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Zahra Mroueh

mardi 2 juillet 2024, par Cécile Guivarch

Vers un autre vide

Je porte mon équipage en me dirigeant vers un nouvel horizon
Est- ce que la direction du vent sera en ma faveur ?
Je suis fatiguée des voyages d’un vide vers un autre.
Ai-je oublié quelque chose dans le voyage précédent ?
Les parfums et les fleurs ici sont de nature différente,
Mais je ne sillonnerai pas ailleurs avant que les choses deviennent matures.
Je n’irai pas dans la direction opposée des courants.
En attendant, je me remplis de mes lectures.

Amour lucide

Agrandir la lentille du télescope,
Et approcher un beau paysage vers nous,
Sentir son soleil brûler notre peau,
Et ensuite s’éloigner,
Regarder le panorama de si haut
Mais sans l’approfondir dans ces détails,
Sans rester pour autant dans l’indifférence
Choisir une zone
Où la chaleur est supportable
Peut-on aimer selon cette vision ?
Aimer, c’est s’abandonner, peut-être
Et donner tous nos clés magiques ?
Parfois, je perds mes repères alors, je jette l’éponge
Puis, je chante au balcon jusqu’à l’aube.

Nuit absurde

Ce bonjour a le goût
D’un jasmin qui fleurit avec ton sourire
Ce bonjour a le goût
Des nuits saccagées
Dans le désordre
Dans le plaisir
Ce bonjour a le goût
De cette étrangeté
De cette fraîcheur
Qui naît de nulle part
Cette fraîcheur qui naît et fleurit
Et périt avec les jours en devenant mûre
Puis renaît avec une rencontre
Quelque chose de merveilleux

Alors si je vois un rayon frais traverser la vitre de cette nuit absurde, je saurai que c’est l’écho de ton bonjour.

Cèdres délaissés

Oh, Patrie, ou es tu ?
Es-tu dans l’errance ?
Es-tu en ce petit nid d’amis et de proches ?
Es-tu dans ce miroitement hésitant du « je » dans le soleil
Mon pays tu es partout et tu es nulle part...
Ce bateau phénicien vaguant dans une mer agitée,
Ces cèdres délaissés
Et ces oiseaux affamés d’errance et d’aventure,
Cette guerre dans mon pays
C’est douleur dans mon cœur

Je suis engagée

Quelquefois
La terre me choisit
Pour de petites missions :
Donner des pains aux oiseaux
Caresser un chat perdu
Aider une femme vieille
Ou bien
Contempler une fleur qui a fleuri
Loin de son pays

Mais, il y a d’autres fleurs opprimées
Il y a des guerres et des massacres
La nature et l’écriture m’engagent
Comme une mer qui unit tous les ruisseaux.

Dans mon pays, des maisons s’écroulent sur terre
Leurs pierres se transforment en poussière
Dans le métro personne ne connait le Liban
Les regards, ici, se mêlent et s’ affrontent
Je deviens leur mélange
Je deviens une inconnue sans nom ni prénom
Je suis « elle »
Ce qui m’identifie
Mais, c’est seulement une impression
Ou un regard dur ou compatissant.

Parvenue dans une nouvelle ville je me libère de mes habitudes
Comme un arbre se libérant de ses feuilles
Dans cette nouvelle ville
Je deviens

Une fleur creuse son chemin
Au travers d’une terre vierge

Pacte

En ce moment-là, dans le jardin sillonné de mystère et de beauté,
Il faut que je fasse un pacte avec moi-même.
Dialoguer uniquement avec les plantes.
Orienter mon regard vers la floraison,
Marcher avec mes pensées
Comme une extraterrestre qui se méfie de ce qui se passe sur la terre,
Je vois déjà cette brume noire dans les visages.
Il y a des gens qui versent toute leur inquiétude d’une seule traite.
J’ai toujours reçu des nouvelles de guerre et de crimes dans ce beau jardin,
Ô jardin sauvage et tranquille,
Jardin de combinaisons et de contrastes comme le titre « La Belle et la Bête ».

Eau stagnante

De l’autre côté du bar,
l’eau n’est pas stagnante,
les gens font des affaires,
mettent de grands chiffres sur la table.
Cependant, de ce côté du bar,
l’eau ruisselle lentement.
Un poète noyé dans ses idées
poursuit le chemin d’une pensée douce,
arrête une jeune femme et lui parle de sa beauté.
Puis, il reprend son crayon et continue le poème.

Entre deux versions

Deux versions de poèmes
Une pour les gens,
Une autre pour elle
Être femme,
C’est être
Vivre entre ces deux versions

Les deux versions s’éloignent, s’approchent, s’effleurent
À force de jouer le rôle, on entre dedans.
Un jour, elle se demandera est-elle la version originale ou la copie ?

Parvenue dans une nouvelle ville, elle quitte ses habits plus larges que son corps. Elle s’habille librement en couleurs, elle redevient femme.

Parvenue dans une nouvelle ville, elle peut rigoler, effleurer un ami, sourire a haute voix, aborder des sujets osés.

Parvenue dans une nouvelle ville, elle n’est pas la femme de, la sœur de, elle est elle-même.

