Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Arnaud Bourven

samedi 14 juillet 2018, par Cécile Guivarch

Sentier

I

le sentier
entre en forêt

réellement

-

aucun combat
n’est plus calme

plus opérant

-

rien n’est écarté
rien n’est pris

tout tient des flammes et de l’averse

-

ses lumières escarpées
y projettent

des constellations d’humus


II

sentiers irrigués de bleu
griffures effilées
seringues des ronces

-

des chenilles
les âcres ravages
parmi les plus vieux buis

-

peau ruisselante
du sel et des orties
la brûlure

-

voir
trouble
n’être assuré
de rien

-

parmi les mains
tendues des châtaigniers
le filtre des hêtres
l’enfance des marronniers

-

tu marches
silence en balancier
tendus
vers le haut
se questionnent
tes yeux clos

-

que le poème s’écrive
que le poème s’efface
rien de moins sûr


III

sous le signe des forêts
l’âpre loi des résines
l’anarchie des mousses

marchons
droits et courbés

-

à larges mouvements
sous le lierre de la mémoire
l’oubli des lisières

apaisés

laissons fougères comme écorces
se refermer

-

hébergeons la pénombre

ce soir
aucune battue
ne nous atteindra

pour une heure
ne serons plus proies

-

grand besoin de ta résistance
de ta lecture énigmatique

odorante forêt

la brume
émanant de tes feuilles
lavera toute insulte


IV

je pouvais voir
d’immenses forêts

plus hautes que villes
plus fragiles que vitres

-

sur l’étendue nue des eaux basses
elles dansaient

mesurant à l’échine du granite
le risque du vertical

-

l’instant d’après était la chute
efficace

puis
l’effacement total

-

qui de nous deux égara l’autre
immense forêt que je voyais danser

tout n’est plus que balises
nomenclature des moindres fissures

-

comme si cela pouvait durer plus longtemps
que la danse des forêts sur l’abîme

comme si chaque grain compté sur la grève
pouvait être autre chose que ces torrents de pluie

-

je replie pour moi ce papier
où noter la forêt que je voyais danser

la falaise
au piano


Forêt d’un seul arbre

à Jean-Loup Trassard

forêts en la forêt
d’un seul arbre
lent processus d’éclaircissement

-

pelages bleus
noyés de nuit
des hauts châtaigniers de l’enfance

-

caressant chaque veine
la main vieillie
imite savamment la sève

-

des terres
peu épaisses
prennent larges inspirations

-

la pluie
n’oublie rien des feuillages
quand elle touche aux abers

-

dans la forge
non ponctuée des phrases
les ruisseaux qu’elle tresse

-

comme elle
souvent désiré
écrire autre chose

-

papiers repliés
rendus au lourd sommeil
des insectes fouisseurs

-

briser
l’éloignement des mares
emplies de renaissants voyages

-

suivons d’anciennes ragoles
arrondissons l’épaule
sous les sentiers ovulaires

-

décrire les racines traçantes
contournées en chemin
quand bruissent ces heures étayées

-

calme
un message porté
à qui lit plus haut

-

les graines piétinées
s’entrouvrent
sous la guérison du givre

-

où loge la parole
seuls
nous l’apprendrons


Petit entretien avec Clara Regy

Pouvez-vous nous dire quand a commencé pour vous « l’aventure » de l’écriture ?

Comme beaucoup, le désir, la nécessité de l’écriture sont venus assez tôt puis ont mis très longtemps à prendre leurs premiers appuis. Le temps de l’écriture et plus encore le temps de la poésie sont sans rapport avec le temps fractionné, minutieusement mesuré, plein à craquer et constamment accéléré des vies qui sont bien souvent les nôtres. La poésie est un lent sentier à se découvrir. C’est d’ailleurs ce sentier d’écriture fait de transformations, d’arrêts, de rencontres, d’attentes, de doutes, d’influences diverses qui est passionnant. Il se poursuit, je l’espère.
Si je pouvais définir dans les limites claires d’une formule définitive les origines passées et présentes de cette nécessité, je n’aurais sans doute plus alors à écrire un seul poème.
Au départ se trouve peut-être une tentative de résistance, bien modeste sans doute, aux injonctions de performance, d’immédiateté, d’efficacité, de conformité que la société « sérieuse » veut nous imposer, la volonté de ne pas toujours se conformer aux simulacres de réel qu’elle prémâche, de ménager en soi un espace disponible à l’humaine réalité, la réalité sensible du monde où nous vivons.

