Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Un ange à notre table > Laure Cambau

Laure Cambau

mercredi 12 octobre 2022, par Cécile Guivarch

ANIME PEZZENTELLE*
(Ames mendiantes)

« Moi c’est toi, toi c’est lui »
nous jouons sur le fil d’un cheveu vert
je te donnais les photos
tu me donnais la lumière
et lui « un sac de nuit »
pour passer la ligne de partage
des faux rêves
moi c’est toi toi c’est lui
on ouvrait des coffres
nids de feu un soleil dans une boîte
j’étais le capitaine et toi le pirate
tu nettoyais mon crâne
et lui ? Lui, il nous couvrait d’offrandes :
chapeaux manteaux fleurs publicitaires…
et des gâteaux des vieux os
morticini marionnettes en sucre
pupi di zucchero
qu’est ce que tu préfères ?
Le capitaine le pirate le crâne
au-delà au deça
soyons doux pour nos âmes pouilleuses
qui entrent sans frapper
laissons les divaguer
d’angle en angle
chers morts domestiques
anime pezzentelle
je te donnais la fraîcheur d’une cave étoilée
tu me donnais le loto gagnant et les allumettes
donnant donnant
âme mendiante de la nuit des temps
sans repos distribue le miel et les grâces
dans tous les coins et recoins
sous les lits les tables
cachée derrière nos portes
petite luciole du purgatoire
toi c’est moi moi c’est lui
on jouait pour toujours à la fraîche
sur le pont en cheveu d’ange du purgatoire
les dentelles immaculées
bien rangées au fond de la boîte.

 

 
*A Naples principalement, les « anime pezzentelle » ( en français : « âmes mendiantes » ou « âmes pouilleuses ») sont les âmes des morts sans sépulture, ou « âmes du purgatoire ».
Les Napolitains s’adressent à elles, adoptent une âme, lui donnent un nom et prennent soin de son crâne, le lustrent, le décorent et lui déposent des offrandes ; en échange, ils espèrent recevoir la grâce et … les numéros gagnants du loto.

Ame pouilleuse mort transparente
mort quémandeuse,
tu danses comme un ange
mais le pont est trop fin,
tu hésites et tombes
sans ceinture ni couronne
sans peau juste une ombre
dans un néant doux
divague sans repos
fleur de passé graine à mystère
ou un œuf pour demain
et dans ton néant doux
ni endroit ni envers
juste les mots flous des trépassés
qui dessinent des stigmates lunaires
dans la toile d’araignée
des quartiers du port
le sens est tombé dans un trou
requiem riposa in pace
RIP en tout sens
âme pouilleuse
dans les effluves d’égout
le sens est tombé dans la mauvaise bouche
et pour ne pas finir le voyage,
esprit farceur de ma chambre avec vue,
âme pouilleuse mort transparente,
donne-nous la petite fraîcheur
d’un soleil frigorifié
pardonne-nous les clins d’œil aux chimères
et les faux départs
et ne nous soumets pas aux couleurs du vent
mais donne- nous dans un baiser célestial
la martingale pour sortir du temps.

LES MORTICINI ONT FAIM

…et montons de concert en apnée
dans la capsule intemporelle
les rêves sont des tapis volants
c’est un grand voyage
et j’ai si peur de l’air
les petits morts ont faim
laissons sur la serviette des temps partagés
bol de lait et pain à l’huile
mais où restent nos restes ?
Les morticini ont faim
je me réveille dans un autre rêve
dans l’odeur pentatonique et doucereuse
des émotions vieilles par gros temps
un pont sous le sable
une issue à main nue
l’odeur pentatonique et sulfureuse
du formulaire pour authentifier la disparition
au bout du fil ténu
ton portrait en pâte d’amandes
je croque tes jambes en sucre
au bout de la branche de miel
le panier pour le grand voyage
tressé des nuits des temps
le panier intempestible
et la douceur du sourire
de tous nos revenants revenus semi-complets
oligarques échoués sous mon lit
avis aux revendeurs de trame :
« otto per otto fa asino cotto »
huit par huit
une âme cuite
ne perdez pas le chemin
du retour à l’imprimeur
ne confondez pas
larves sèches et chevaliers chagrins
les petits morts ont faim.

Pouvez-vous nous dire quels sont vos liens avec l’Italie. Pourquoi l’Italie ? Naples ? La musicalité des mots ? ANIME PEZZENTELLE* (Ames mendiantes)…

Ils sont nombreux. Le virus m’a gagné dès mon plus jeune âge : voyages familiaux et scolaires ; puis ce furent de belles amitiés transalpines indéfectibles. Et à présent, j’ai la joie d’avoir une descendance italienne. De plus, je fais partie de la « Compagnia delle poete », groupe théâtral de poétesses étrangères italophones, fondé et piloté par Mia Lecomte, écrivaine et poète italienne d’origine française.
Naples est une ville très particulière qui en fascine plus d’un. J’ai découvert les « Ames pouilleuses », ou « Ames errantes », ou « Ames des morts du purgatoire », grâce à un ami anthropologue sicilien. Mélange de croyance, superstition, paganisme et… sens pratique… Comme le disait un napolitain : il ne faut pas avoir peur des morts, mais des vivants ! A Naples un mort ne disparaît jamais, il reste, comme une catégorie particulière de vivants. On ne jette jamais le passé, on joue avec les morts. On assiste à une superposition des temps, tout comme à la superposition des deux villes : la Naples souterraine, et au-dessus, la partie visible, construite et grouillante, deux villes en miroir l’une de l’autre.

