Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Danièle Corre

samedi 15 juillet 2017, par Cécile Guivarch

Les draps séchés
au soleil d’automne
détiennent les rires
des enfants qui se sont jetés
dans l’écran blanc
dont on dépliera
les pans de clarté.
Aucune lessive
n’efface leurs visages
que le temps a essorés.
A grand bruit,
le rouleau de l’énigme
dévide les chemins empruntés.

Le long chapelet des drames
où nous avons épelé
tous les noms de la clarté
est rangé avec les montres anciennes
où le temps fut compté.
Le présent est vaste et fertile.
Mille éclosions de visages
paraissent dans l’air,
bulles de savon durables
dansantes et irisées.

Le temps nous mord,
le temps nous mange,
ogre monstrueux
loin des douceurs de cuisine.
Les amis, les aimés,
en pièces et morceaux
tournoient dans notre nuit
sans que les attire
le halo de la lampe
ni notre appel essoufflé,
ni notre avidité à rassembler
ce qui fait notre sang.

Tant de vies bruissent en nous,
certaines tapageuses,
d’autres en silencieux combats,
qu’on ne sait jamais
qui paraîtra
aux créneaux de la nuit,
nous laissant champ défait,
veilleur étourdi de rumeurs,
à guetter encore
on ne sait quoi.

Des lieux aimés,
on se défait
de surprenante manière,

ils étaient création, abri,
une peau plus sûre
que notre chair,

et voilà qu’ils sont comme
des vêtements trop mis
posés sur le dossier d’une chaise,

et voilà que tout vole
en éclats, la chaise, les murs, les vitres,
tout ce qui vêtaient nos jours,

et que nous sommes déjà plus loin,
sans ecchymoses, sans écorchures,
bâtisseur d’un nouveau monde.

Un cheval galope
à la crête de l’âge
dans l’immensité
où bruissent les sources.

Il n’a pas eu le temps
de s’attarder.
Il emporte le message
que nous n’avons su lire.

Nous restons
étourdis de chemins,
bras inemployés
devant la lourde
matière du monde.

Autoroute
sortie 18
vers la plénitude des champs, les boucles de la rivière,
le bourdonnement des abeilles auprès des ruches,
les vignobles qui s’étirent dans l’or des collines
et la maison qui patiente de tous ses volets clos
se répétant les leçons de l’histoire
qu’on n’aura guère le temps d’interroger
car le linge du présent est volubile,
fébrile et plein d’ardeur
et il faudra rentrer tôt.

sortie 18
la ville se tait déjà,
s’incline selon les méridiens du souvenir,
là où l’enfance s’invente mille mondes possibles,
où l’ogre a fui par les prairies,
où nous serons nombreux encore
aux tables de nos fêtes.

Chacun des noms
que nous portons
a sa traîne de visages
avec des traces qui disent
quelque chose de nous,
traits de cendres
que des mains effacent.

Nous reconnaissons
ces anciennes tendresses
qui étaient alors les seuls lieux
où reprendre souffle.
Qui s’étonne, en ses vies endossées,
des multiples naissances
pour un seul chemin ?

Nous voici
traversés de siècles
recrus d’horreurs
et de cruauté
avec notre humble lot
de douceurs familières,
de visages sauvés,

avec notre balbutiante, irrépressible
confiance en la bonté,
honteuse de se savoir naïve,
avide d’être rassurée,
légère d’être oublieuse,
bavarde si l’on s’attarde
près de la lampe des soirs
à compter les pas de nos joies.


Petit entretien avec Clara Regy

Tu as évoqué les tiroirs où se cachaient tes textes...

Très longtemps mes textes, mes poèmes, ont sommeillé dans les tiroirs. Personne autour de moi ne se livrait à des activités d’écriture. Mon premier mari, un scientifique, jugeait très défavorablement cette aptitude, cette « mauvaise manie », que j’essayais de lui cacher cependant. Il me disait « malade » pour avoir ce goût. C’est mon second mari, chirurgien dentiste amateur de littérature, qui m’encouragea, me demanda de poster un manuscrit pour le prix Jean-Follain de la ville de Saint-Lô en 1998. Ce que je fis, pour lui faire plaisir. L’annonce de ce succès arriva alors qu’il avait été victime d’un AVC. Dans le coma de l’année entière qui précéda sa mort, il mit très longtemps à entendre qu’il avait eu raison. L’écriture me sauva, comme cela avait déjà été le cas, mais je gardais à nouveau mes textes pour moi, renonçant à l’aventure éditoriale, qui me semblait très compliquée, une bataille pour laquelle je n’avais pas de forces.

