Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Un ange à notre table > Isa Solfia Manzano

Isa Solfia Manzano

lundi 2 décembre 2024, par Cécile Guivarch

tu as l’habitude de l’incendie du
poème
où les formes fulminent
où les réveils culminent

j’ai entendu sa conversation
avec la beauté de tes épaules
mes lèvres qui s’y collent
(et tout ce blabla-là)

j’ai entendu sa conversation avec
la profondeur
le velours immortel des vagues des
désirs (lesquels ?)

ce qui éclate brûle crépite

la voix de la pierre
l’appel du lichen
les feuilles mortes comme des
linceuls
le galop des algues
les plaintes de l’eau

voilà voilà c’est cela
 : le respirer-libre
le désir-monde

écoute écoute écoute
(encore un peu)
tu m’as arrachée avec ta langue
liquide
à mes rêves passés et tu m’as
agrandie

je suis un arbre aux branches
cassées
ramifiées en pétales humides qui
dégouttent et enflent
je suis l’œuvre d’hier et des
semences futures

la nuit est un comptoir de brèves
incertitudes
coïncidant les rives l’abandon les
crépuscules

sur les épaules pèse l’urgence
scintillante en arabesque
je vois se former à la marge
des kilos de cendre de déraison

détail d’une ligne je ne suis que
virgule disparue
solitude d’une brève
suspendue
clairière transformée en
remède cryptique

je suis l’aube aux yeux piquants
l’ode au verbe cinglant
je marche droit vers le sommeil
quand j’alerte les réveils
réelle je fume détours tours
autours discours
qui suis-je au fond
(je suis l’entour)
illusion ou long discours
je cours je vague je long-cours
loge aux creux frémissants des
chimères
rougissant les limbes des encres
délétères
bohème sans concession je
suis l’univers sel du talent

j’ai failli froisser la feuille
le bagage sur le dos le cœur sous les
aisselles

j’ai failli froisser la feuille
histoire de toutes ces guerres
consignées pour l’oubli

(salutaire à la résurgence du
présent)

j’avance là
face au sol sur les réseaux des rails

les oreilles se détachent
chants d’oiseaux et autres
merveilles loin des yeux des
humains

(salutaire à la résurgence du
présent)

j’ai failli froisser la feuille
je l’ai glissée entre mes seins contre
le cœur, toujours

(c’est là que battent les trois temps)

demain ouvrira un chemin
mais pour le moment

les oiseaux

j’avance le regard tourné vers le
soleil il y a tout ce qui bruit dans le
bruit de mes pas (les tiens les siens
les leurs ceux du monde --- de tout
ce qui est humain --- de ce qui ne
l’est pas)
je pas je passe je combien de fois à
te murmurer les memento mori de
mes sommeils impossibles
je cueille je garde je transforme
       j’offre
je ne compte jamais les milliers de
beautés partagées
j’aime le donner et l’offrir j’aime ces
verbes comme tous les sourires que
nous échangeons
le centre de la pièce qui est comme
un ventre rond et création créative-
spirale
les fleurs sauvages la clarté des
arbres dans les obscurités des
forêts en été
       j’apprends tant et temps
et tant encore à aimer les ténèbres
et les jours et le son de la harpe des
éclipses de soleil la nuit m’est
prudence le jour évanescence et
dans les bruits de ces pas passants
mêlés de patience j’observe de la
vie l’absence la présence
       diversité immense

avec les arbres entre les friches de
mes mots
j’ai construit une maison (sans
même les couper
 : ni les arbres ni les mots)
J’ai ému l’évidence des pas de
poésie
(l’art subtil de dire la vie)
Aérienne surface d’une page
blanche où tout est possible
(même un monde en paix)
J’ai semé des soleils et respirer des
jours fais durer et durer des
journées poésie et des fêtes
tardives de rires d’amour d’amour
de rires
On a fait chair des vents des
jardins fertiles des douceurs des
mémoires des ombres de nos
lèvres
On fait chers les gestes et les fruits
et les incorruptibles routes des
chemins de poussière
On a construit un pays d’oiseaux et
passé tous les seuils
Tous les seuils
Alors que nous reste-t-il ?
 : les milliers de possibles d’une vie
d’amour