Vous êtes musicienne et poète (ou l’inverse) : une réelle complémentarité dans l’exercice (ou la passion) de ces 2 arts ? Pour vous, peuvent-ils vivre -tout simplement- l’un sans l’autre ?

Je crois, comme D.H. Lawrence, à la « fertilité des sons », à la « réalité magique » des mots, comme des graines. Le sens des mots se trouve souvent caché dans leur musique : sur le fil électrique des voyelles, les oiseaux des consonnes…
« De la musique avant toute chose » et pour cela, surtout le rythme , « force magnétique du poème » (Maïakovsky).
Alors : « prima la musica, dopo le parole » (d’abord la musique, puis les paroles) ou « prima le parole, dopo la musica » (d’abord les paroles, puis la musique) ? Débat éternel…

Aujourd’hui quels poètes conseilleriez-vous à quelqu’un qui veut « découvrir la poésie » ?

Il est difficile de se limiter : Baudelaire et Artaud, mes « amours » de jeunesse, Rûmi, le grand poète mystique persan du 13eme siècle, Rabindranath Tagore, poète et écrivain benghali, Roberto Juarroz, poète argentin…

Question subsidiaire : les 3 mots qui pourraient définir la poésie quels seraient-ils ?

SURPRISE : « quand un mot rencontre un mot pour la première fois » (propos recueillis d’un berger grec)
MUSIQUE
PARFUMS
« Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir… » (Baudelaire, Debussy…)

Laure CAMBAU vit à Paris. Pianiste, elle accompagne des chanteurs lyriques et participe à des lectures poétiques avec improvisations musicales . Elle était invitée au Festival de Poésie Internationale de Trois-Rivières en octobre 2002, à l’Encuentro de Poetas del Mundo Latino à Morelia , au Salon du Livre de Mexico en 2003., au Festival de Struga en aout 2007 (Macédoine), au Festival de Tetovo en 2009 et 2016, aux Rencontres Poétiques Internationales de Dakar , au Festival de poésie de Novi Sad (2013) et dans diverses manifestations poétiques en France et à l’étranger…
Elle a publié Boulevards Lunatiques (éditions Brocéliande, 1998), l’Homme dans la baignoire suivi de Nuages des Temps Ordinaires (éditions de l’Amandier, 2001), Latifa, la petite fille qui pleurait des mots (conte musical, musique R.GAGNEUX, éditions Durand, 2000) , Et le Pourboire des Anges ?, (éditions de l’Amandier, 2005), Le couteau dans l’étreinte ( juin 2007 éditions Phi ,Luxembourg , coédition Ecrits des Forges, Québec) . Elle a reçu le Prix Universitaire de Poésie de la Sorbonne (1986), le Prix Poncetton de la Société des Gens de Lettres pour son recueil Lettres au voyou céleste suivi de Blanc sans blanc paru aux éditions de l’Amandier en 2010 , le Prix Simone Landry en 2015 et le Prix Orphée du Festival de Plovdiv. Cette même année, elle a publié La fille peinte en bleu aux éditions Ecrits des Forges, Québec (coédition « Caractères ») et Ma peau ne protège que vous , aux éditions du Castor Astral . Elle a publié d’autre part plusieurs livres d’artistes avec des plasticiens d’horizons divers (Louise CARA, P. HELENON, J.VIMARD, M . CAMBAU, C. TEXEDRE, …) et un livre avec le peintre balkanique Omer KALESI (éd Globus, 2010, Tirana). Ses poèmes figurent dans de nombreuses revues et anthologies poétiques (Seghers, Calendriers de la poésie francophone, Anthologie de la poésie amoureuse, Anthologie de la poésie érotique, Gallimard, 2012, Anthologie Terre de Femmes « Pas d’ici pas d’ailleurs », …) et sont traduits et publiés dans plusieurs langues et plusieurs pays. Certains ont été mis en musique.
En 2017 est paru Le manteau rapiécé, Un Voyage au fil du souffle , récit poétique inspiré par sa rencontre, spirituelle et temporelle, avec les Bektachis, « frères balkaniques » des Soufis : le but étant de faire partager sa proximité avec cette confrérie proche du soufisme et faire écho à sa dimension polyphonique .Ce livre a reçu le Prix Vénus Khoury-Ghata. En 2021, son neuvième recueil Grand motel du biotope est sorti à Alger aux éditions Apic, a été nominé pour la sélection finale des grands Prix de poésie Apollinaire, Mallarmé, Grand Prix International de la Francophonie et a reçu le prix Léon-Paul Fargue en 2022.

En tant que pianiste, elle est lauréate de nombreuses distinctions (Prix de Piano, Accompagnement, Musique de chambre, Diplôme d’état…). Elle se produit pour des récitals lyriques, en musique de chambre et dans des lectures musicales littéraires (comme poète et pianiste). Elle a sorti en 2010 un disque de musique romantique, avec hautbois (Laurent Hacquard, éditions Hybridmusic).


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés