si dense que nos cils s’y accrochent, le ploient comme un rameau de mai.

Le monde est aux magiciens, sa sève prend la teinte de nos désirs
il s’y plie, se contorsionne.

Il suffit d’un peu de souplesse dans le regard.

Petite
sauf tes yeux qui ont grandi trop vite
durs comme l’asphalte qui te sert de siège
tu ne devrais pas être là « En vacances » on t’a appris à dire Pour toi les vacances c’est toute l’année et pendant ce temps personne n’apprend à lire le code pénal De l’exploitation de la mendicité (225-12-6) : certes, le sens de la formule n’a jamais rempli un ventre creux
Tes mains sont jointes autour d’un gobelet en plastique recyclé
mais c’est un ruisseau d’Arcadie qui jaillit de tes paumes
constelle tes cheveux
Fille fontaine
une Grande Ourse limpide te glisse sur les joues
et ta face blanche de Carrare tu as choisi le marbre c’est de bonne guerre s’ouvre vers le ciel
A tes pieds ces centimes que l’on jette comme un sort

Je demanderai qu’on te fasse
fontaine des Jacobins
une petite place entre deux sirènes antiques

Un peu d’enfance arrachée aux requins

Quechua fait florès
sous les ponts pollués des périphériques sales
Quand elle ne berce pas nos nuits étoilées de bivouac la tente bon marché colore au moins la misère des trottoirs
Ce long garçon frêle comme l’arceau qu’il arrime
se bat avec le vent
fibre de verre humaine contre un géant primaire
Débâcle
déchirement de la toile hydrofuge ultralight
Ça décolle
comme l’imagination que le réel malmène

Je le vois long garçon materné de soleil les pieds dans le sable chaud tenant à bout de bras une ficelle d’argent
Au bout du regard
son grand cerf-volant vert campe dans le ciel bleu

Assise à flanc de rue sur une vieille chaise de bois verni
une pelote de laine fine sur les genoux
et le regard perdu bien au-delà du tricot bleu
elle vient chercher
quotidiennement à « l’heure du café »
un peu de compagnie
Moineau domestique rayon d’un soleil mangé par les toits sillage touristique tout devient matière à voyage

Un jour elle ne rentrera pas
Happée par le grand large
figure tutélaire d’une ruelle sombre devenue
à la proue
figure d’un navire trônant sous le beaupré

Buste de femme sculpté d’embruns
une mer bleue lovée sur les genoux elle veille comme toujours
le regard embrassé d’un horizon sans fin

Venise est tombée sur la Saône avec ses voiles de gaze blanche
brouillard à couper au couteau ambiance sérénissime
Un lampadaire forgé de mascarades secrètes
joue son théâtre d’ombres
et celle qui s’étire au coin de la rue est une de ces
apparitions
qui nous saisissent le cœur
Un grand monsieur grave au visage scellé dans les dorures les plus fines
un homme au masque de fête
mi-dieu mi-faune tête d’or dans un hiver noir
chuchote que Carnaval a survécu

L’illusion s’éclipse
chirurgicalement masqué le petit homme traverse
Un court instant FFP2 avait fait un miracle

La sortie des classes
fameuse migration journalière
Flux coulée courant meute horde nuée
Une multitude de points colorés
s’égaillent
pépient
échappent à toute tentative de recensement
ornithologique

En levant les yeux j’aperçois sur leur cordon téléphonique un groupe de passereaux fébriles
Dans ce ramage tonitruant
je crois entendre des rires d’enfants

Quand on y patiente
une pharmacie devient cabinet de curiosités
Entre le présentoir anti-vergetures crèmes restructurantes pour silhouettes déstructurées et le rayon détox au thé vert intox aux élixirs douteux
un vieil homme attend la main crispée sur une canne rustique
Il s’enracine
Fascinante cette main bouleversée de sillons
irriguée d’une sève outrenoire
et qui se fait écorce écailles crevasses
engloutie soudain par un tronc noué de rhumatismes
qui s’étire en grinçant des articulations