Certains auteurs ont-ils participé à ce désir d’écrire ?

Je me souviens d’avoir un jour entendu cette phrase, prononcée je ne sais heureusement plus par qui : « Moi, je ne lis pas de poésie. Vous comprenez : je ne voudrais pas être influencé ». Je pense au contraire qu’il faut aller à la rencontre d’écritures différentes, voire si confronter, qu’il est essentiel, en se gardant autant que possible de la stérile imitation, de reconnaître ses propres influences.
Je lis de nombreux poètes, essentiellement contemporains. Certains portent des noms aussi connus que Char ou Michaux, d’autres sont plus discrets, publiés le plus souvent chez de modestes éditeurs, modestie qui n’enlève d’ailleurs rien ni à leur qualité ni à leur engagement.
Certains auteurs, comme Georges Perros ou Xavier Grall, sans vraiment influencer je crois mon poème, sont de précieux compagnons. D’autres, comme Eugène Guillevic ou Roberto Juarroz, marquent certainement plus directement mon écriture.

Avez-vous quelques rituels ? Quelques éléments déterminant l’acte d’écrire ?

Non, pas vraiment de rituels. Ce qui importe avant tout c’est d’être attentif, de se rendre disponible à une sorte de profond frémissement qu’on appelle parfois l’état d’écriture. Dans ces moments fragiles, ténus, qu’un rien peut abolir, où la parole, le temps lui-même changent de consistance, existe à la fois un grand calme et une grande tension intérieure. Presque une sensation physique. Une sorte d’état d’alerte sereine. Mais cet état ne se provoque pas, se décrète moins encore. Tout au plus, peut-on, au fil du temps, affermir l’écoute, laisser moins échapper ces instants où le poème peut parfois surgir, saisir ces moments où l’esprit n’est pas encore happé par les multiples rôles du jour : tôt le matin, les longs moments de silence, les grandes marches…

Vous évoquez votre « perception de la nature », celle aussi du « territoire » pouvez-vous nous éclairer sur ces deux éléments tout à la fois proches et éloignés ?

Ce sont effectivement deux éléments déterminants de mon poème tel qu’il me vient aujourd’hui. Dans mon esprit, le territoire et la perception de la nature sont, comme vous le soulignez, à la fois différents et d’essence commune.
Le poème qu’il m’arrive d’écrire comme le poème qui me touche, s’inscrit le plus souvent dans un espace à la fois concret et mental. En ce sens, la poésie est pour moi plus proche de la danse ou de la peinture que de la musique dont elle est bien souvent rapprochée. Je ne refuse d’ailleurs pas cette identification à la musique qui est réelle mais qui sous-entend trop souvent une sorte de « musique des mots », une soi-disant nécessaire « joliesse » de la poésie qui me semble hors de propos.
La poésie s’inscrit donc pour moi dans un territoire où la notion de frontières est bien évidemment effacée car elle inclurait les idées délétères de conquête et d’occupation. Il ne s’agit pas de cela. J’évoquerais ici plus volontiers la géopoétique de Kenneth White qui selon ses propres mots « … est une théorie-pratique transdisciplinaire applicable à tous les domaines de la vie et de la recherche, qui a pour but de rétablir et d’enrichir le rapport Homme-Terre depuis longtemps rompu, avec les conséquences que l’on sait sur les plans écologique, psychologique et intellectuel, développant ainsi de nouvelles perspectives existentielles dans un monde refondé"
(http://www.kennethwhite.org/geopoetique)
Ce territoire peut être compris comme un espace d’exploration (de la langue, de soi…) mais ne se limite pas à cela. Il est essentiellement pour moi un espace de cheminement de la pensée et de l’être, donc de l’écriture poétique. Un espace où il devient possible de voir, d’accueillir et de vivre.
Les éléments naturels, la mer, la forêt, l’arbre, la pierre, la rivière, parmi les formes les plus fondamentales que j’évoque, sont très présents dans mon poème. Ils relèvent bien sûr d’une écoute, d’une perception, d’une observation de la nature mais il ne s’agit pas, pas plus que pour le peintre et le photographe, de s’arrêter à la simple description de la chose vue. Le sentier par exemple est autant un sentier véritable, ou l’image mentale de tous les sentiers parcourus, qu’un sentier invisible, sensible, poétique c’est-à-dire vecteur de transmutation et de revascularisation profonde du monde. L’expérience vécue, la présence de la nature permettent, par le dialogue qui s’engage dans le poème, d’ouvrir un passage vers le réel, de se resituer dans le monde. Rien ne me vient hors de ce dialogue. Le poème change la rivière autant qu’elle change le poème.

