Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Laurence Breysse-Chanet

samedi 31 octobre 2020, par Cécile Guivarch

I

    Reprise

Un éclat s’enfuit
couloirs obscurs
voix au cœur

Tu entends monter
l’ombre de la chanson

portée par les femmes

Le chemin respire bas
son souffle le tien
tenu par les mains
que trace ton regard

Le corps s’éloigne
coups très sourds

l’ombre des femmes

Croisée des fenêtres
bleu des bois
le jaune dans le noir
et ce vert de lune
sous l’eau dormante

Couloirs obscurs
un éclat qui s’enfuit

Les voix au cœur

    Déprise

Images soudées
au grain de la voix

Tu tentes l’oubli
le néant ceint tes épaules
tu glisses le fer
et la peau saigne

Ces bras blancs
la mort assurément

Replie les murs
sur la voix rouge

Long couloir où les échos
se brisent

Une attente suspendue
Le tapis sans tes pas

les tempes battent

le rythme seul

point d’orgue de vie

II

Long fuselage de la lame

Sur le sable son profil
que vient lécher la vague

Reflux du sang, du ciel,
noir d’ombre
soudain

la matière
où travaille le temps

            *

Écart des fils
l’intervalle juste
où ne passe qu’un peu de nuit

Contenir l’eau qui filtre
depuis les bords
de la mémoire

Terrain de boue,
les mains s’enfoncent

Elles sculptent
l’ombre du bois
daim souple
et crissement du cuir,
les pas
leur souvenir

Sous les pierres
rien que l’eau et
nulle empreinte

            *

L’acier frémit
douceur du corps
à l’abandon,
tant de confiance

les os savent-ils la mort

Un éclat qui s’enfuit
l’ombre de la chanson

que trace ton regard

III

Posée sur le bois
la peau reprend vie
silence et nervures

Se jeter plus loin
dans l’écoute blanche

don de la présence

IV

Mains rouges de la nuit
pour étouffer la douleur
au creux du cri
jeté sur les murs

Une forêt de liens noirs
brûle la peau claire
où s’endort le jour

V

Dans les ronces
la fleur blanche,
un lys sauvage est posé là,
madone des roches
racines enfouies dans le calcaire

Pierre poreuse, pétales
livrés au vent des arrachements,
étain forgé par le destin

Les épines douloureuses
protègent la peau d’autres morsures,
dextérité lorsque les pas
longent leurs précipices,

tu entends l’appel de la nappe
rouge qui rassemble les aimés

Sens sur tes mains la rudesse de la toile
c’est l’enfance et le sable
qu’elle chante pour toi,
le muguet joint au lys candide,
bois velouté sous la rudesse des écorces,

eau dormante où scintille
le reflet de celle qui sourit,
épaule bleue
sous l’abri des saules

VI

Blancheur irisée
sur l’opacité sereine du grand lac
par-delà le port entre les monts
le calme domine ses remous
au profond de ses yeux

Traversée de neige
les pas sur les pas
ce rythme prenant
qui revient toujours
ses contours prudents
ses écarts très sûrs

Au fond de la vallée
le retour de la voix
entourée de lumière

brassées de branches
sur son épaule
pour nourrir le feu

quand la terre
confiante attend
son printemps

VII

L’eau vient osciller sous les planches,
des vagues noires déjà
sous la barque

Une clarté soudaine saisit
la proue tournée vers les roseaux,
que le vent agite un peu

Le fin sillage cherche un nom
sur la rivière,
des deux côtés des rives de l’enfance

Points noirs les martinets,
comme écrire une réconciliation

VIII

Et si je te disais
les heures de haute espérance
bloc de vie en chacune de ses veines
os tremblants sous l’impulsion
vers l’ouverture risquée de l’air
consentie sous le fil des mains
qui découvre un visage

Le regard l’entoure
saisi par les cris qui célèbrent
déjà les luttes contre l’hiver

pour gagner les rives vertes
où étendre un corps confiant
fondu aux galets
dont il épouse le remuement
silencieux

Les rives, berge sûre
où les bras étendent leur confiance

Le murmure sous les eaux
remonte
jusqu’à toi
ton oreille l’accueille
et sur tes paumes

les traits de vie s’étirent
jusqu’à la mer au loin


Entretien avec Clara Regy

Être ange pour la seconde fois, fait « étrangement » résonner Prévert, et ce n’est pas anodin puisqu’il s’agit bien de poésie. On pourra tout d’abord découvrir le premier entretien de « l’ange » réalisé avec Cécile en 2013 avant de poursuivre ici, en découvrant ce qui pourrait être une conversation.
Vous me dites, Laurence que votre regard sur la poésie n’a pas changé, alors je cherche quelques différences entre vos textes récents et les —un peu— plus anciens. Je note bien sûr que le premier, « Le temps sous Janvier », était accompagné d’une traduction en langue espagnole, était-ce pour une raison particulière ? Votre dernier envoi n’en comporte aucune : en existe-t-il des secrètes ? Peut-être est-ce une question indiscrète, mais la parfaite connaissance de deux langues ne peut manquer de faire venir de multiples interrogations à ceux qui n’en « possèdent » qu’une !

