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Jean-Jacques Marimbert

lundi 9 avril 2018, par Cécile Guivarch

Mouette, marque-page bec au vent, que vois-tu.
Fenêtre du Nord, plage, lumière d’après-midi.
Sur le quai, miettes d’un repas, et l’oiseau rit.
Oh, sirène hurlante d’un cargo, que dis-tu.

Hublot, entre dehors et dedans, un étau,
le corps écrasé sur la vitre. Oui, en plein ciel,
en pleine mer, croire ou espérer, tout est faux.
Où sont la beauté et la joie, mon rire, mes ailes.

Vent cyprès sang de Chine, extrasystole butant,
caillou secret, courant sur la vitre. Mais, pas
de vitre, pas de caillou. Un secret du temps,
coquillage échoué, il crisse sous mon pas.

Prendre appui et s’envoler, regard, mot d’amour.
Aventure d’un reflet, souffle du sang, profond
silence. Tes mains, oh, un oiseau tourne autour
des pins, lumière d’été, air délié, oui, dansons.

Adieu Princesse, Dragon, vertige de l’aventure.
Adieu, ruines piétinées par crabes et mouettes.
Adieu, crie l’enfant joyeux. Ah, douce blessure,
au cœur des genêts, rêve d’océan, de conquête.


Entretien avec Clara Regy

Vous dites que l’écriture est indissociable de la vie, qu’elle est en lien direct avec le son, le sens, le sang... Que « cachez-vous » précisément derrière ces trois termes ?

Ces trois termes, en dialoguant avec vous, me sont en effet venus à l’esprit, à propos de l’écriture, indissociable, selon moi, de la vie : le son, le sens, le sang. Ce qui se « cache », c’est ce que j’y cherche. Au fond, ce lien est dit par les grands, qui en ont fait œuvre. Dans mon cas, simplement, je vis ce lien comme tel, souvent distendu et malmené. Cela suffit à rendre compte de la nécessité qui s’est imposée à moi, peu à peu, d’écrire. « Imposée » ; écrire n’est pas un « passe-temps », mais un lien essentiel avec la réalité, toujours à construire et à créer.

Le son est musique. J’attache beaucoup d’importance à cet aspect matériel des mots, des phrases, des textes, de la « composition ». Que la prosodie soit au cœur de l’écriture est connu de toujours, depuis les aèdes…, et c’est en musicien que j’en éprouve l’importance. Je suis d’une famille de musiciens, et je pratique un instrument. Or, quand j’écris, je ne peux m’empêcher de « chanter », de scander le rythme, de le casser ou de le prolonger, selon les cas. Le rythme est un aspect qualitatif crucial, dans tout texte. Il n’y a qu’à lire une phrase de Montaigne, de Descartes ou de Rousseau, de Racine, de Verlaine ou de Bonnefoy, pour s’en rendre compte, la musique n’est pas la même, mais ils mènent la danse. J’écris parfois en pensant Monk ou Ravel, Chopin ou Bill Evans, ou autres. J’écoute beaucoup de musique(s).

Le sens porté par le rythme est tissé par le lien entre les mots et ce dont ils tentent de rendre compte, ou plutôt ce qu’ils visent. Dans visage, il y a aussi visée, et donation ou recherche de sens. Or, mon expérience est celle d’une visée incessante, qui dessine peu à peu l’impossibilité d’atteindre pleinement, voire exactement, ce qui est visé, et la nécessité de le dire aussi. Le sens enveloppe une présence et une absence, recto et verso d’une relation aux « choses » ou, pour mieux dire, au monde, aux autres, à soi. Et j’ai besoin qu’il y ait, dans les textes, des arbres (cyprès, figuier, platane, tilleul, flamboyant, baobab, palmier), des fleuves, des fleurs, des plages, des animaux, des rues, des ciels, des personnages, etc. C’est pourquoi le sens est nature, culture et histoire ; individuel et social. Que l’homme écrive et dessine est une dimension anthropologique que l’expérience d’écrire et de dessiner permet de vivre comme révélatrice ou créatrice de soi. Par la trace. On finit par découvrir ce que l’on veut dire en essayant de l’écrire. Avant, aveuglé, on cherche à mieux voir, sans trop savoir quoi. Du moins est-ce ainsi que je comprends l’idée de « nécessité intérieure », qui pousse à écrire et irrigue le texte, dans sa profondeur, et dans ce qui fait de lui une adresse, un chant et une offrande.

