Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Stefanu Cesari

mercredi 25 mars 2020, par Cécile Guivarch

KOAN 2.

 
Bord de Mer

C’est toi qui m’apprends à attraper les grands crabes noirs, il y en a des centaines on les voit disparaître dans l’eau épaisse, où le chaud et le froid se mêlent, à l’embouchure des marais. Je les regarde aller et venir, certains ont sur le dos une herbe vivante, ce sont des pierres s’en allant et venant, si on les perd de vue comment les retrouvera-t-on ? Le jour avance sans que je m’en aperçoive. Le soleil change de main. A cet endroit, à ce moment, le temps importe peu. Derrière nous une vaste lagune marécageuse. On ne s’y aventure pas. Quelques oiseaux blancs, hiéroglyphiques, on les observe longtemps, aussi longtemps que notre étonnement demeure.

Le monde est immuable, et pourtant.
Le monde est absolument neuf, et pourtant.

On s’en tient au fil étroit du rivage. Sous l’eau verte, les posidonies ondulent, on devine un mouvement de chevelure. En surmontant la peur de poser le pied dans le noir, on est surpris par la sensation douce, la fraîcheur des algues. Mais cela ne dure pas et on regagne très vite la ligne blanche du bord, en frissonnant.

Frisson qui parcourt la surface de la mer, le golfe entier, jusqu’à l’autre rive. Juste là et très loin. Ça ne m’intéresse pas, je préfère les minuscules choses à pinces dans les coquillages à mes pieds, ce que ma main peut prendre ; l’horizon sur la mer, le large, sont comme une hésitation dans les jeux de plage, une pensée fugace qui passe devant la lumière.

Je ne sais pas nager, tu es un peu déçu. Ça ne veut pas rentrer. Je n’aime pas l’obscurité du fond, ne pas avoir pied, c’est comme une petite mort, déjà le souffle veut s’absenter, on sent les poumons se remplir d’eau comme des sachets plastique de Codec, qu’on voit flotter ci et là.
Le rivage est suffisant. Tous ses trésors pourrissants qu’on voudrait tant ramener et que l’on observe à travers quelques centimètres d’eau, on se risque à mettre la main, elle disparaît dans la vase tiède, c’est

quelque chose de sexuel,
quelque chose de
vaguement
mortel

Comme cette très grande lumière, et la nudité, sous le soleil, les épaules des enfants offertes en holocauste face aux bunkers échoués. Tu m’apprends à me donner entier au soleil, à mourir à petit feu. Un savoir dont on ne prend conscience
qu’a posteriori.

La peau est si fragile. Cette peau de papier.

Tu m’oublies une journée entière dans la blancheur du sel. Je brûle. Je suis
Fait de la même matière que ce papier noirci
De signes.

Je regarde pendant des heures les ruines de la tour génoise. L’immensité m’échappe.
Je ne sais pas vraiment
Que le temps passe.

Et toi
Tu sors de l’eau, comme on dirait : tu franchis la porte, sans saluer
tu parcours le rivage, loin
mes yeux sont trop jeunes
tout est grande distance
grand voisinage.
Très loin, une peur s’insinue, malgré la mer

Le grand été des années soixante-dix, encore lui.

*

Il y a un temps d’avant l’île

Une enfance entre la terre et la mer. Un esprit presque neuf qui ne connaît pas le val clos posé dans cette étendue d’eau. Ne sait pas qu’ici, c’est un poing fermé, couvert de forêts où l’on s’enfonce rarement, de peur de perdre sa route dans la hauteur des fougères.

L’existence : ces quelques notes prises sur le vif du corps insulaire sans trop savoir.

KOAN 3.

 
Indivis

C’est la nuit. Nous sommes trois. Un homme dont je ne me rappelle ni le nom ni le visage nous ouvre la route.
Pourquoi est-ce la nuit ? Pas le jour ?
Nous avons quelque chose de précis à chercher, dans ce vallon abrupt.
Tout en bas, le bruit très fin, mais précis, d’une eau qui court, et se perd on ne sait où.

C’est un œil jaillissant, grand ouvert, au milieu des pierres rouges.

Tu dois retrouver, les signes que d’autres ont posés, avec leur parole donnée. Tu dois retrouver quelque chose, qui fut comme une entente. Une connivence avec la terre, avec l’avenir.

