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Moëz Majed

mardi 3 juillet 2018, par Cécile Guivarch

Extraits de Non loin de là (inédits)

Café du soir

Ici, au pied du puissant ficus,
Respire une ombre éternelle
Et le vent…
De ses amants, le plus farouche.

Dix mille moineaux
Dressent sur l’avenue
Les étoffes du soir.

Dans la médina

Les figues de Barbarie
Se vendent par quatrains
Mais se mangent par envie.

Et, plus loin,

Cinq mille hommes
Alignés dans la cour.
Pourtant, pas un bruit.
Dieu !

Quelqu’un, a-t-il jamais vu un orage
Passer au dessus de nos cœurs ?

Lafayette

Et les rues meurent…

De voir s’émietter le désir qui pendait à leurs fenêtres ;
D’oublier les noms de ceux qui s’y sont aimés.

Les rues meurent aussi.

Eternité

A l’ombre du citronnier,
Une table se dresse
Au retour de la plage.

La limonade
A la saveur vanillée
De l’enfance.

Comment peuvent-ils mourir
Ceux qui s’endorment chaque soir
Sous un jasmin à Sidi Bou ?

La Goulette

Je me souviens
D’une lumière d’été sur mes paupières
Et d’un soleil en déclin.

Moi, voyageur assis
Sur l’avant bras de mon père.

La rumeur des vagues me venant à l’oreille de derrière mon dos.

Comme je paierais cher
Pour revoir mon père attablé au café du Lido !

Décembre

Est-il vraiment mort,
Celui-là qu’on enterre
Sous une pluie d’automne ?

Mon plus grand orgueil ?
Avoir encore l’audace de pleurer.

Dimanche

En cette journée d’hiver
Il ne se passe rien…
As-tu remarqué comme elles sont silencieuses
Les journées d’hiver ?

As-tu remarqué qu’il suffisait quelques fois
D’une nuit de peine
Pour que vienne l’hiver ?

Nature morte

Pas un olivier,
Pas un seul
N’accorde sa semence à une terre d’outrance.

Pas l’ombre d’un baiser
Pas une hirondelle morte
Ni même la trace de ta main sur la porte.

Juillet

Sous ces murs blanchis,
Jamais le bougainvillier
Ne fleurit sans raison.

Et non loin de là,
A l’heure de la sieste,
Le chat endormi frémit comme un diapason.

Nuit d’amour à Medellin

Vivre en un jour ce qui pourrait être une vie
Et vivre toute une vie
Dans un poème inachevé.

Dompter l’ombre rétive des sentiers de l’errance
Et boire la lumière fauve par un matin de grandes pluies.

L’adieu à Medellin

Changent les temps
Et changent les jours.
Changent les visages et changent les cœurs.

Mais qui sait donc ce qui transforme les orages en pleurs ?

Insomnie

Bien avant l’aube
Au dessus de la Médina,
Les appels à la prière.

Une pluie sonore
Monte vers le ciel.


Petit entretien avec Clara Regy

Afin de mieux vous connaître, je vous demanderai d’abord, tout simplement, depuis quand écrivez-vous ? Vous-souvenez-vous de votre premier geste d’écriture ?

Il se trouve que j’ai grandi dans une maison où les livres et la littérature ont une place essentielle dans la vie quotidienne de la famille. Mon père était un poète arabophone reconnu et il nourrissait une vénération particulière pour les livres. Depuis mon plus jeune âge le livre et le savoir étaient hissés en valeurs suprêmes bien plus que toute autre chose y compris l’argent par exemple.
Pour l’inconscient du jeune adolescent que j’étais, réussir sa vie n’était pas synonyme de faire une belle carrière ou devenir riche, c’était plutôt de faire une œuvre.
C’est donc tout naturellement que je me suis mis à écrire dès la petite adolescence.
Tout d’abord j’avais commencé à écrire en arabe car c’était ma langue maternelle et puis pour des raisons complexes je me suis retrouvé à écrire en français et c’est dans cette langue que j’ai trouvé mon chemin d’écriture.

Y-a-t-il des instants, des moments durant lesquels vous éprouvez plus particulièrement le désir ou la nécessité d’écrire ?

J’ai une vie assez active et je ne suis pas de ces auteurs qui se lèvent le matin et se mettent devant leur feuille blanche en faisant leurs heures d’écritures quotidiennes. Je procède autrement. En réalité je donne la priorité à la vie.
Je mords dedans à pleines dents, je fais attention aux choses et je les regarde toujours avec un œil ingénu. Je suis un hédoniste invétéré qui vit avec amplitude tout ce que la vie lui apporte. Mes bonheurs sont immenses et mes malheurs ravageurs.
C’est cela ma matière d’écriture.
J’enchaîne des séquences de vies intenses avec leurs bonheurs et leurs peines et à un moment donné, quand tout mon être en est empli, je laisse les choses se dissoudre en moi en ma mémoire pour se confondre avec ma propre chair.
C’est à ce moment là que je peux espérer en tirer quelque chose en écriture.
En ce sens je suis un peu Rilkéen.

