(photo : Sophie Kondaouroff)
(extrait inédit)
Née à Moscou en 1988, Marina Skalova est auteure, traductrice et dramaturge. Elle écrit en français et en allemand. Son recueil Atemnot (Souffle court), paru chez Cheyne éditeur, a reçu le Prix de la Vocation en Poésie en 2016. Elle a également publié Amarres chez L’Age d’Homme et de la poésie dans différentes revues : Remue.net, Décharge, Contre-allées, N47, Libr-Critique…
Mini-entretien avec Sabine Huynh
Qu’est-ce que la poésie pour vous ?
Il y a des poèmes qui sont entrés dans mon corps depuis que je suis toute petite.
C’est une affaire d’oreille, de poitrine, de poils qui se tendent, de cœur qui accélère. Une sensation qui était là bien avant que je sois capable de la penser.
Il y a des poèmes que j’ai lus et relus et relus et relus encore une fois que j’étais plus grande, parce que j’avais en leur présence la sensation que la poésie pouvait contenir le monde entier dans quelques mots.
Il y a les poèmes que je ramasse, mot par mot, et que je coupe déplace cisèle traduis ; travaille travaille travaille. Je ne crois pas tellement à l’inspiration, même si écrire est plus difficile certains jours que d’autres, et que les moments où cela vient plus facilement sont toujours les bienvenus.
Pour moi, c’est surtout un travail, ardu et souvent décourageant, au plus près de la langue et de la matière des mots.
Et qu’en est-il de la langue poétique : s’apparente-t-elle à une langue étrangère (au sein d’une autre langue, d’une langue commune, cf. Proust) ?
Ecrire pour moi, c’est chercher une langue. C’est surtout un tâtonnement, à partir de la sensation que les mots qui me viennent en premier ne sont pas les miens, que je dois trouver une façon de les décaler. Donc oui, je pense qu’il peut s’agit d’une façon d’altérer, d’étranger la langue, peut-être.
La notion de voix est assez à la mode. Mais je la trouve intéressante pour désigner ce processus par lequel on tente de donner à entendre la ou plutôt les voix qui palpitent en nous, depuis déjà avant. Quand on s’est toujours senti étrange, cela peut donner une langue étrangère, oui.
Mais l’étranger n’existe pas sans référence à son contraire, le propre. J’ai l’impression que pour rendre une langue étrangère, il faut avoir un point de départ, une norme, une référence. Pour ma part, j’ai souvent eu l’impression de ne pas vraiment avoir de langue, et plutôt de chercher à créer un territoire en écrivant.
Le français et l’allemand, les deux langues de votre recueil édité par Cheyne, Atemnot (Souffle court), ne sont pas des langues maternelles pour vous. Ainsi me viennent à l’esprit ces questions qui se recoupent : votre langue maternelle est le russe, pourquoi n’écrivez-vous pas dans cette langue et en quelle langue pensez-vous ?
Je suis née en Russie mais j’ai grandi en France et en Allemagne. J’ai appris le français à l’âge de trois ans, c’est donc une seconde langue qui est venue très tôt. C’est aussi la langue dans laquelle j’ai été scolarisée en premier lieu, et dans laquelle j’ai lu le plus de livres. Ecrire en français est donc venu assez naturellement…
Comme je suis arrivée en Allemagne à six ans, j’ai aussi appris l’allemand assez jeune. J’écrivais en allemand lorsque j’y vivais, sans me poser de questions car cette langue a pris le dessus pendant cette période de ma vie.
Je pense dans les trois langues, la plupart du temps, cela varie selon le contexte, selon mes interlocuteurs, selon le pays où je me trouve... Mais je n’ai jamais écrit en russe, probablement parce que j’ai une relation très orale à ma langue maternelle, peut-être aussi parce que dès l’enfance, c’était la langue de mes parents, et qu’écrire en français ou en allemand me permettait de m’approprier un espace à moi.
De façon générale, tout comme l’identité ne se définit pas uniquement par l’origine, j’ai souvent l’impression que la notion de langue maternelle demeure surestimée. Nous sommes de plus en plus nombreux à avoir des identités et des langues multiples.
Qu’est-ce qu’une langue pour quelqu’un qui écrit ? Un outil ?
Une matière plutôt, un tissu. Un tissage de sons et de signes, qui imprègne la pratique. Ce que j’écris est étroitement lié à la langue dans laquelle j’écris, à ses sonorités, à sa musique. On ne coud pas de la même façon selon si l’on a un plaid ou un duvet synthétique entre les mains, par exemple. Je pense vraiment que la langue est le matériau que l’écriture triture, malaxe, modèle.
Traduire, écrire dans plusieurs langues, cela permet-il d’essayer de mieux dire, d’être au plus près d’un indicible ?
Non, je dirais plutôt même que cela creuse le silence. Mais cela permet peut-être de délimiter un territoire, celui, précieux, de l’entre-deux.
Je pense qu’écrire en deux langues fait d’abord rejaillir la distance d’une langue à l’autre. Pour moi, cela souligne surtout les écarts entre elles, ce qui fait que les visions du monde qu’elles portent ne se recoupent pas, qu’elles demeurent étrangères l’une à l’autre mais incarnent une multiplicité possible. Ce qui les rapproche, ce sont alors les homophonies, les résonances de sons…
Écrire a-t-il forcément à voir avec l’expression d’un indicible ?
Ce qui est surprenant avec le terme « indicible », c’est que l’on a créé un concept assez imposant, grand et gonflé, pour englober des choses parfois minuscules. Ce que l’on ne peut pas dire, ce qui ne se dit pas, ce que je ne dis pas, ce qui est passé sous silence… Je ne sais pas si cela a à voir avec l’indicible, devenu substantif et notion philosophique, ou même avec ‘un’ indicible, si on entend par-là l’idée de quelque chose qui ne serait pas dicible à-priori.
C’est plutôt l’incapacité de dire qui m’intéresse, la Sprachlosigkeit en allemand, que l’on pourrait traduire par la perte ou l’absence ou la lacune de la parole, mais qui peut aussi induire qu’elle a été coupée.
Ecrire n’est pas forcément lié à cela, bien sûr. L’écriture de poésie, pour moi, s’inscrit surtout dans une relation au silence, d’un silence si imposant qu’il devient nécessaire de le trouer du dedans. Je crois que pour moi, l’écriture est souvent cette percée...
Entre autres choses.
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