Les limites que nous cherchons sont de gros éclats de granit, comme jetés au hasard et arrêtés par le pied des bruyères. Reliés ensemble, ils tracent des lignes imaginaires ; les vois-tu distinctement, sous la lune, à cet instant, sais-tu qui, avant ta mère ou ton père, a décidé, qu’ici, ce pourrait être chez toi. Qu’il y aurait la possibilité d’un lieu avant la mort.

Que peux-tu voir ?

J’ai pratiqué cette colline en friche très souvent, cette terre rouge que l’eau transforme en matière sumérienne, en écriture possible.

Je trace un trait dans la boue.
Cela signifie : il y a là un homme. Cela signifiera : il y avait là un homme.
Mais quelle pensée avant le trait ?

Je sais que tu as été là, c’est tout.

Plusieurs fois je trébuche, l’homme devant nous marche si vite. Je crois que tu regrettes de m’avoir emmené. Malgré ta main, je tombe et tu décides de me prendre sur tes épaules. La lune est démesurée, plus nous avançons, plus elle grandit. Elle prend tout l’espace possible dès que je regarde le ciel. J’écoute ce qui est dit, comme si rien n’était dit. Il y a juste
Ton souffle qui s’impose
Et les pierres, elles roulent devant nous.
Finalement, l’homme tend le bras, pour te montrer un des signes, u lìmitu. Ta respiration
se fait plus lente, plus tranquille. Tu es content
de les avoir retrouvés après tant d’années, ces témoins très précieux. Tu penses sans doute qu’il sera possible de sortir de l’indivision, d’avoir un morceau de cette colline rouge où tout refuse le pas, pour construire une maison, une enceinte pour les bêtes, avec cet œil d’eau vive et quelquefois celui de la lune, tu te dis qu’il y a pire. Tu te dis, j’ouvrirai une route jusqu’ici, pour que chacun ait accès à ce qui lui vient : voyez, c’est un bel endroit, c’est ici
Que chacun bâtira sa demeure

La route que tu as ouverte a disparu depuis déjà longtemps, l’avenir ne t’a pas donné raison. Aujourd’hui je serais bien incapable de retrouver les pierres jetées. Je me demande juste si l’eau sort toujours de la terre. Un œil bleu. Un regard neuf, s’il est encore possible d’en poser un
sur l’inaccompli.

*

Plus tard lorsque nous rentrerons, la lune nous suivra. Je la regarderai debout sur la banquette arrière de la voiture. Elle se reflétera sur la mer avant que nous arrivions, elle sera toujours là quand les collines ou les grands eucalyptus auront passé. Je ne comprendrai pas pourquoi, tu ne sauras pas me dire. C’est ce dont je me souviendrai jusqu’à la fin. Une lune comme jamais plus je n’en verrai.

Est-on plus proche des choses lointaines dans l’enfance ? Ce défaut de perception est une vérité à usage personnel, un viatique pour la nuit.

KOAN 4.

 
Rivière

Il fait encore jour.
On laisse la voiture sur le bord du chemin, ocre. À côté d’une ruine, un moulin que tu as vu debout, il y a longtemps. J’essaie de te voir distinctement, maintenant que j’écris ces lignes mais c’est assez difficile tu es déjà pris par le vert tu t’enfonces dans l’épiderme d’une rivière, dans son sang noir, dans ses fièvres.
L’odeur forte m’empêche de respirer, on part pour un temps très long
Comme
Pour ne plus rentrer.
Au bout de nos mains, un trident, un bâton, presque rien. Nous sommes venus chercher l’anguille, sous les pierres, dans les feuilles pourrissantes.
Pas de courant, l’eau est comme
Morte. Le silence est épais, rempli d’une voix, où que l’on ait l’œil posé, toujours aux épaules, derrière nous disant nos noms mélés à d’autres sans cesse, un battement de cœur
la couvre, la fait parler en nous.

C’est la première fois.

Cette sensation enfouie du pied qui s’enfonce, on a l’impression
De l’avoir ressassée
Depuis si longtemps.