tout est consenti
& j’accepte de recevoir le monde
dans mes tripes d’enfant
je suis peuple et rivière et graines
et terre et eau et vague et âme
je nourris le monde & le monde me nourrit
je suis nourrisson
babil et fantasmes
j’observe le monde depuis mes pupilles vagabondes
je palpe je souris je pleure je surgis
je survis
le monde me nait et je nais au monde
je n’ai rien
(on m’avait prévenue)
on m’avait dit qu’il ne fallait pas
regarder par là-bas
j’ai pas écouté
(quoi fallait-il être autre pour être soi ?)
on m’avait dit qu’il fallait
ne pas regarder là-haut
(mais fallait-il être faux pour se sentir vrai ?)
les yeux ont leurs saisons
j’ai senti la ruse et j’ai vu les masques
j’ai fait tomber les poussières
elles ont tout révélé
j’ai adoré en rire
en rire à en avoir mal
au ventre aux joues et jusqu’aux dents
j’ai parlé avec le clown & il m’a rassurée
il a dit qu’il fallait pas ne pas falloir
car quand il faut il faut
j’ai bien compris ce que j’avais cru
ne pas comprendre
l’absurdité que l’on confond avec la peur
(et vice versa)
j’ai vu la lumière se dessiner sur les racines
de mes graines
(elles avaient germé)
j’ai laissé faire
c’était si beau
l’âme d’enfant
(qui ne m’avait jamais quittée)
le flot vivant des traces des yeux
aux horizons de nos verticalités
j’ai jamais oublié d’aimer
j’avais juste marché dans d’autres traces
& tout est consenti
les traces de l’autre & le tracer des miennes
le monde m’a faite et je fais le monde
merci

 
Entretien avec Clara Regy

Vous écrivez « je défends des causes et parle d’actualité » est-ce pour vous le rôle essentiel de l’écriture poétique ?
Toute écriture est politique. Lorsque j’écris de la poésie, je m’inspire de ce qui me fait, me touche, m’entoure, et donc du quotidien et de l’actualité. Ma poétique est ancrée dans mon environnement, qui lui-même s’érode. Ayant grandi loin des grandes villes, près de la terre, je ressens le besoin de parler de ces paysages qui changent et se bétonnent. Depuis toujours, le monde insuffle à mes poèmes des mots pour le décrire — aujourd’hui, ces mots transpirent ce qu’il devient sous le joug des mains et des désirs humains.
Mon recueil Vers de Terre et autres poèmes zadistes, recueil d’écopoétique paru chez L’Harmattan en juillet dernier, aborde la question du tout-vivant et invite le lecteur à rhizomer et à entrer en symbiocène.
Ainsi, l’écriture poétique n’a pas de « rôle essentiel » étant essentielle en elle-même. C’est une manière unique de voir les choses, de les aborder autrement, de poser un autre regard, de nous décentrer. La poésie est peut-être la forme la plus noble de nos illusions, car elle nous permet à la fois de nous dévoiler, de nous désillusionner, et d’apprendre à perce-voir et à co-prendre le monde.
J’écris tous les jours de la poésie, c’est un mode d’écriture fragmentaire et pourtant complet dans lequel je me retrouve. J’y aborde la vie, le monde, l’existence, la pensée, ce que je perçois. Mais j’ai des obsessions littéraires, comme les lichens, les racines, l’invisible, ou encore le corps et le désir féminin. Ecrire le corps et le désir féminin est, pour moi, une façon de rendre à la plume féminine ce qui lui appartient, de redonner aux femmes leur voix dans la littérature. Trop longtemps, objet des plumes masculines, à travers ma poésie, je veux faire de ce champ littéraire un espace où les femmes peuvent être sujet et voix de leur propre corps, de leur propre désir. C’est une forme de lutte, une manière de répondre aux violences faites aux femmes en célébrant leur liberté intime, en nous offrant une place centrale et une pleine légitimité dans la littérature.
La poésie est donc une manière d’incarner ce qui est souvent tu ou invisibilisé, d’offrir une voix aux silences, aux murmures et aux inentendus.

