Végétaux
« Un paysage n’est jamais risible. » (Bergson, Le rire)
« Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins. » (Rimbaud, Aube)
Wasserfall
1.
Au wasserfall, on rit à gorge déployée, et lui-même déploie ses eaux : on a l’impression de rire ensemble, l’impression d’un rire collectif.
Les sapins se joignent à l’allégresse, mais d’un rire plus retenu, et tout ce qui alentour est réputé inanimé.
Un paysage est parfois riant, mais il est toujours risible.
On peut rire sans posséder d’âme, même si c’est plus compliqué. Disons que l’animation n’est pas une condition nécessaire à l’hilarité, mais qu’elle lui est propice.
Les objets inanimés s’exhibent, et le wasserfall est probablement de tous le plus exhibitionniste.
Il est un amas de plus petites cascades, un amas de wasserfalls (de wasserfälle pour être exact), un amas d’images réduites de lui-même. Chacune de ces cascades clapote, et l’ensemble clapote aussi.
A l’hilarité nul n’est tenu.
2.
Risibles sont les paysages. La nature est là pour nous distraire.
Le wasserfall est la pointe de cette blague qu’est le paysage. Il en est la chute, au propre comme au figuré.
J’aime la nature d’un amour non-convulsif. Or j’ai du mal à m’imaginer fait d’un amas d’images réduites de moi-même. Il n’y a rien de végétal en moi.
La nature est là pour nous inspirer, ce qu’avaient bien compris les poètes romantiques allemands. Ce qu’ils n’ont pas perçu, en revanche, c’est qu’elle est aussi source d’hilarité.
Le wasserfall nous remonte le moral à mesure que ses eaux chutent.
A la différence de cheval, wasserfall ne fait pas son pluriel en -aux : il est invariable dans la mesure où il est une multiplicité identique à chacune de ses parties.
Les poètes avaient aussi à cœur de mettre en scène leur chute.
3.
Le rire est au-delà de l’inspiration. Et pas seulement parce qu’en riant on expire.
Ce que le wasserfall a de végétal, c’est précisément cette manière de présenter une même image à différentes échelles de vision.
Ses eaux clapotent et ses eaux tonnent.
On parcourt la nature et on s’esclaffe, romantique, symboliste ou de toute autre allégeance.
Végétal n’est pas invariant : il fait son pluriel en -aux. C’est illogique dans la mesure où le végétal est un amas d’images réduites de lui-même.
Le paysage raconte une histoire. Une histoire drôle.
Les poètes rient beaucoup. La poésie provoque l’hilarité.
Coquelicots
1.
Il y a une légende à propos des coquelicots : des taches de sang qu’aurait laissé un combat entre deux géants, ou quelque chose dans ce genre.
La nature, qui est facétieuse, les a fait très-colorés et très-fragiles. Leur éclat est donc fragile, et leur fragilité visible de loin.
Quand un taureau foule un champ de coquelicots, la couleur et la fragilité de ces derniers les voue à une destruction certaine.
Il y a chez les coquelicots un entêtement à défier la réalité, qu’ils embellissent pourtant.
A mépriser ce qui est purement décoratif, on finira par ignorer les coquelicots, qui ne sont qu’éphémère parure.
La répétition du mot « fragile » n’est pas disgracieuse. La preuve : fragile, fragile, fragile.
Alors qu’un souffle peut emporter les coquelicots, on se demande bien contre quoi la rugosité de leur tige est censée les protéger : c’en est presque risible.
2.
A la réflexion, la légende parle peut-être d’un combat entre les dieux et les hommes. Les dieux ont le sang bleu, les hommes le sang rouge. Quand on voit des coquelicots c’est que les hommes ont saigné, quand on voit des pervenches c’est que les dieux ont perdu. Quand on voit les deux, c’est match nul.
Quoi qu’il en soit, on ne peut regarder un coquelicot en pensant qu’il est le simple produit d’un quelconque déterminisme.
La force ne se révèle qu’à son contact immédiat ; la fragilité est perceptible à distance.
Les coquelicots appartiennent à la réalité au même titre que la légende appartient à la représentation.