Maintenant,
Je te vois, en sueur, mais silencieux, ce que tu fais
Je le refais, maladroitement. Pire. Avec effroi.
Passer la main sous les pierres, fouiller l’invisible qui n’est
Ni mort ni vivant, je glisse
À plusieurs reprises, alors que tu ne fais aucun bruit. Tu parles sans que je t’entende. Une langue très ancienne. Tu es
Un fantôme qui remonte le cours de sa propre histoire.

Ha’ vistu, ci chjama / Tu as vu, elle nous appelle

C’est une vache, on la voit à peine, un peu plus haut sur la rive. Inatteignable derrière les ronces. Tu essaies de t’approcher. Faiblement, elle se fait entendre. Je n’avais pas vu, au début, c’est toi, qui me montre
Sa corne arrachée,
Le sang séché sur une partie de sa tête, les mouches qui s’y posent. Tu parles et ta voix se mêle à la plainte de l’animal.
Je ne comprends pas, pourquoi cela t’attriste tant, j’oublie, très vite, alors que cela tombe en toi comme une pierre, un écho répercuté. Tout
Appelle
Quelque chose
En toi
Je n’entends pas, je ne sais pas. Je cherche
Comment
évoquer.
Mais je ne fais que perdre
le fil. Sans comprendre
quel a pu être ce désir qui te traversait, quelle envie de savoir insatisfaite.
Nous nous éloignons.

La première anguille que tu attrapes est aussi la première que je vois, je veux la prendre elle m’échappe, et disparaît dans les orties, avant de regagner l’eau.
Ici tout est invisible,
tout se perd dans l’écoulement continu, aussi
indivisible.
Nous traversons des propriétés aux barbelés neufs sans que personne ne se manifeste, nous remontons loin, la rivière se gonfle d’autres rivières, change de noms plusieurs fois. On se rapproche d’un lieu de passage, pour signe
l’émail d’une vieille casserole dans la souveraineté du vert.

*

Rêveras-tu plus tard et souvent de cette eau qui rince les pierres, abreuve les proies.
Rêveras-tu que morts et vivants y passent
car c’est l’endroit propice. Oui ?

Alors, je jette une croix ici, faite de brindilles que le courant emporte. Mon geste d’affection.

Pour la clairvoyance végétale de cette île.


Entretien avec Françoise Delorme

1) Ce pourrait être LA question des couleurs, si importante dans au moins deux de tes livres, Le moindre geste et Bartoloméo in cristu, les couleurs mais aussi le trait, le dessin, (…) le premier geste, la trace du charbon comme on devine un visage avant le corps entier, avant qu’il ne se fige, avant que la couleur ne couvre l’absence en devenant palpable (…). Ces mots éveillent de nombreux échos dans toute ta poésie qui s’interroge dans un des livres sur la trace d’un geste ancien au mur d’une chapelle, « rêverie des siècles », et dans l’autre s’accompagne de nombreux visages peints par le peintre Badia aux couleurs et aux noirs éclatants et mobiles, puissante réfraction d’un désir, d’une sorte d’appel au sens où James Sacré titre un de ses livres sur la poésie : Viens, dit quelqu’un. Quelles motifs donnerais-tu à l’importance de la relation qui s’établit pour toi entre les arts graphiques et picturaux et la poésie ?

J’ai eu une relation à la couleur, consciente, assez tardive, dans ma jeunesse je ne l’avais jamais questionnée, la couleur était là, dans toute chose, une couleur méditerranéenne, insulaire, tranchée, signe de territoires bien définis, identifiables, les grandes couleurs des saisons dans l’île, le vert épais, le bleu, le jaune des plaines sèches en été, le gris du granit. C’était là, et cela demeure, comme quelque chose d’immuable, avec la clarté du dessin des enfants.
C’est véritablement l’écriture du poème a apporté un autre rapport au réel et aux choses connues, habitées depuis tant. Le travail des langues. N’étant ni peintre ni sculpteur, mon rapport à la matière a toujours celui que l’on connait et pratique habituellement. On regarde, on pose sa main sur les choses, pour saisir, nettoyer, ranger, planter, cueillir, se frayer un chemin. Le poème a permis de questionner ces gestes et de les rendre moins familiers, étrangers presque : exemplaires.
Le rapport à la couleur est devenu essentiel quand il a fallu envisager. Donner un visage. Cette question du visage est sans doute plus importante que celle de la couleur, et tu as bien raison de citer James Sacré, et le titre de son recueil Viens, dit quelqu’un, car c’est par le visage, que le poème vient, mais aussi son objet, un territoire, un pays, une matière multiple. Le rapport aux langues, la langue corse et la langue française, a fait surgir la nécessité de la couleur, pour donner corps.
Le travail effectué avec Badia a été très important, comme tu le dis, pour Le Moindre Geste, tous ces visages et leurs saisons, saisis dans l’épaisseur du pastel, c’était véritablement une façon de voir : qui dit Viens, qui appelle, et dialogue dans l’espace très pauvre, restreint, du poème ? Cette matière-là, je trouve qu’elle est toujours difficile à dire, même si on s’en approche, avec des mots simples, même si le concret, la familiarité que l’on peut avoir avec les langues que nous parlons nous en rapproche. Ce saisissement que nous éprouvons face à la couleur, quand elle est entière, vive, vivante même, presque pour elle seule, c’est cela qu’il manque au poème, c’est ce désir, que l’on peine à réaliser, et qui porte l’écriture. C’est une façon de parler aussi de ma rencontre avec une fresque ancienne, et cette figure qui deviendra le centre d’un livre, Bartolomeo in cristu. C’est très simple et pauvre, un dessin, passé au fil du temps, éloigné, une image, un visage encore. Une couleur vive, le rouge, qui fait surgir en soi la volonté de raconter, un pays, l’enfance, le voyage, l’errance, la simplicité, et que ce récit de la couleur devienne lui-même symbole, chose commune, partagée. Dans son évidence, la couleur devient un espace épais, il faut s’y frayer un chemin, avec les mains, la mémoire, mains et mémoire d’une vie commune, cela me parle, et m’appelle, par la couleur, cette possibilité de ne pas séparer l’esprit de la matière.

2) Ce que j’entends dans ta réponse suscite plusieurs autres questions.
Je me limiterai à t’en poser une avec laquelle, je l’espère, d’autres questions pourront résonner d’une manière invisible, mais sensible. Le désir de non-séparation entre l’esprit et la matière par lequel tu conclus va de pair avec celui de rassembler dans le même mouvement une aventure singulière et un monde commun dans une symbolique qui "donne corps » aux mots comme ceux-ci donnent couleurs à nos vies.
Qu’en est-il dans ce cadre, de ton choix, peut-être un fort élan en partie venu dans l’expérience de vivre, de la prose, des textes poétiques en prose, qui résonnent fortement entre eux, à la fois très indépendants -même les koans de l’inédit que tu nous envoies peuvent vivre chacun comme des sortes d’aphorismes - et très interdépendants, parfois revisités dans Bartoloméo par une sorte de broderie inversée en vis à vis que relance encore l’effet de miroir déformant (transformant) du bilinguisme ?Tous ces jeux de reprises, de répons - comme on le dit en musique - ajoutent une dimension sonore complexe - polyphonique ? - à tes poèmes, à tes livres de poèmes.
Comme une autre manière de versifier, de rimer, d’unifier le divers sans le détruire, et même, en le célébrant ?

La « forme » du poème en prose s’impose, peut-être, quand il y a la volonté de rendre « visible » le récit, le besoin de « voir » ce récit se déployer, se nourrir d’une multiplicité secrète, d’espaces, de présences, de visages, et pourtant se réduire à une expression simple qui est un poème. Le poème raconte quelque chose et de quelle façon le fait-il ? Il a une façon bien à lui de fondre une épaisseur de temps et de pensée dans un geste, un regard, une façon bien à lui de saisir et de rendre. J’emprunte au poète Antoine Graziani ce vers qui est aussi un réflexion sur l’écriture :