Lors d’un colloque à Cerisy-la-Salle, je rencontrai le poète Richard Rognet, avec qui j’ai maintenant des liens très forts d’amitié, et de reconnaissance. Il lut mes poèmes, lutta contre mon idée que ces poèmes « ne concernaient que moi » et posta deux de mes manuscrits à deux concours de poésie, l’un en 2002 pour le prix de Poésie-sur-Seine, l’autre en 2004 pour le prix Troubadours. J’obtins ces prix à sa grande satisfaction, -et à la mienne évidemment-, il me dit : « Tu vois, tes poèmes n’intéressent pas que toi. Tu n’as plus qu’à continuer. » C’est ainsi que mes poèmes sortirent de mes tiroirs. Sans l’amour et l’amitié, ils sommeilleraient encore. Aucune autre nécessité ne m’aurait conduite à ce geste, que je trouve maintenant essentiel dans la progression vers une nouvelle étape de vie et d’écriture. Mais le temps du secret « inavouable », le long temps des poèmes cachés, me place dans une attitude d’excessive humilité qui m’agace profondément, mais dont je ne parviens pas à me départir.

As-tu des rituels d’écriture ou besoin de moments ou de lieux particuliers ? C’est une question un peu personnelle peut être...

Généralement, pour écrire j’ai besoin d’un absolu silence, d’une distance avec ce que la journée m’a offert. C’est pourquoi j’écris surtout pendant la nuit, quand tout dort. C’est évidemment lié à ce que j’ai évoqué précédemment. Solitude et silence pour l’accueil des mots venus comme un cadeau, comme une certitude d’existence. Je peux aussi griffonner le jour, dans des salles d’attente par exemple, sur un petit carnet toujours dans mon sac, mais c’est plus rare.

Quels sont les auteurs qui t’ accompagnent depuis longtemps ou dans l’instant ?

C’est surtout la langue italienne, apprise en seconde, qui me fit entendre la musique de la poésie française. Je retiens le nom de Léopardi que j’ai un peu oublié aujourd’hui. Au-delà de ce que les collège et lycée peuvent nous faire connaître, comptent pour moi deux révélations fondamentales : les œuvres de Jules Supervielle et de Georges-Emmanuel Clancier. Deux immensités d’océans pour l’un, de ciels, de terres et d’humanité pour les deux. J’ai eu la chance que le second, bien vivant, réponde à ma lettre de lectrice admirative. De longues années d’amitié en découlent. Georges-Emmanuel Clancier a 103 ans aujourd’hui et nous discutons toujours poésie, dans son passé et dans l’actualité. Il garde l’esprit vif et une généreuse attention aux autres. Impliquée dans diverses actions en poésie (Cercle Aliénor, Mercredi du poète, Poésie-sur-Seine, Poésie-Première, jury du prix Troubadours, académie Mallarmé…) je lis le plus possible revues et ouvrages nouveaux. Il y en a tant ! ce qui prouve une belle vitalité de la poésie, mais les jours sont si courts !

Tu parles du plaisir d’animer des ateliers d’écriture auprès des jeunes lycéens et collégiens (classes mêlées si j’ai bien compris.) Peux-tu nous en dire bien davantage ?

Depuis de longues années, j’anime des ateliers pour la jeunesse, âges confondus, dans la liberté de présence de chacun, car chacun, dans ce qu’il est, apporte un peu de lui aux autres, et c’est richesse commune. Les petits 6e disent en écoutant les grands : « je ne comprends rien, mais comme c’est beau ! », les grands de 1ère, écoutant les petits constatent : « la relève est assurée. » Mon plaisir est grand quand je vois leur joie d’écrire ce qui ne peut se dire en classe ou à la maison, la lumière de leurs regards quand ils touchent à la justesse et à la beauté de leur expression. Je vois de petits miracles éclore en leur offrant ce que je n’ai pas eu : la possibilité d’une écriture au grand jour ! Il ne s’agit pas de simples jeux d’écriture, ni d’une approche d’une poésie « dite pour enfant ». Je leur propose deux poèmes de poètes très contemporains, que je choisis parmi mes lectures (voir l’ouvrage de l’atelier, Sources paru chez l’Harmattan, et rendant hommage à G. Baudry, C. Bohi, Y. Bonnefoy, J.-P. Lemaire, Nimrod…). En mettant en valeur la structure de ces poèmes, en ne proposant jamais un thème bloquant leur imaginaire, ils glissent ce qu’ils sont dans ces éléments de repères.
Les témoignages d’anciens confirment l’importance de ces temps d’écriture d’enfants ou d’adolescents : « Cela m’a permis de bien me connaître, de ne pas faire d’erreur d’orientation » « la poésie a structuré ma vie » m’ont-ils écrit. Des enseignants d’un lycée professionnel témoignent : « Après l’heure de poésie, ce qui est étonnant, c’est que les élèves ont perdu leur violence ! », de quoi en tenir compte dans les programmes de l’Education Nationale ! Devenus adultes, beaucoup continuent à pratiquer l’écriture comme un formidable outil de pensée.

