Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Pierre Warrant

mercredi 30 décembre 2015, par Cécile Guivarch

Extraits de confidences de l’eau

12.
il y a sur le sable
des châteaux qui ne vieillissent pas
des nuages bâtis aux souvenirs
des grains chauffés aux rires et aux chevaux

il y a quelques secondes
des coquillages une mouette
un peu de rien et de ce calme après la pluie
lorsque entre en nous la mer sans bruit sans effraction

et on est là
sans savoir sans oser
à écouter ces choses à ne plus vouloir
s’allonger sur le sommeil où tout pourrait finir

et on est là
debout à laver nos silences
à vivre la vague qui en nous se déchaîne
et porte au large un reflet qu’on ne pourrait imaginer.

13.
il y a
derrière la digue
un hôtel où l’on revient

c’est une toile que retiendrait la mer
l’année qui brille d’une nuit de calme
la main d’une femme sur une vitre de buée

il affrontera le vent la pluie où tout n’est pas visible
il apprendra la langue des nuages qui reste si lointaine
et ce qu’elle cache et qu’on voudrait nommer.

14.
au vent qui parle au passé
aux nuits de boue et de métal
le ciel descend et racle le souvenir

la lumière froide a enjambé la dune
et puise à l’horizon du sable
l’oubli qui tremble

la vague relève un os un nom
un inconnu dans la tranchée de la jeunesse
qui jamais plus ne dépassera son ombre

on n’entend plus on ne voit plus
on imagine des mains de rouge
et la beauté de son visage

des fleurs ont bu la rouille d’un fusil
une voix compte les croix
plantées en nous plus loin que nous.

15.
on écaillera la rouille
on fermera les yeux
on élimera le noir qui tait son ombre

l’adresse perdue de chaque nom jeté en mer

on tracera sur l’eau des bouts de vie
le presque rien d’un souffle
des mots noyés dans les silences

qui nommeront le clair obscur
les choses vivantes
ce qu’on accoste à l’aube

avec rien d’autre que soi-même

la paix se faufilera modeste et fauve
parmi les vagues les larmes
et ce qu’il reste de l’amour s’il n’a sombré déjà.

16.
c’est d’ici
que l’eau se lève
apprend
parfois se pacifie

elle porte
barges et bateaux
elle part
à la rencontre

ne connaît pas sa berge
ni quel pont
ni quel nuage
s’accrochera à son image

elle donne sang
aux veines de la ville
pour que la mer un jour
consente à l’accueillir.

17.
la lune attend fredonne et roule
l’enfant s’habille au vent des phrases
quelqu’un défend un ventre rond

parfois on se demande
ce qu’ils attendent des yeux qui brillent
de l’horizon de chaque soir

de tout ce qui ne peut se vendre ou s’acheter
qu’on reconnaît dans le silence
ou la musique d’un poème

parfois on se demande
et dans la nuit
on prend le risque de sourire.


Entretien avec Clara Regy

L’écriture a-t-elle toujours fait partie de ta vie ?

Oui en effet. Depuis toujours, j’ai eu le désir d’écrire des lettres, des petites nouvelles ou des textes pour moi-même et je suis venu à la poésie relativement tardivement, peu après l’entrée dans la quarantaine. La poésie faisait sans doute déjà partie de moi avec ce côté quelque peu rêveur, méditatif ou contemplatif qui me caractérise, mais je ne l’ai découverte de manière plus concrète qu’à ce moment-là de ma vie. Je m’y suis plongé alors avec délice en lisant beaucoup et en écrivant de plus en plus, tantôt en ateliers d’écriture, tantôt seul, face à la blancheur quelque peu éblouissante d’une page à écrire. Depuis, elle ne me quitte plus. Elle m’accompagne et me nourrit et lorsque je la laisse ou la délaisse un temps, elle me revient comme un besoin. Et ce besoin se glisse entre les jours, les événements du quotidien, les joies, les peurs et les tristesses aussi. Les mots de poésie, à lire ou à écrire, décantent en quelque sorte mon vécu de chaque jour, ils le simplifient, le facilitent ou le permettent tout simplement.

La poésie : une expression « spirituelle », ai-je entendu dans une de tes interviews ?