La poésie c’est / comment passer d’un récit à l’autre / Salomé dansant / et la multiplication des pains

j’aime beaucoup cette idée qu’il évoque de passer d’un récit à l’autre, ou plutôt, de faire que tous les récits se mélangent en un seul, et le poème porte alors tout ce qui nous a nourris. C’est l’étonnement du lecteur, son émerveillement, dont on se souvient, en pensant à la multiplicité du récit poétique, avec la sensation d’avoir quelquefois remonté le cours d’une écriture jusqu’au geste, parce que le poème nous permettait ce mouvement, suscitait en nous assez d’attention pour que l’on voit, vraiment, cette broderie que tu évoques ; elle n’est pas simplement une construction, mais une pensée du temps, comme dans le vers de Graziani, tout un paysage de l’esprit, des écritures, et ce point précis, ce blanc, où l’on passe d’un récit à l’autre, d’un livre à l’autre, d’un mot à l’autre, cet espace démesuré où quelque chose se noue. Le bilinguisme ajoute encore une dimension à ce mouvement, ce flux. Une dimension culturelle, où des choses se jouent, telle la représentation des langues que nous avons, pour nous-mêmes, les paysages linguistiques, les évocations, le travail profond de la matière du mot et de la parole, l’écriture et l’oralité. Je me souviens de mon étonnement en lisant pour la première fois Bernard Manciet, grand poète occitan, et cette langue qu’il utilisait, le gascon noir, très particulière, presque intime. Une grande distance de pays séparait les poèmes occitans de leur version française, une distance vivante, qui les faisait s’appeler, se parler, se compléter, sans se rejoindre vraiment. Au lecteur le défi du parcours, au lecteur la possibilité de répondre à l’appel de ce qui dans le poème demeure caché sans le feuillage. C’est quelque chose qui m’avait alors fasciné, qui m’occupe encore aujourd’hui, et me nourrit.

3) Trois mots qui définiraient pour toi la poésie ? Étrangeté / pays / langues

En trois mots, déjà, l’idée d’un voyage, d’un parcours que l’on ferait, s’éloignant de chez soi sans savoir, ni où l’on va, ni si l’on rentrera, le soir venu. Ce pourrait être ça, la poésie, avec une seule certitude : l’endroit où nous allons existe, il est fait d’une matière tangible, envisageable, qui oppose une résistance, comme toute matière, à notre compréhension du monde, à la cartographie que nous en faisons.

Étrangeté , j’aurais pu dire parenté, je n’arrive pas à penser un terme sans l’autre, ils sont pour moi liés intimement, et la poésie les fait éprouver tous les deux dans un même mouvement, la poésie nous rend étrange ce qui est proche, nous fait percevoir le lien nous unissant à ce qui est lointain. Cette étrangeté, c’est notre confrontation au réel, renouvelé par le poème, et ce sentiment d’appartenance au réel, ce partage. Un jour, un ami grand lecteur de poésie m’avait dit « les poètes ne parlent que d’eux-mêmes, c’est pour ça qu’on les aime ». Bien évidemment, les poètes parlent d’autre chose que d’eux-mêmes, ce que cet ami disait là c’est que dans l’expression du poème, cette langue si particulière, cette matière épaisse, il y a une place pour celui qui vient, le lecteur, au devant d’une parole étrange, étrangère à lui. Une altérité. Dans le poème une place est pour celui qui passe, faisant halte et quelquefois demeurant auprès de la lampe ainsi allumée, captivé par la flamme et participant d’une très longue mémoire, d’une parole ininterrompue, parvenue jusque-là au fil des transformations. Nous voilà, nous qui lisons, écoutons le poème, à partager un temps du commun qui nous rassemblerait tous ; ce pourrait être une définition de la poésie ce lien de parenté si souvent éprouvé malgré le temps la distance et l’étrangeté des langues, avec ce qui a été dit, juste là, juste avant nous et qui est demeuré vivant.

C’est pour cela que le poème est aussi un pays , un lieu où l’on arrive. C’est une géographie de l’intime et du grand dehors, à la fois proximité et éloignement, une distance que l’on expérimente en lisant les Évangiles, un fragment d’Héraclite, quelques vers de l’Odyssée ou un récit-poème de Matsuo Basho. Cette sensation, profonde, d’arriver quelque part, en un pays habité, d’arriver chez quelqu’un, d’y faire une rencontre. Souvent on est démunis pour le voyage, on ne connaît peut-être pas la langue du pays et pourtant on se risque à pénétrer plus avant dans le poème, à saisir les échos, suivre les traces de ceux qui vivent là, convaincus que le voyage en vaut la peine. Parce qu’ici, par le langage, tout est renouvelé, tout nous étonne. Le recueil Recours au Pays de Jean Guy Pilon, un poète québécois, précise et amplifie cette idée du lieu-poème :

Regarder, voir, attendre. Apprends ces mots et répète-les jusqu’à ce que ton sang en soit marqué.