Et c’est cela, le sang, la vie. Je pourrais dire aussi la sève. Je ne peux écrire quoi que ce soit, sans avoir à l’esprit le mouvement, intérieur aux choses et aux êtres, et en soi, — corps, esprit qui l’excède —, que Bergson appelle le moi profond. Ce qui court sous la peau ou l’écorce. À ce niveau, à partir duquel tout se joue, il n’y a pas de mots, et s’ils s’en approchent, ils défaillent, sont débordés, paniquent. Pourtant, c’est de cela qu’il est question, et c’est de là qu’ils viennent, c’est leur origine, qui leur échappe. C’est là qu’une forme vit, ou que la vie prend forme. En cela, Bonnefoy, dans ses magnifiques Remarques sur le dessin, lie poésie et dessin, et montre l’importance majeure du dessin. Je veux dire que je ne dissocie jamais le son et l’image, le sens et le sang. La visée concerne une forme de présence et d’absence, par la médiation d’une émotion singulière et ineffable.

Vous évoquez une vie (la vôtre, la nôtre aussi ) à « l’équilibre fragile », est-ce là que votre propre écriture prend vie ?

Oui, c’est juste, elle prend vie, elle a là son origine, je reviens à ce mot. L’originalité renvoie à la fois à une source et à une singularité. Or, la source est commune, la vie, nous sommes des vivants, mais la réalisation de ce qui en émane est toujours singulière, et elle se crée à partir de ces deux caractéristiques de la vie. Or, l’équilibre, toujours cherché et tenté par le vivant, est toujours menacé, dedans et dehors ; en cela la vie relève de l’essai et de l’aventure, pour évoquer Canguilhem. Équilibre et déséquilibre sont constitutifs de l’épreuve vitale. Elle est exposition et création, nécessairement, sinon elle est soumise à l’étalement de la matière inerte. L’équilibre final, si l’on peut dire, est la mort, ou, à l’opposé, la béatitude ou l’extase. Et l’existence, dans le sens humain du terme, est cette œuvre singulière que chacun tente d’élaborer dans le temps et dans l’espace de son expérience. Et il est vrai que ce souci de vivre est au cœur de ma démarche ; une attention à la vie. J’ai commencé à écrire des « histoires », dont les personnages étaient confrontés à une, ou à la, difficulté d’exister, ce qui peut-être veut dire, pour moi, au fait d’exister, tout simplement, quand se joue l’équilibre fragile du rapport entre soi, le monde et les autres. Drame, tragédie, inquiétude, mouvement, joie, chagrin, amour, et dans ce mouvement il y a risque, défi, pas vers l’inconnu, découverte, etc. On pourrait le vérifier, d’Homère à Yannis Ritsos ou Nazim Hikmet, par exemple… Alors peut-être n’y a-t-il d’histoire que dans ces moments de bascule, de vulnérabilité, de chute et d’envol, de souffrance et de joie, que j’ai approchée dans ma pratique de médecin, — de perte d’équilibre où tout se joue, ce que veut dire le mot « catastrophe », un coup de théâtre, quand l’existence est en jeu. La vie serait alors ce jeu, où le bonheur tire son sens du « malheur » qui l’habite et qu’il vainc.

Vous épousez diverses formes d’écriture, pouvez-vous nous expliquer lesquelles et pourquoi ?

Oui, ce sont autant de musiques et de contraintes différentes. La liberté d’écrire est inconcevable, pour moi, sans les contraintes formelles que je me donne. Musiques par le rythme, contraintes par les règles. Dans une phrase de Proust ou de Beckett, ce qui est dit peut être aussi fort, mais le point de vue change, et la forme, sur l’amour, sur le temps, etc. Et Beckett a si bien vu l’aspect « organique » du texte proustien…

Je voudrais dire que l’écriture poétique dépasse le cadre établi de la poésie comme genre. La prose de Nicolas Bouvier est poétique, dans L’Usage du monde ou Le Poisson-scorpion. Les frontières sont réductrices. Si je ne dis pas de mes textes que ce sont des « poèmes », ce n’est pas une posture, c’est ce que je vis, c’est tout. Et ce n’est pas une façon de « critiquer » ceux qui n’ont pas la même position. Le rapport aux mots n’est jamais anodin, et renvoie à soi. J’écris des textes dont la dimension poétique tient à ce que j’ai dit plus haut de la vie. J’ai commencé à écrire de la prose narrative, des nouvelles, un roman. Puis, j’ai écrit des histoires de façon poétique, versifiées, des « fictions poétiques », reprenant là, en la transformant, l’expression de Perros, que j’aime tant, au début d’Une vie ordinaire, « roman poétique ». Destin d’un ange, La Fourche racontent des épisodes critiques de la vie de femmes, prises dans un déséquilibre profond évoqué plus haut. L’existence, question de vie et de mort, où la folie parfois guette. Avec Aquarium, j’ai donné une forme poétique versifiée à un roman, autour de la maladie et de l’amitié.