 

Entretien avec Clara Regy

Vous êtes à la fois poète et traductrice, quelle place occupe la poésie dans votre vie ?

Je peux dire que la poésie est un refuge pour moi dans une société conformiste et matérialiste. Elle me permet de m’exprimer librement et d’être authentique. Et la traduction élargit mon horizon en me faisant vivre de nouvelles expériences littéraires et styles d’écriture ; ainsi elle nourrit ma poésie encore. On peut dire que la poésie et la traduction se complètent, se nourrissent l’une de l’autre.

Vous avez publié plusieurs recueils en langue arabe, maintenant vous écrivez aussi en français, peut-on dire que cela (cette langue « non maternelle ») transforme votre écriture ?

Oui, tout à fait, j’ai abordé ce sujet dans un débat avec Norman Warnberg (directeur des Carnets Desserts de Lune) au Marché de la Poésie à Paris ce mois de juin 2024. Je lui ai dit qu’écrire en français m’a permis d’aborder des sujets plus diversifiés, car au Liban les sujets d’écriture sont restreints et on attend d’une jeune femme qu’elle écrive surtout sur l’amour sensuel ou sur la guerre. Je remercie Norman Warnberg pour son attention envers mes textes. Et si je peux, aussi remercier Patrick Vershueren (directeur artistique de la Factorie) pour l’occasion qu’il m’a donnée de découvrir la belle ville de Rouen pendant une semaine durant le festival Poesia en Mai de cette année. Là-bas, j’ai été inspirée pour écrire la plupart de mes poèmes publiés dans la revue Terre à ciel.

Vos traductions : passer du français à votre langue maternelle, comment qualifier cette « aventure » ? Et sur quels types d’œuvres se porte votre choix ? Avez-vous déjà traduit de la poésie ?

La traduction pour moi est un travail que j’aime bien, spécialement quand il s’agit de traduire des livres intéressants. Je ne peux pas traduire un livre qui ne me passionne pas, c’est-à-dire que je ne peux travailler seulement pour faire de l’argent.
Avant de commencer à traduire des livres, j’ai traduit vers l’arabe des extraits poétiques de poètes internationaux pour les pages culturelles du quotidien libanais Assafir et du quotidien iraquien Assabah, parmi ces poètes Henri Michaux, René Char, Octavio Paz, Sergio Cortazar…
Et puis je suis passée à la traduction du français en arabe qui est enrichissante pour moi, elle élargit mes lectures et mon vocabulaire. Je collabore avec une maison d’édition libanaise pour traduire d’anciens livres du français en arabe, et je préfère choisir des livres importants et simples en même temps. J’ai traduit des livres comme L’étranger d’Albert Camus, Sur la lecture de Marcel Proust ou Les lettres de Napoléon à Joséphine...

Certains auteurs vous ont-ils inspirée ou font partie de votre vie ?

Je me souviens que, durant mon enfance, quand je visitais ma tante, enseignante de français à Beyrouth au Liban, elle me lisait le poème « Le mendiant » de Victor Hugo et elle me disait que dans ce poème il y a un sentiment de compassion et un esprit d’hospitalité envers les gens pauvres et sans abri. Et parfois elle me lisait « Liberté » de Paul Eluard pour me parler de la résistance. Ces deux grands poètes français ont marqué mon enfance. Après, j’ai lu d’autres poètes comme René Char qui m’a poussée à réfléchir et à me poser des questions, car sa poésie est plus difficile et plus philosophique.
En ce moment je suis en train de lire le recueil Gens de l’eau de la poète libanaise Vénus Khoury Ghata.

Et question subsidiaire, si vous aviez à définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?

La poésie, c’est un refuge, une douceur, une résistance à la manière du poète Paul Éluard

Zahra Mroueh est poète et traductrice libanaise née au Liban en 1983.

Elle a participé a quelques festivals internationaux comme le festival de la poésie Voix Vives 2018 et 2021 à Sète en France.

Elle a travaillé comme journaliste freelance et écrit des reportages et des articles culturels en arabe ainsi que des traductions poétiques du français à l’arabe, en collaborant avec des journaux arabes et libanais.
Elle est membre de l’association des écrivains libanais. Elle est titulaire d’un master en gestion de l’université Saint Joseph- Beyrouth.
Elle parle l’arabe, le français, l’italien, l’espagnol et l’anglais.

Bibliographie

  • Elle a publié trois recueils poétiques en arabe. Paradis pré-fait (2012- Dar al Ghawoon), le séjour dans la prélude ( 2012- Arab scientific publishers, inc), la vie à plusieurs doses ( 2016- Dar al Moualef ).
  • Une dizaine de ses poèmes ont été traduis en français et publiés dans la revue française « Poésie » numéro 156 ( en 2016), sous la direction de Michel Deguy.
  • Elle a publié son premier recueil poétique en bilingue français/ arabe illustré par Jean-Marc Scanreigh , Comme un refrain égaré éd. Le petit véhicule (2019 à Nantes, France)
  • Et de même elle a publié son deuxième recueil en bilingue français/arabe traduit par elle-même en français le bal des hésitations. Ed le petit véhicule (2019 à Nantes, France).

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