Parlez-nous des auteurs (poètes ou autres) qui vous semblent essentiels, qui vous ont peut-être donné envie d’écrire.

Je me pose toujours la question suivante : quels sont les auteurs sans lesquels la vie me semblerait insupportable ?
Il se trouve que ma réponse a souvent changé avec les périodes de ma vie.
A mon adolescence C’était Baudelaire et Rimbaud évidemment. Plus tard, c’était Apollinaire, Gibran, TS Eliot, Ezra Pound et Saint John Perse.
A un autre moment de ma vie, il n’était pas concevable de vivre sans avoir sous la main le corpus de la poésie andalouse en arabe.
Aujourd’hui rien n’est vivable sans Lorca, Ungaretti, Garcia Marquez ou Marguerite Duras.
Mais ça va sûrement changer…

Que mettez-vous derrière ces mots un peu mystérieux quand vous évoquez : « l’identité de l’écriture à travers la langue de l’autre » ?

Vous savez, je suis un tunisien parfaitement arabophone et dont la culture et les références littéraires et culturelles sont celles d’une culture arabe enrichie par la culture universelle.
Pourtant j’écris en français. On m’a toujours posé la question tout à fait légitime de savoir pourquoi j’écrivais dans la langue de l’autre et si c’était pour échapper à la figure tutélaire de mon père.

J’ai longtemps réfuté ceci. J’avais même échafaudé un argumentaire – tout à fait recevable- qui visait à minimiser l’importance du choix de la langue dans ma démarche d’écriture. Lors d’un entretien accordé au quotidien tunisien « La Presse » en 2010 je disais « … je pense que la question de la langue d’expression est caduque dans le cas particulier de la poésie. Car ma conviction est que la poésie est un langage en soi et que la langue qui la véhicule n’en est que le réceptacle. Je pense d’ailleurs, que la poésie est de toute façon souveraine dans l’usage qu’elle en fait. Qu’elle s’exprime en français, en arabe ou en grec, peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ».

J’ai depuis beaucoup lu et réfléchi sur la problématique de l’écriture, ses leviers et ses véhicules. Ma conviction aujourd’hui est que l’écriture, sa vocation, son cheminement (sonore et intellectuel) ainsi que le texte qui en résulte, sont indissociables -en amont- de la langue qui les a enfantés.
Je m’explique :
Quand vous entreprenez d’écrire quelque chose, un poème par exemple, vous avez généralement une idée assez vague de ce que vous allez écrire et vous êtes guidés par les « vecteurs d’écriture » que sont par exemple l’image et la « sonorité/musique » des mots. Or ces deux vecteurs sont intimement liés et dépendants de la langue dans laquelle vous écrivez.
Si en écrivant votre poème vous êtes amenés à utiliser des mots tels que « vin » ou « pain » par exemple ; en français ces mots ont non seulement une sonorité bien particulière, mais sont également chargés de notions et d’images qui sont propres à la langue et à la culture françaises et même à la religion chrétienne. Vous viennent tout de suite des images et des atmosphères intimement associées à ces mots dans cette culture (Le Christ, la campagne, l’authenticité, les vignobles, le soleil, les cigales…).
Maintenant ces mêmes mots venus dans une démarche d’écriture en arabe vous renvoient vers des atmosphères totalement différentes. D’abord à cause de leur sonorités très éloignées (Khamr, Charab, Nabidh…) pour le vin, et (Khobz, Raghif…) pour le pain ; mais aussi car ces mots véhiculent dans la culture arabe des notions totalement différentes (péché, plaisir, dépravation, soufisme, Abou Nawas) d’un côté, et (la bonté divine, l’abondance, la reconnaissance…) de l’autre.
Ainsi, un même projet d’écriture donnerait des poèmes et des atmosphères radicalement différentes selon que son écriture soit entreprise dans une langue ou dans l’autre.