Nous ouvrir aussi à ce que vous entendez par « longueur et brièveté de l’écriture » ? Cela reste un peu mystérieux...

Rien de vraiment mystérieux à mon sens. Ces deux perceptions, le fugitif et l’éternel, s’enchevêtrent dans toutes les formes artistiques, dans toutes les pensées humaines. Le poème, son écriture et sa lecture n’y échappent pas. Il s’inscrit tout naturellement pour moi à la fois dans l’instant, le présent, le moment vécu et l’idée de durée. Peut-être s’agit-il, par le poème, de passer du temps inconscient, atone, à un temps véritablement vécu. Cela évoquera certainement le haïku dont je suis lecteur mais que je ne pratique pas.
Au fil du temps, je me suis peu à peu attaché aux formes d’écritures brèves. Je suis porté vers un certain dépouillement qui je l’espère ne va pas jusqu’à l’assèchement et qui ne refuse pas, je crois, toute forme de lyrisme. Cette brièveté n’implique d’ailleurs pas nécessairement des textes courts. Mes poèmes sont le plus souvent constitués de très courtes séquences pouvant être lues comme des textes autonomes mais qui s’enchaînent à la manière de strophes pour former des poèmes parfois assez longs et dont l’écriture peut me tenir pendant plusieurs semaines, parfois plusieurs mois. Là encore, longueur et brièveté se répondent.

Et enfin si vous deviez définir le terme « poésie » en 3 mots ou 3 phrases quels seraient-ils ?

Pour définir la poésie, épineuse et même insoluble question, je reprendrais bien à mon compte l’espiègle formule de Guillevic : « La poésie c’est autre chose  »
Mais pour ne pas me défausser complètement :
sur la langue
un silence
sec
comme une graine


Né en Bretagne en 1972, je vis aujourd’hui en Mayenne.

Parutions :

  • Phréatiques, éditions DLC - 2007
  • Grande surface, éditions DLC - 2008
  • Marnage suivi de Forêt traversée, éditions RAZ - 2016
  • La haie / La cerca, éditions bilingues français/espagnol RAZ/MEX. Traduction d’Elise Person - 2017

En anthologie :

  • Poème ultime recours, une anthologie de la poésie francophone contemporaine des profondeurs, éditions Recours au Poème - 2015
    * DUOS - 118 jeunes poètes de langue française né.e.s à partir du 1970, anthologie dirigée par Lydia Padellec. Bacchanales n°59 - Mars 2018

Avec d’autres artistes :

  • Trajet, livre d’artiste d’André Jolivet aux éditions Voltije - 2016
  • Exposition « Réunir les rivières – Poèmes in situ » :
  • installation en duo avec l’artiste Elodie Lemerle : « L’art dans les jardins » Château-Gontier (53) - 2017
  • installation dans les rues, sur les façades, au bord de la rivière à Saint-Pierre-sur-Erve (53) - Août et juillet 2017
  • Quelques poèmes, textes et notes de lecture dans les revues Microbe, Dissonances, Recours au Poème

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