Le charme intemporel du chêne liège s’impose
emportant le plafond et le caducée vert criard
La patience est plus aisée à l’ombre d’un vieil arbre en gloire

Tant de blanc comment peut-on déverser tant de blanc sur des murs malades
Et cette odeur aseptisée comment survivre à une désinfection en règle de nos sinus hydro-alcoolisés
Au bout du couloir de service
à l’intersection de la fièvre et de la palpitation cardiaque
se tient une femme en blouse blanche
Elle traverse comme glissent les fantômes
noble Dame Blanche
spectre en marche vers des légendes salvatrices
châteaux de pierres arides corridors noirs courants d’air en embuscade sous les tentures halos de lune frôlés de frissons

tant de vie dans une apparition

A mes narines vient cogner
une odeur de bruyère et de lande déserte

Mangé de cathéters il traîne ses tubes dans des couloirs trop vastes pour une fatigue d’homme
Accroché à son mât médical qu’il tire comme une bête de somme
il tremble de briser les brancards
tomber

A l’intraveineuse du rêve pourtant
grandissent des ambitions folles
Acrobate
c’est au mât chinois que tu t’agrippes
ton autre main saluant les ovations d’enfants
Sauts pirouettes vertige vertical
Funambule
tu marches tête haute à corde perdue

Sous le chapiteau de ta vie
qui saura ce fil d’espoir que tu as tendu
plus haut que chaque forêt du monde

Faire provision d’insolite
coûte que coûte il y a
urgence
à s’enchanter gratuitement

Lapin
colombe
femme époustouflante

les illusionnistes n’ont pas tort
il y a toujours autre chose derrière le chapeau
noir

Endormie
un peu de peau quelconque sur un drap made in china

Puis cette lumière ancienne qu’un souffle tamise
et les miroirs fragmentés de ton corps
percutent
mes paupières. Ouvertes soudain sur ta présence
Galop-fusée-fontaine-fille aux bras de feu et de fougères !
Je sens marcher dans tes cheveux un cortège de sylphes verts guidés par la folie fauve au flanc des biches Tes épaules vont et viennent, bercées par la respiration des plantes Tu infuses la sève suave des bois et tes seins tout à coup palpitent comme des mésanges d’or

Je vois tes songes bleus de lichen qui cherchent le nord dans le murmure des arbres

Entends-tu le froissement de tes cils sur la mousse ?

Tu respires si bas que les feuilles seules peuvent comprendre

Le ciel s’acharne à être gris Les gens aussi
Mais cette robe si rouge que tu aimes
vintage tu dis
fait danser le trottoir
un peu de ton été sur nos bitumes noirs

Quelque chose cloche pourtant dans ce rouge Rouge-Sans-Nom
La ville en germe de surprise
quand sous le porche tu te
figes
brûlée de serments jaillie de secrets sillons

Ce matin vers le ciel gris s’allonge
le sourire empourpré d’un coquelicot

La douche
Ton rituel les yeux fermés pour que ça ne pique pas 40 degrés Celsius car tu aimes la forge sur ta peau Puis lutte contre les traces tu dis que le calcaire ne pardonne pas

A travers la buée ce que j’entends
chante le souvenir salé de la vague
ta voix envolée d’écume bariolée me porte comme une mer

Tu surgis Botticelli boirait la tasse sirène éperdue de remous
et ta houle cambre si bien le pli des coraux

Pour toi j’invente un estuaire dans une salle de bain

Toi qui rafales si fort à la proue du désir

Tes yeux sont myopes malgré les lasers c’est le diagnostic
ophtalmologique
Carte vitale puis bleue une pensée pour la Sécu et tu repars avec tes yeux
en vrac