Depuis, j’écris des textes plus courts, synthétiques, versifiés en fonction du rythme et du sens, comme Blues for Charlie (solo, façon Charlie Parker ou Charlie Haden ou Charlie Christian ou Charlie Mingus), ou Animots (dont le thème est la vie). Je suis passé à la musique resserrée, au quatuor ou aux suites pour instruments seuls, ou au chant, à la voix. Passer des mots, de la phrase, à la parole, charnelle et singulière, vive, parfois elliptique et obscure quand elle apparaît à la conscience. Cela me correspond mieux que le symphonique romanesque. Récemment, j’ai approché des formes poétiques traditionnelles, sonnet, quatrain, distique. Le sonnet est contraignant, un bel espace de création. En fait, une occasion d’affronter la langue et le monde, c’est l’essentiel, ce qui me permet de tirer un ou du sens de ce que je vis. Et je me suis rendu compte que ces formes, et d’autres encore, se trouvaient chez ceux qui s’empilaient à la tête de mon lit, Borges, Racine, Virginia Woolf, René Char, Virgile, Bonnefoy, Emily Dickinson, Shakespeare, etc. Les quatrains en alexandrins rimés, par exemple, sont des épiphanies, images surgies, sonores, visuelles, tactiles, etc, portant en elles aussi bien des idées que des actes, des couleurs que des émotions, des moments de la vie, de sa complexité. Ils visent une présence. Ils peuvent être liés les uns aux autres, ils n’en ont pas moins une vie propre. Je viens d’achever, en une première version, un cycle de cent un quatrains, mais ce n’est pas fini… Ceux que l’équipe de Terre à ciel a retenus en font partie.

Vous vouliez aussi insister sur « l’humilité qu’il y a à écrire », pourquoi est-ce si important pour vous ?

Lorsque je cite tel ou tel auteur, c’est toujours un hommage rendu, une marque de reconnaissance ; et dans chaque texte, j’aperçois un chemin ouvert, et jamais le bout. Être « écrivant », pour parler comme Barthes, c’est être en chemin. L’humilité ne va pas sans cette conscience aigüe du sérieux qu’il y a à chercher un mot, une phrase (dont la grammaire a raison de dire que c’est une « proposition »), un rythme, le rapport entre son, sens et sang ou sève. C’est la moindre des choses, vis-à-vis de soi, certes, l’enjeu d’une liberté lucide, et d’un travail…, mais aussi vis-à-vis des autres, car le lecteur ou la lectrice, est celui ou celle en qui le texte prend à nouveau vie, de façon inédite et intime.


Né au Maroc au milieu du XXème siècle. Médecin à l’hôpital de 1977 à 1982, dans la région toulousaine. Enseigne la philosophie depuis 1984, à l’Université de Toulouse 2 - Jean Jaurès depuis 2001.

https://aujourlanuitjjm.wordpress.com
http://www.crl-midipyrenees.fr/annuaire/auteurs/marimbert-jean-jacques/

Bibliographie

— Nouvelles : en revues : Europe, Brèves, Encres vagabondes, L’Instant du monde.

  • La Vie sera un sourire du ciel clément, Éd. du Ricochet, 1996

— Romans :

  • 13, quai de la Pécheresse, 69000, Lyon, coll., Éd. du Ricochet, 1999
  • Raphaëlle, Éd. du Ricochet, 2000
  • Le Corps de l’océan, récit, Éd. Jean-Pierre Huguet, 2007
  • Aquarium, Éd. du Cygne, janvier 2014

— Poésie :
En revues : Microbe, La Cause littéraire, Recours au poème, La Piscine, Revu La revue.

Publications récentes :
Ce qui reste : https://www.cequireste.fr/entrelacs/
La Cause littéraire : http://www.lacauselitteraire.fr/jean-jacques-marimbert-deux-poemes

À paraître :

  • Europe, sonnets (deux diptyques), 2018.
  • Traversées, sonnets (deux diptyques), sept-oct 18
  • Départ, récit poétique, Éd. de la Renarde Rouge, 2000
  • Destin d’un ange, suivi de La fourche, fictions poétiques, Éd. du Cygne, 2012
  • Jour, fiction poétique, Éd. Les Carnets du Dessert de lune, 2013
  • Animots, ill. Étienne Lodého, Éd. des Carnets du Dessert de Lune, 2015
  • Le vent noir d’Antonin, livre d’artiste, Colette Reydet (gravures, monotypes), 2016

— Livres Jeunesse :

  • Le Col maudit, roman policier, éd. Syros, coll. Souris Noire, 2002
  • Les Ailes de Camille, roman, éd. Casterman, coll. « Romans Cadet », 2002
  • Nuria la nomade, roman, éd. Syros-UNESCO, coll. « Les uns les autres », 2004
  • Hubert le chameau, album-conte, Le Seuil Jeunesse, 2011

— Essais :

  • La peau et le vernis, in Rudyard Kipling, Europe, mai 1997
  • Analyse d’une œuvre : La Mort aux trousses (A. Hitchcock, 1959), dir., éd. Vrin
    Philosophie, 2008
  • Analyse d’une œuvre : L’Homme à la caméra (D. Vertov, 1929), dir., éd. Vrin Philosophie, 2009
  • Histoire ordinaire et extraordinaire des cellules sexuelles, coll., éd. Hermann, 2010

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