Oui, c’est vrai. Je pense que la poésie et la spiritualité sont extrêmement proches. Et les poètes dont l’expression est à la frontière de l’une et l’autre me parlent d’ailleurs beaucoup. D’autres aussi bien sûr, mais ceux là particulièrement, parce qu’il n’y a pas pour moi de barrière ou de distinction nette ou même nécessaire entre d’un côté, l’émerveillement ou le questionnement exprimé par le poème, et de l’autre, cette aspiration spirituelle qui accompagne l’abîme de nos questionnements face à ce que sommes ou ne sommes pas, face à ce que nous devenons et ne pouvons pas être. Je dirais que l’un porte l’autre, que l’un et l’autre s’épaulent et se renforcent pour nous aider à vivre. C’est là d’ailleurs que naît pour moi la nécessité même du poème comme expression d’une révolte silencieuse, comme montée d’une résistance indispensable qui ne s’impose si ce n’est par la douceur et le rappel de ce qui nous fonde. Il y a là, la douleur d’un monde qui n’entend pas, la douceur d’une parole trempée dans la faiblesse de ce qui est mais ne peut se dire que très doucement, à faible voix, entre l’espace ténu de deux silences. C’est ce vers là que l’on retient, et qui revient encore avec ses mots, ses états d’âme et ses balises jusqu’au bord de nos vies, remplies de trop de vide, heureuses ou difficiles selon les jours et les années.
On le voit, perçus comme cela, la poésie et le spirituel sont indissociables.

Ton écriture, suppose-t-elle des rites, des lieux, des moments particuliers ou des objets ?

Non. Il n’y a pas à proprement parler de lieu ou de rite pour que la poésie existe ou puisse jaillir. Il y a selon moi plutôt un état d’esprit et d’âme qui l’ouvre ou la permet, et qu’il n’est pas nécessairement facile de cultiver au quotidien. Et il faut parfois, c’est vrai, marcher beaucoup, longtemps et jusque dans des contrées très obscures ou très lointaines pour la rejoindre et la goûter. Mais c’est alors pour mieux refaire la démarche inverse, et revenir vers cette zone en friche, en soi, où s’ouvre le cœur, lorsqu’il redevient à nouveau plus disponible, plus ouvert et tolérant à lui-même, à l’autre ou au Tout Autre pour peu que l’on croie en sa présence.

Trois mots pour définir spontanément celui de… « poésie » ?

Je dirais… beauté à voir, beauté à dire, beauté à être.

Quels sont les auteurs (vivants ou morts... d’ailleurs) qui cheminent à tes côtés ?

Je pense naturellement à Cheng, à Maulpoix, Lemaire, Noullez, Mathy et Leuckx, à ces diseurs du quotidien qui s’élèvent au dessus de lui pour voir en lui et sublimer cette part sobre et économe et oubliée du monde et de nous-même qui ne demande qu’à s’ouvrir encore et encore pour rayonner humblement certes, mais avec force.

À la poésie tu ajoutes la photographie, quels liens fais-tu entre l’exercice de ces deux activités artistiques ?

J’aime capter la lumière sous toutes ses formes dans des pays ou des paysages inédits mais aussi dans la ville où j’habite. C’est une manière aussi de capter des visages, une bribe de temps et d’en extraire sa meilleure part. Souvent je m’inspire d’une photo pour écrire un poème. Parfois au contraire, la photo, dans la manière de la prendre et de se rendre disponible à la lumière, est déjà un poème visuel. Donc oui, les deux se complètent et contribuent à cette envie de ralentir ce temps qui va trop vite, emporte tout, et à ce besoin aussi de chercher des formes et des représentations nouvelles à ce qui est devant moi chaque jour et chaque matin.


Né en 1963, Pierre Warrant vit et travaille à Bruxelles.

Poète, photographe et voyageur par passion, il publie dans diverses revues de poésie depuis 2005 (Recours au poème, Bleu d’encre, L’Arbre à Paroles, Terre à ciel).

Il collabore à la revue du Journal des Poètes dont il est membre du Comité de Rédaction.

Bibliographie

  • En 2013, recueil « Altitudes » publié aux Éditions Tétras Lyre
  • En 2016, recueil « Confidences de l’eau »

Contribution aux anthologies

  • A Claires Voix publiée en 2013 aux Editions de l’Arbre à Paroles
  • La poésie Française de Belgique, une lecture parmi d’autres de Yves Namur, publiée en 2015 aux Éditions Recours au Poème.

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