Apprendre le pays jour après jour, échec après échec, joie après joie. Apprendre un pays que tu ne sauras peut-être jamais.

Par le regard et l’attente, apprendre ce que l’on ne saurait peut-être jamais, voilà tout l’espace à traverser du poème, qui est un au-delà du poème, un vrai territoire où le corps entier s’engage avec les forces qui sont les siennes, ça n’est pas rien c’est une quête et cela prend quelquefois la vie entière, de reconnaître « la poésie » comme étant ce pays, où l’on arriva étranger, et que l’on habite maintenant. Parmi les langues .

C’est là que nous habitons. Une langue , comme on dirait un lieu. Un pays. Un labyrinthe. C’est là aussi que nous nous perdons, et nous retrouvons, dans ce labyrinthe hermétique de la langue, qui est à la fois concrète et mystique, transparente et opaque, tout enchevêtrée de vivants et de morts, ils parlent eux-aussi par notre bouche, quand nous jurons et pleurons, quand nous saluons et aimons. Par un grand ressassement de thèmes, une transformation permanente de la parole que l’on s’efforce de traduire, de transmettre.

Ces langues, elles sont une matière, vivante d’une vie qui leur est propre, insaisissable, et sa force quelquefois s’impose dans notre bouche, par le tranchant d’un mot, précis, presque intraduisible. Matière nous faisant être au monde totalement, élémentaires comme l’est une pensée simple, une pierre, un animal. Oui, c’est là que nous habitons. Parmi les langues, avec la simplicité et la force de la jeunesse, langues jeunes de tout ce qu’il reste à dire, jeunes malgré nous qui en sommes les vieux habitants et par elles, nos yeux sont rincés d’avoir trop vu et de s’être trop habitués, par elles nous nous étonnons à nouveau de la fraîcheur d’un mot. Nous nous émerveillons.

Nous nous émerveillons d’une langue-matière qui ne serait pas une zone franche de la pensée, du commerce ou de la guerre, mais celle d’une résistance au temps, à l’emprise, à la disparition. Dans cette matière profondément travaille le désir de vivre. Et il arrive encore que l’on nous enseigne quelque chose, un mot, nous donnant ainsi ce qu’il nous manquait sans qu’on le sache. Ce mot donné, appris, comme le signe d’une appartenance, c’est un feu de veille qui par le lien du poème nous rapprocherait de toute l’ampleur du vivant.


Stefanu Cesari est né à Porto-Vecchio en 1973. Il a traduit en corse pendant de nombreuses années les voix multilingues de la poésie contemporaine sur son blog « Gattivi Ochja ». Il a contribué également en tant que traducteur à la revue Fora, la Corse vers le monde. Il a publié dans les revues Nu(e), Décharge, Poésie première.
Il anime actuellement Les lectures du halo, un collectif dédié à la promotion des poètes et de la poésie contemporaine.

Parmi les titres publiés :

  • Mémoire de la Nuit / Mimoria di a Notti, Éditions Albiana, 2002
  • Forme Animale / A Lingua ‘lla Bestia, Éditions A Fior di Carta, 2008
  • Genitori, Les Presses Litteraires, 2010
  • Le Moindre Geste / U Minimu Gestu, Éditions Colonna, 2012
  • Bartolomeo in cristu, Éditions Eoliennes, 2018 – Prix Louis Guillaume 2019
  • Prière pour le troupeau / Prighera par l’armenti, Les Cahiers de l’Approche, 2018

en anthologie

  • Nu(e) nº44, Treize poètes corses, 2010
  • Une Fenêtre dans la mer / Anthologie de la poésie corse actuelle, Recours au poème Éditeurs, une anthologie conçue et coordonnée par Angèle Paoli, 2014
  • Anthologie Voix Vives de Méditerranée, Éditions Bruno Doucey, 2015
  • 12×2, Poésie contemporaine des deux rives, 2019.

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