Si tu savais leur reflets irisés
cette lumière empruntée aux éphémères les plus audacieux
tes yeux
nymphalidés aux ailes de vitrail gothique
monarques en papier de soie
qui flirtent en cadence avec les paons du jour et de la nuit
puis se posent
neufs
chaque matin au rendez-vous du monde

Couvre-feu des époques moroses Les lapins au terrier sont moins frileux Tu es là derrière notre fenêtre anti-covid et regardes le ciel à défaut de le respirer
Tu vis si bien dans le sillage des astres
Je te vois mordre aux quartiers fabuleux de la lune
à pleines dents
les lèvres instruites aux forges de Mars

Tu es l’une d’elles
incandescente
présence si doucement astronomique
quand sous le troisième œil du Capricorne
tu te couches

 

Entretien avec Clara Regy

L’écriture, depuis quand ? Courte question « ouverte » qui nous permettra de mieux vous connaître...

J’ai toujours aimé écrire. Durant ma scolarité pour commencer, je n’ai jamais considéré les fameuses « rédactions » comme un véritable travail. En tous cas, le plaisir d’écrire primait déjà sur le labeur !

Ensuite, qu’est-ce qui m’a poussée à écrire de moi-même ? Un trop-plein d’émotions sûrement. Je me souviens de mon premier poème, écrit au lycée suite à un terrible tsunami qui avait ravagé les côtes indiennes. Il fallait dire de toute urgence la colère, l’incompréhension. L’écriture a d’abord été pour moi une nécessité de dire ce qui me bouleverse, de mettre des mots sur l’injustice, la solitude, la mort… comme un besoin urgent pour ne pas se noyer avec nos propres mots coincés dans la gorge et qui nous entraînent vers le fond… Plus jeune, oui, la poésie était un peu comme une béquille.

Depuis, elle est encore cela, et bien d’autres choses. L’écriture est aussi une célébration, une façon de rendre hommage. Ce n’est pas très original…ou bien c’est fondamental ! On en revient en tous cas aux fondements de la création poétique. Ce qui me pousse à écrire, c’est qu’il y a toujours une façon inédite de dire ce qui nous entoure. Formuler est un acte infini, sans cesse reconductible, il n’y a jamais de point final ! Il s’agit de dire, non pas de discuter, mais de prendre le temps de dire vraiment, de chercher une formule juste, celle qui se tient en équilibre entre le langage et le monde au moment où on la saisit… mais l’équilibre est précaire. Il faut alors recommencer, traquer de nouveau les mots…J’écris donc depuis quelques temps et certainement pour quelques temps encore !

Vous évoquez la notion de « regard dans l’acte poétique », que mettez-vous dans cette si jolie formule ? Même si je sais que vous direz que tout n’est pas si beau…

Oui, le regard est pour moi au fondement de l’acte poétique, il est l’impulsion première. Avant de créer, il s’agit de regarder. Poser son regard sur le monde, c’est le geste le plus neuf que nous puissions faire ! Et il est éternellement renouvelable, il suffit d’un froncement de sourcil, d’un battement de paupières ! C’est dans ce mouvement du regard vers le monde que naît la poésie. « Nos yeux sont un sésame », ce n’est pas qu’une image ; notre regard ouvre des portes, libres à nous de le laisser se poser sur les choses et les êtres, de les effleurer ou de scruter les détails, de les regarder à l’endroit ou à l’envers…
Quant à ce que l’on voit, je ne dirai pas d’emblée que tout n’est pas si beau. Certes, dans certains de mes poèmes, le regard se pose sur la misère, la solitude ou la souffrance, mais que voit-on alors ? C’est là que nous sommes libres de voir un peu plus clair, de trouver de l’incongru au cœur de l’ordinaire, de dénicher quelques pépites d’or sur un trottoir crasseux… Grâce à la poésie, nous pouvons voir au-delà de ce que le réel nous impose ; il suffit d’un peu de « souplesse dans le regard ».