Merci Clara de votre attention à ce que j’ai dit et à ce que j’écris, « Terre à ciel  » est vraiment un havre, une « morada » – une demeure qui porte bien son nom, il faut le redire et dire notre reconnaissance. En parlant avec Cécile, en 2013, j’avais essayé d’exprimer ce que je ressens au moment d’écrire un poème, et là, oui, je pourrais reprendre la même chose, y compris ce doute, quand on se demande si ça continuera, est-ce qu’un nouveau poème va advenir, ou plus jamais, on n’en a aucune idée. Je travaille ensuite les poèmes, mais cette advenue, cette rencontre, elle échappe totalement, le dire est banal, mais le vivre, c’est un pincement un peu vertigineux. Au long de ces sept ans, j’ai beaucoup écrit sur un poète espagnol, né en 1931 et qui habite à León, Antonio Gamoneda, dont la découverte, en 2004 – par l’angle d’un modeste sonnet, qu’il a écrit quand il avait dix-huit ans, quel pouvoir magnétique ! – l’a fait entrer dans ma vie. On a échangé de nombreuses lettres qui ont nourri elles aussi mes réflexions, je lui ai posé des questions sur ses lectures françaises, j’ai découvert par exemple sa connaissance très tôt de René Char, quand Feuillets d’Hypnos circulait de façon clandestine parmi les résistants sous la répression franquiste dans le León de l’Espagne des années 50. Ou son admiration pour Saint-John Perse – le souvenir de sa poésie, de son ample souffle, a fonctionné comme un miroir sonore, qui a permis à Antonio Gamoneda de briser un silence très long, sous la censure de la dictature franquiste. Après avoir écrit de nombreux articles – je suis universitaire, mais il n’y a là rien d’académique, c’est un engagement vital –, j’ai écrit sur son œuvre poétique un livre en espagnol. Au fil de ces années, j’ai vécu immergée dans ses poèmes, dans leur rythme litanique et puissant. Et cela m’a rendue à ma langue, depuis l’écoute profonde d’une voix espagnole. Mon désir improbable de vivre intérieurement les deux langues en même temps s’est calmé, comme une douleur qui s’apaise. C’est peut-être ce que je poursuivais, en écrivant un poème en français mais avec son écho pourtant différent en espagnol. Une conciliation, la restauration de ce que seule la poésie peut instaurer. Des expériences difficiles ont par ailleurs traversé mon écriture, comme ma vie, et l’ont modelée – des disparitions déchirantes, des situations contradictoires, des souffrances physiques brutales, les épreuves de la vie en somme. Ces années m’ont donné leurs images et ma voix a peut-être subi un élancement, celui de la douleur et celui d’une ouverture, un saut dans ce qu’on ne connaît pas, qu’on ne peut pas même imaginer. Je ne suis pas très imaginative, tout arrive en moi par des sensations, il n’y a pas de fiction dans ces enchaînements d’images qui me viennent parce qu’elles s’imposent à moi, et voilà, je m’élance pour les poursuivre.

Cécile vous demandait si votre écriture était influencée par les poèmes traduits, les poètes traduits, votre réponse se construisait entre certitudes, (le terme est un peu fort) et interrogations, quelle serait votre réponse aujourd’hui ? « Ombres sur elle » (et sa belle photographie), apparaît comme une métaphore filée, portée par un rythme très mélodique : « una canción » ?

Ce que vous me dites, chère Clara, me va droit au cœur, écrire una canción en français, ce serait tout simplement la réalisation de mon désir le plus profond !

Peut-être quelques noms d’auteurs que vous voudriez citer encore ou bien de nouveaux ?

Je lis et relis Lorca, c’est un peu attendu quand on sait que je suis partie vivre dans la poésie espagnole, mais son œuvre inépuisable, sa correspondance aussi, où l’on comprend son sens du travail poétique, conjugué à celui d’une fatalité contre laquelle on ne peut strictement rien – un vieil héritage andalou, qui lui fait écrire souvent dans ses lettres « veremos a ver ». C’est très bouleversant pour nous qui le lisons en connaissant les conditions atroces de la fin de sa vie, cet assassinat.
Je suis sensible aussi au fait que la poésie écrite par les femmes occupe trop peu d’espace, par rapport à son pouvoir de révélation, un sens autre de la vie, un regard d’une vérité aiguë, violente parfois, une violence en prise directe justement avec la vie. En Espagne, les femmes poètes se font entendre, je ne pourrais ici donner leurs noms, elles sont très nombreuses, il faut les traduire pour les faire découvrir au public français, et j’ai plusieurs projets comme traductrice, nous avons déjà fait des publications en revues. Je pense en particulier à Olvido García Valdés, à Esther Ramón, à bien d’autres encore. Lors de mon quatrième voyage à La Havane, en novembre 2019, j’ai découvert des femmes poètes cubaines, je lis aussi des poètes péruviennes, on connaît mal en France la poésie latino-américaine, on y découvre des œuvres extraordinaires. Il faut les faire connaître encore et encore, cela nous donne un magnifique horizon !

Et toujours cette question, un peu « bizarre » si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient- ils ?

Difficile ! On ne va pas ponctuer, je dirais intensité vérité emportement


Laurence Breysse-Chanet

Traductrice de poésie de langue espagnole (José Corti, La Profonde traversée de l’aigle, 1989 et Arbres en la musique, 1995, d’Amparo Amorós ; aux Éditions de La Différence, Le Bâton de Babel de Blanca Andreu, 1992 ; Arfuyen, Don de l’ébriété de Claudio Rodríguez, 2008, Prix Nelly Sachs de Traduction de poésie 2010 ; Éditions La Contre Allée La Femme-précipice, 2013, de Princesse Inca...) et en revues (Polyphonies, Europe, La Traductière...), poète (Limons, Rougerie, 2014, Cendres, un nom, à paraître ; poèmes en revues, dont Terre à ciel 2014), Professeur des université en Littérature espagnole contemporaine (Sorbonne Université), deux ouvrages (En la memoria del aire. Poesía y poética de Manuel Altolaguirre, Malaga, Centro Cultural Generación del 27, col. Estudios del 27, 2005 et Redes azules bajo los párpados. El pensamiento rítmico de Antonio Gamoneda, Préface de Miguel Casado, Paris, Éditions Hispaniques, 2019).

Photo : Élise Chanet


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