La nature aime rire et se parer : elle est moins végétalo-minérale qu’on ne le pense.
Il y a quelque chose de comique tant à l’éclat qu’à la fragilité des coquelicots. Ce rouge a le triomphe bien facile, quand leur intégrité est menacée à chaque instant.
Il manque peut-être aux coquelicots cette dignité que confère l’effacement.
3.
Les hommes ne cessent de s’affronter aux dieux, avec des fortunes diverses.
L’impermanence des coquelicots ajoute à leur légende.
Pour se moquer d’eux, on a envie de dire : « et rouge il a vécu ce que vivent les rouges / l’espace d’un instant ».
Si on les respectait vraiment, pourquoi les aurait-on d’ailleurs affublé de ce nom ridicule ?
Les coquelicots nous apprennent que la fragilité n’exclut pas l’immodestie.
On a toujours envie de les fouler, en partie par iconoclasme, en partie par réaction contre leur arrogance.
Quoi qu’il en soit, on raconte tant de choses à propos des coquelicots qu’il est difficile de distinguer la légende de la réalité.
Tournesols
1.
Il y a beaucoup de vérité chez les tournesols : jaillissant dans des lieux très sereins, ils figurent une foule en déroute, observant terrifiée un agresseur imaginaire.
Pourtant : ils ressemblent à ce point au soleil qu’on ne peut soupçonner d’antagonisme entre eux et lui ... Les tournesols sont de schématiques soleils.
Mais si le soleil feint de les massacrer : la victime peut-elle être caricature de son bourreau ?
Les champs de tournesols de Van Gogh préfigurent Guernica.
S’ils avaient des bras, leurs gestes seraient probablement désordonnés. Je suppose que toute plante appréhende l’instant de sa cueillette.
Seuls des enfants peindront encore des tournesols.
Rayonnants ou avachis, les tournesols dramatisent le paysage. Ils déchoient avec une telle science ! Mais je les préfère figés dans l’effroi.
2.
La victime peut-elle être caricature de son bourreau ?
Ou image simplifiée, comme nous le sommes de Dieu. Or Dieu n’est pas notre bourreau (c’est même le contraire).
J’ai oublié la texture de la tige des tournesols. J’en ai cueillis il y a longtemps ; il y a longtemps aussi, mais un peu moins, j’en ai mis dans un vase, ou j’en ai transvasés.
Je crois que la tige des tournesols est râpeuse. Recouverte d’un duvet un peu rêche.
Je pourrais vérifier mais alors je saurais.
J’ignore aussi leur hauteur exacte et leur espacement.
Les tournesols pourraient tout aussi bien flotter dans l’air.
3.
Je suppose que toute plante appréhende l’instant de sa cueillette.
Les tournesols suivent la course du soleil comme le faon la tache blanche de sa mère.
Si on finit par ressembler à ce qu’on observe avec insistance, pas étonnant que j’ai l’odeur de la pluie.
Quand le soleil disparaît, le regard d’effroi des tournesols se transforme en un regard d’espoir.
A-t-on déjà observé un tournesol sous la pluie ?
Comme les tournesols, les nénuphars sont tournés vers le soleil. Les nénuphars flottent à la surface de l’eau, les tournesols flottent dans l’air.
Au fond, j’ignore tout des tournesols.
NB : les textes sélectionnés constituent trois parties d’un seul poème intitulé « végétaux ».
Entretien avec Clara Regy
Vous dites ne pas écrire depuis longtemps, qu’est-ce qui vous a amené à écrire (ou à écrire davantage aujourd’hui ? (si ce n’est pas indiscret).
J’ai vécu dans plusieurs pays et beaucoup voyagé à titre professionnel jusqu’à il y a quelques années. J’ai alors commencé à écrire de manière plus suivie, sans doute pour combler le vide laissé par la sédentarisation, et aussi parce que j’avais engrangé pas mal de lectures, d’images et de projets au cours de ces voyages.