Et enfin « poésie » en trois phrases...

La poésie pour capter l’essentiel
pour rester capable d’émerveillement
la poésie, une force qui permet de traverser les épreuves, qui donne envie de vivre.


Née à Villeneuve-sur-Yonne, Danièle Corre a passé une partie de son enfance en Lorraine. Professeur de lettres, elle a mis en place des ateliers d’écriture poétique qu’elle anime en milieu scolaire, initiant ses élèves à la poésie contemporaine. Elle a reçu de nombreux prix dont le prix Max Jacob en 2007. De sa collaboration avec Sarah Wiame sont nés de nombreux livres d’artiste aux éditions Céphéides. Elue à l’Académie Mallarmé en octobre 2015, elle est membre du comité Aliénor qu’elle a présidé.

Poésie :

  • L’arbre de mémoire, Éditions La Bartavelle, Prix Jean Follain 1999.
  • De terre et d’eau, avec Sarah Wiame, peintre, Éditions Céphéides, 2001.
  • Éclats, Éditions Céphéides, 2002.
  • Sédiments, Éditions céphéides, 2002.
  • De clairière en clairière, Éd. Poésie sur Seine, Grand prix de l’édition 2002.
  • Rives, Éd. Céphéides, 2003.
  • Bretagne, Éd. Céphéides, 2003.
  • D’un pays sous l’écorce, Éditions Cahiers de poésie verte, Prix Troubadours 2004.
  • Les Chants querelleurs, Éd. Céphéides, Prix Aliénor 2004.
  • Ils savent. Ils vont, Édition Mairie du 9eme, Prix Simone Landry 2004.
  • Obstinément l’enfance, Éditions Aspect, 2005.
  • Petit éclat de mot, Éd. Céphéides, 2005.
  • Voix venues de la Terre, Éditions Jacques Brémond, Prix de Poésie des Jardins de Talcy 2005.
  • Arbres en soi, Éd. Céphéides, 2006.
  • Énigme du sol et du corps, Éditions Aspect, Prix Max Jacob 2007.
  • Comme si jamais personne, Éditions Aspect, 2008.
  • Proust, un enfant ébloui, Éd. Céphéides, 2009.
  • Mille étoiles, coll. « comme si » avec Dominique Penloup, Livre Pauvre Daniel Leuwers, 2009.
  • Ce sourire que le jour retient, Éditions Potentille, 2009.
  • Femme de basalte, Éd. Céphéides, 2010.
  • L’éventail des routes, Éditions Le Moulin à Lire, avec Dominique Moulin, 2010.
  • Etrange déchirure, Éditions Le Moulin à Lire, 2011.
  • De périls et de pollens Livre-ardoise Editions Transignum, 2011.
  • Routes que rien n’efface, Editions Aspect, 2012.
  • La haute fenêtre coll. Aumône, avec Bernadette Theulet-Luzié. Livre Pauvre Daniel Leuwers 2012.
  • La nuit, le poème avec Danièle Marche. Ed. Céphéides, 2012.
  • Où parle doucement l’âme des morts. Vietnam avec des aquarelles de U. Fremde, -* Editions Aspect 2012
  • La nuit ne se tait pas, Éditions Tensing, 2013.
  • Lorsque la parole s’étonne, Editions Aspect, 2016.

Prose :

  • La vie seconde, Editions Tensing, 2014.
  • Ermeline ou les amants de Villeneuve, Editions des AVV, coll. Histoire en histoires, 2014.

Coordination de : Sources Atelier poésie jeunesse Editions L’Harmattan, 2012.

Présence dans anthologies ou ouvrages collectifs :

  • Livre Pauvre-Livre Riche Daniel Leuwers Somogy Éditions d’art, 2006.
  • Poésies de langue française par Stéphane Bataillon, Sylvestre Clancier et Bruno Doucey. Éditions Seghers, 2008.
  • Carnavalesques, choix de textes de langue française de poètes d’aujourd’hui, Éditions Aspect, Nancy, 2009, 2014.
  • Femmes prétextes, Éditions Céphéides, 2010.
  • Les très riches heures du livre pauvre, Daniel Leuwers, Gallimard 2011.
  • Poésie de langue française, Jean Orizet, Cherche Midi 2013.
  • Concerto pour marées et silence. Colette Klein, 2008, 2011, 2012, 2014, 2016.

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