De vos textes émane cette étrangeté de la métamorphose (ou des métamorphoses), dans notre premier échange, vous avez su coudre des mots étonnants autours de ces « transformations », pouvez-vous alors nous en dire encore bien davantage ?

Justement, dans ces « Métamorphoses », je m’inspire d’abord du quotidien, des êtres ordinaires que nous croisons tous les jours, les gestes usuels ; l’écriture ne vient pas d’une autre planète, elle s’ancre dans ce qui nous est proche, commun, banal. Et pourtant, la poésie a bien pour moi une immense faculté : échapper à la banalité. Ce qu’on lit en poésie, ce qu’on dit en poésie, n’est jamais banal.

On peut par exemple, et c’est le cas dans ces Métamorphoses, faire surgir un réel étrange, saugrenu, transformé, comme s’il avait été contemplé à travers des verres déformants. Il y a parfois urgence à faire provision d’insolite, à laisser le regard s’accrocher au monde, puis à permettre aux mots de tordre un peu ce réel jusqu’à ce qu’il devienne supportable, digne d’empathie.
Dans ces « Métamorphoses », au départ, il y a cette violence du réel : la misère – la grande – mais aussi nos petites misères et puis la maladie, la solitude, la banalité du quotidien… Ce n’est pas toujours le cas dans mon écriture, mais là, j’ai voulu créer des échappatoires poétiques. Il s’agit, en quelque sorte, de sortir du cycle de la violence, de tester les pouvoirs de la poésie (le mot est fort, mais après tout, il est question d’enchantement). Je n’écris pas toujours à coup de baguette magique, mais j’ai voulu tenter l’expérience ! Ce réel métamorphosé, c’est un peu un hommage aux pouvoirs du langage et de l’imagination. Et puis, il y a toujours des pépites d’or derrière les vitrines crasseuses du quotidien…

Quels sont les auteurs qui vous accompagnent et pourquoi pas, ont pu être déterminants dans votre parcours d’écriture ?

Il y a en a tant ! C’est une question tonneau des Danaïdes ! Mais s’il faut des noms… je vais m’en tenir à quelques poètes qui sont des socles sûrs : il y a Baudelaire, le premier découvert, ensuite, il y a eu les grands poètes romantiques allemands que j’écoutais dans les lieder de Schubert ou Schumann. Ma découverte de Benjamin Fondane et de son Mal des fantômes est aussi un souvenir fort. Je pense aussi à Artaud et Daumal, Celan, Jaccottet, Vénus Khoury-Gata, beaucoup de poètes contemporains, par exemple, une découverte toute récente, Sous le signe des oiseaux de Albertine Benetto. Et puis tous les autres, qui sont des piliers, des voûtes, des charpentes ! On se construit grâce à tant d’influences diverses…

Et pour terminer la question subsidiaire : définissez la poésie en 3 mots !!!

Sillage, parce que la poésie n’est qu’une écume de mots, elle témoigne d’un passage, de la traversée d’une émotion ou d’une pensée. Elle est la trace légère de ce qui reste de ce passage. Patience, parce qu’il faut souvent faire murir les mots, puis les ruminer, les vêtir, les dévêtir, s’en débarrasser, les ramener à soi… Ecrire, c’est prendre patience ! Funambulisme, car la poésie tire une corde entre nous et le secret des choses parfois les plus proches. Elle nous relie, à notre intimité, au monde, aux autres… même si l’équilibre est précaire.

 
Hélène Miguet, née un peu avant la chute du mur de Berlin, alors que s’éteint René Char, une année de séismes, de crashs, d’inondations et de conflits en tous genres, comme toutes les années ; une année aux multiples étés aussi et aux sourires qui regardent à l’endroit de la vie.
Renaît régulièrement depuis.

A publié des poèmes dans plusieurs revues dont Décharge, FPM, et plus récemment Traction Brabant, Lichen, Cabaret ou Eurydemia Ornata. Travaille actuellement sur un recueil, En sentinelle, inédit.


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