Si je vous demande quels sont les poètes qui comptent pour vous, je sais que l’on peut déjà citer Rimbaud, certes il est encore et toujours « admiré, aimé, adoré », mais qu’éprouvez-vous, vous personnellement pour ce « jeune poète » ? Savez-vous vraiment pourquoi, il vous inspire ainsi ?
Je lisais Rimbaud à 17 ans, mais on n’est pas très sérieux à cet âge-là…
L’inspiration du poème que vous publiez vient plutôt de Nathalie Quintane, qui elle-même l’a probablement tirée de Wallace Stevens pour certains de ses textes qui sont des séries d’assertions sur un sujet donné, avec des changements d’angle progressifs. J’avais voulu faire un poème à leur manière. Les citations en exergue de Bergson et Rimbaud conduisent à l’interrogation : la Nature peut-elle être drôle ? Une question en forme de koan des bouddhistes zen, ces questions un peu absurdes (la plus célèbre d’entre elles : quand on applaudit des deux mains, quel bruit fait une seule main ?) qui engagent à une réflexion débridée.Je vous demande tout de même quels sont les auteurs (poètes ou non) qui font partie de votre quotidien ? Et que trouvez-vous particulièrement dans leurs mots ? (Ou que cherchez-vous ?)
Parmi les poètes qui comptent pour moi, je citerais Dante en tout premier lieu, et ensuite, un peu pêle-mêle : Rutebeuf, Hölderlin, Pessoa, T.S.Eliot, Nicanor Parra, Viel Temperley, Ivar Ch’Vavar… qui ont en commun d’écrire des poèmes longs ou de revenir souvent sur les mêmes thèmes, ce qui permet de développer une familiarité progressive, une intimité, une connivence. De larges fleuves plutôt que des étoiles filantes. On a l’impression d’être mis à contribution en tant que lecteur, de faire le voyage avec eux. A l’inverse, les poètes chinois Tang et leurs poèmes de vingt caractères qu’on redécouvre même après cent lectures.
Enfin, je suis fasciné par les formes classiques, notamment le sonnet. C’est une forme qui a étonnamment et malencontreusement été abandonnée au moment même où Mallarmé et Nerval lui avaient ouvert de nouveaux horizons. J’en ai lu récemment de superbes de Tchicaya U’Tamsi dans le dernier numéro des Hommes sans épaules, comme quoi le genre a de l’avenir.
Pour écrire avez-vous besoin de silence, de calme, de recueillement presque, ou l’envie, le d’écrire peut-elle surgir à tout moment ? Des habitudes ou des hasards ?J’écris peu mais je pense beaucoup à ce que je vais écrire, à toutes les heures de la journée et dans toutes les situations. La difficulté est de capter les idées quand elles se présentent, et bien sûr de trier dans le flux des images conscientes, aptitude qui distingue probablement le poète expérimenté du poète débutant. A une époque j’ai voulu m’astreindre à écrire « sérieusement », régulièrement et à heure fixe, mais comme dit le proverbe chinois : « on ne fait pas pousser les fleurs en tirant dessus ». Donc je n’écris que quand j’ai une idée en tête suffisamment aboutie, et alors ça prend très peu de temps.
Et dernière question subsidiaire, si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
De nos jours on dirait : produire du contenu. Non je blague.
Bertrand Gaydon
J’habite Paris après avoir vécu en Belgique, aux Etats-Unis, en Argentine et en Chine, pays où mon métier d’ingénieur m’a conduit et qui ont comblé mon goût du voyage et celui des littératures d’ailleurs.J’écris de manière un peu plus suivie depuis quelques années, poèmes et nouvelles principalement.
Bibliographie
- L’Anguille (nouvelle), revue Brèves n°118
- Des poèmes dans les revues Mots à Maux n°20 et Décharge n°195, et sur le site de la revue Décharge (Voix nouvelle : Bertrand Gaydon - Décharge)
- Le récit-page - Bertrand GAYDON (recit-page.fr)
- Kléber (nouvelle), site Rue Saint-Ambroise
- Des micronouvelles sur le site de la revue Harfang (Nouvelles d’Harfang : Micro du mois (nouvellesdharfang.blogspot.com))