Pour répondre à votre question, je dirais que le choix du français comme langue d’écriture n’a pas été un choix conscient. Mes premiers textes d’adolescence étaient en arabe et c’était naturel car c’est ma langue maternelle. Mais pour des raisons que je ne m’expliquais pas à l’époque, je me suis mis à écrire en français. Et comme ce n’était pas ma langue maternelle, j’ai du me battre et fournir un effort colossal pour en prendre possession et pouvoir entrer en littérature à travers elle.
Mais quand j’y pense aujourd’hui, je crois comprendre que c’était un choix de positionnement inconscient vis à vis de mon père. Il était poète reconnu en langue arabe, si je devais écrire dans cette même langue et dans le même genre, il aurait fallu que j’affronte en permanence la comparaison avec lui et avec son œuvre. Alors pour me faire un prénom, j’avais le choix entre soit « tuer le père » soit chercher un autre territoire d’écriture.
J’ai lâchement fui le combat et élu domicile dans la langue de l’autre pour dire une poésie qui est, au fond, une poésie arabe jusqu’au bout des ongles.
En réalité, ma poésie est un phénomène singulier qui est le fruit d’une situation familiale improbable : C’est une poésie arabe en exil dans une langue étrangère.

Et enfin, si vous deviez définir ce qu’est pour vous la poésie, en quelques mots que diriez-vous ?

Ne comptez pas sur moi pour vous servir une réponse convenue à cette question. Bien évidemment que je pourrais disserter sur la poésie qui serait la vie, la liberté et l’expression de la quintessence de l’humain. Mais bon cela n’apporte rien de nouveau.

Je préfère vous livrer ce que la poésie a fait de ma vie.
Vous savez, la poésie est une maîtresse jalouse. Dès que vous cédez à sa tentation elle ravage tout sur son passage ; la famille, les amours, les convenances, les codes sociaux…
Elle saccage tout, elle prend tout ce qu’il y a à prendre, elle brûle vos canaux de sauvetage et vous garde à sa Merci. Tout ce qu’elle vous promet en échange, c’est que peut-être après votre mort, quelques dizaines d’années ou un siècle plus tard vos vers changeront à tout jamais la vie d’un adolescent qui sera, comme vous l’avez été, voué à la damnation de la beauté absolue.


Bio-bibliographie

Jeunesse et études :
Né à Tunis le 16 juin 1973 dans une famille d’intellectuels et de diplomates, il grandit dans un environnement de lettrés dont notamment, son père, le poète Jaafar Majed et a l’occasion de côtoyer au cours de son enfance un certain nombre d’intellectuels arabes qui fréquentaient le domicile familial tels que Tayeb Salah, Nizar Kabbani, Abdelwahab Bouhdiba, Ali Louati, Mohamed Ghozzi, Taoufik Bakkar, Mohamed Yaalaoui et d’autres.
Il fait des études bilingues à l’école Jeanne d’Arc (Tunis), puis au Lycée Pères Blancs (Tunis) où il obtient baccalauréat scientifique.
Il s’inscrit par la suite à la Faculté des Sciences de Tunis pour faire des études en sciences de la vie et obtient en 1998 un DEA en biologie.
En décembre 1998, il s’installe à Paris où, après un passage au Muséum national d’histoire naturelle, il décide de réorienter ses études et obtient un master en management à l’École centrale de Lille en 2000.

Carrière professionnelle :
De 2000 à 2006, il occupe des postes de cadre dirigeant dans l’industrie de la biotechnologie à Lille et notamment au sein de la Biotech GENFIT. Au cours de cette période il effectue de nombreux voyages en Europe et en Amérique du Nord (Boston, Toronto, San Francisco, New York…)
En 2006, il rentre en Tunisie pour créer la filiale tunisienne du Groupe OWLIANCE (spécialiste français du BPO et des services informatiques dans l’assurance des personnes) qu’il dirige pendant quatre années et qu’il fait passer de 0 à plus de 300 salariés.
Après un passage chez d’autres opérateurs du secteur de l’IT en Tunisie, il décide en 2012 de se mettre à son compte.
Il se consacre désormais exclusivement à l’écriture et à la direction du Festival international de poésie de Sidi Bou Saïd.

L’écrivain :
La carrière littéraire de Moëz Majed commence dès 1997 avec la parution de son premier recueil, L’Ombre... la lumière, aux éditions Arabesques (Tunis).
C’est avec son deuxième recueil, publié en 2008 chez Contraste Édition (Sousse) et intitulé Les Rêveries d’un cerisier en fleurs que Majed accède au statut de poète confirmé. Très bien accueilli par la critique tunisienne, ce recueil connaît un succès commercial relatif.
En septembre 2010 paraît aux éditions L’Harmattan (Paris) son troisième recueil, L’Ambition d’un verger, préfacé par Patrick Voisin.
Dans le numéro 147 de la revue Décharge paru en septembre 2010, Slaheddine Haddad écrit : «  Chez ce jeune poète, nous retrouvons un attachement indéfectible aux sources profondes de l’authenticité et un désir incessant d’échapper à tout instinct de renfermement. Ses poèmes se veulent une ouverture sans relâche et sans retenue sur ce qui bruisse autour de nous, sur une société débarrassée de ses restrictions. Une approche délibérée, chargée d’une immense générosité et d’une extrême douceur dans un monde régi essentiellement par la violence.  »
Francophone, l’écriture de Moëz Majed se veut universelle, sans pour autant occulter la part du déterminisme culturel arabo-musulman. Tout en ne niant pas sa part de la culture arabo-musulmane, sa démarche poétique se refuse d’en exploiter activement les leviers, préférant la laisser infuser passivement par touches discrètes dans son expression poétique.
En 2011, il est lauréat du concours de poésie Paul Verlaine 2011 (Metz) avec « mention spéciale du jury - Poésie libre ».
Les parutions chez la prestigieuse maison d’édition Fata Morgana (Montpellier) de « Gisant » en 2012 (Livre d’Artiste réalisé avec le maître de la calligraphie arabe Nja Mahdaoui) puis de « Chants de l’autre rive » en 2014 constituent un tournant dans la carrière littéraire de Moëz Majed et un franchissement de palier aussi bien en terme de démarche d’écriture qu’en terme de reconnaissance dans les milieux littéraires internationaux.
C’est à partir de ce moment que les revues littéraires françaises et européennes commencent à publier des notes de lectures sur les écrits de Moëz Majed (Poésie Première : N°59 – Septembre 2014 ; le mensuel littéraire roumain Apostrof en 2013 ; La revue littéraire Nezwa (Oman) en 2013 ; La revue littéraire grecque Frear en Mars 2015 ; La revue française « Les eaux vives  » – Janvier 2015…).
Il est également régulièrement invité dans des festivals internationaux de poésie : Lodève (2013), Sète (2014), Festival International de Poésie de Medellin (Colombie – juillet 2015), Festival méditerranéen de poésie de Malte (Août 2015), Festival de poésie de Beçiktas (Istanbul – 2016)…
Ses textes sont traduits vers l’arabe, le roumain, le grec, l’espagnol et l’anglais et l’italien.

L’éditeur et l’acteur de la société civile :
• La revue Rihab Al Maarifa
Au décès de son père le poète tunisien Jaafar MAJED, le 14 décembre 2009, Moëz MAJED décide de prendre la relève de celui-ci en maintenant à flot la revue littéraire arabophone Rihab Al Maarifa fondée par Jaafar MAJED en 1998 et qui constitue la plus importante revue littéraire tunisienne depuis la célèbre revue Al Fikr.
Moëz MAJED entreprend donc de moderniser et de développer cette institution littéraire en la rendant plus ouverte et en constituant un prestigieux comité littéraire comprenant des noms tels que Ali LOUATI, Mohamed GHOZZI, Mohamed YAALAOUI et d’autres.
La revue littéraire Rihab Al Maarifa a continué à paraître régulièrement jusqu’en janvier 2011 et l’avènement de la révolution tunisienne.
• Le mensuel OPINIONS Magazine
En 2011, Moëz MAJED décide de créer dans la Tunisie post-révolutionnaire un magazine généraliste qui serait à la hauteur de l’instant historique et qui serait en mesure d’en rendre compte et d’en témoigner de l’intérieur pour l’Histoire.
Il fonde alors le magazine OPINIONS qui paraîtra mensuellement et sans interruption d’octobre 2011 à mars 2013. Ce magazine s’est alors rapidement hissé comme le mensuel le plus vendu de Tunisie et il est devenu une référence et un espace de liberté dans lequel s’expriment les esprits les plus influents de la Tunisie post-révolutionnaire.
• La création et la direction du Festival international de Poésie de Sidi Bou Saïd.
Depuis 2013, ce rendez-vous annuel de la poésie méditerranéenne et africaine s’est imposé comme l’un des évènements poétiques les plus significatifs de la région. Il réunit chaque année une vingtaine de poètes parmi les plus importants et les plus prometteurs de la poésie contemporaine. Ce festival a vu défiler dans les rues du village mythique de Sidi Bou Saïd des poètes tels que Ataol Behramoglu (Turquie), Amadou Lamine Sall (Sénégal), Claudio Damiani (Italie), Norbert Bugeja (Malte), Ahmed Al Mulla (Arabie Saoudite), Marc Delouze (France), Ersi Sotiropoulos (Grèce) et tant d’autres.

Publications :

  • L’Ombre... la lumière, éd. Arabesques, Tunis, 1997
  • Les Rêveries d’un cerisier en fleurs, éd. Contraste, Sousse, 2008
  • L’Ambition d’un verger, éd. L’Harmattan, Paris, 2010
  • Gisants, éd. Fata Morgana, Montpellier, 2012
  • Chants de l’autre rive, éd. Fata Morgana, Montpellier, 2014

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