En quoi la philosophie vous inspire -t-elle aussi ?
Je pense que la philosophie et la poésie sont sœurs et que l’une ne va pas sans l’autre. Depuis l’enfance, la poésie a été pour moi une manière d’entrer en résonance avec le monde, tandis que la philosophie, découverte à l’adolescence, m’a ouvert de nouveaux horizons de pensée et de profondeur. Pour moi, écrire de la poésie, c’est philosopher en images, explorer ce qui ne peut être dit autrement. C’est offrir un autre espace à la métaphysique.
Comme l’écrit María Zambrano, la poésie est un « savoir passionné », un mode de connaissance qui ne se limite pas à l’intellect mais qui touche à l’âme et au sensible. Elle voit la poésie comme une forme de connaissance obscure, intuitive, qui permet de dévoiler l’invisible sans l’enfermer dans des concepts. Je partage tout à fait cette vision et perçois la poésie comme un espace où la pensée peut se manifester librement, sans être forcément analysée. D’ailleurs, je la vis comme un jaillissement, quelque chose qui me dépasse totalement, dont je suis à la fois le réceptacle et la vectrice. Elle me traverse littéralement.
Quant à la philosophie je partage la pensée de Jankélévitch, il disait qu’ « on peut vivre sans philosophie. Mais pas si bien » et il la définit comme un espace vivant et mystérieux. Le questionnement métaphysique est perpétuel et prend, chez moi, racine dans le processus poétique. Alors, la poésie est un pont vers ce mystère : une manière de l’approcher sans jamais le réduire, ce « je-ne-sais-quoi », ce « presque-rien » qui étire la pensée, qui l’ouvre à l’infini.
Lorsque je lis de la philosophie, des poèmes jaillissent et fleurissent. Et ce que j’aime par-dessus tout, c’est tendre vers la simplicité pour toucher de plus près encore la profondeur et la complexité ; le multiple des possibles et la richesse des possibilités.

Vous insérez des références littéraires et philosophiques dans vos textes, avez-vous pensé -à-ajouter des notes en marge de votre production ?
Je suis faite de nature et de culture. Passionnée et professeure de littérature, ma propre écriture est un palimpseste, un espace où se superposent influences et résonances. Comment faire autrement ? Cependant, même si je prends un plaisir certain à voir ces références se déployer sur la page, je n’ai pas l’intention d’enfermer mes lecteurs et lectrices dans des marges. Au contraire, j’aime les marges, m’y perdre, y rêver, et je préfère laisser cet espace ouvert, permettant à chacun de s’y engouffrer à sa manière. Le champ poétique n’est pas une thèse : il ne se plie pas à une logique de citation systématique ou de référence explicite, sauf lorsque cela est nécessaire pour soutenir une idée, apporter une précision ou rendre explicitement hommage à un auteur. En dehors de ces moments, je laisse au lectorat la liberté de trouver leurs propres références, leurs propres échos dans le texte. C’est là, je pense, que réside la vraie richesse du poème : dans la rencontre entre l’écrivain et le lecteur, mais aussi dans l’espace qu’il offre à chacun pour interpréter, questionner, réinventer, recréer.

Quels auteurs -poètes ou non- sont et restent sur votre chemin de lectrice ?
C’est une très belle question mais c’est la question impossible ! La littérature m’apparaît comme une source inépuisable d’exploration et d’inspiration. C’est un territoire que l’on ne parcourt jamais entièrement, car une vie ne suffirait pas à en découvrir toutes les richesses. Pourtant, évidemment, au fil de mon parcours de lectrice, certains textes et auteurs ont profondément marqué ma vision du monde, et continuent d’influencer ma pensée comme les grands textes anciens, comme L’Odyssée ou les écrits de Virgile, ainsi que les philosophies orientales. Le théâtre de Molière, les livres de Rabelais, les romans de chevalerie, ou encore la philosophie de Nietzsche ont clairement orienté mon chemin vers ce vaste espace qu’est la littérature. Cependant, c’est la poétique du texte qui me touche particulièrement, que ce dernier soit philosophique, narratif ou encore poétique. Car je cherche avant tout la subtilité, l’infime, l’éclat, la Beauté.
Néanmoins, la poésie m’apparaît comme un art complet car elle lie, relie, allie tous les spectres de la littérature. Elle n’est pas seulement un genre littéraire, mais une manière d’être au monde. Baudelaire, par exemple, avec sa poésie à la fois sombre et lumineuse, m’a forgée, m’apprenant à apprivoiser les paradoxes de l’existence. Mais, je ne peux tout citer ; alors je pourrais parler de poésie portugaise, et en particulier de l’écriture de Pessoa ou de Júdice, dans lesquelles j’ai trouvé une forme de méditation poétique qui me touche particulièrement. L’écriture de Pessoa, toujours en quête, toujours fragmentée, m’inspire par sa capacité à naviguer entre les mondes de l’ombre et de la lumière, de l’intérieur et de l’extérieur. D’autres poètes devraient être cités comme Juarroz ou Pizarnik … Nombreuses sont les voix sur cette voie.
Et dans cette quête de beauté, j’ai aussi croisé des penseurs qui m’ont ouverte à de nouvelles perspectives sur le langage et l’identité. La pensée de Roland Barthes et d’Édouard Glissant, avec leurs réflexions sur la langue, la culture et la mémoire, par exemple. J’ai également trouvé dans les écrits de Merleau-Ponty une résonance particulière. Son exploration de la perception, de l’expérience et du corps permet de vivre la littérature comme une manière de sentir, d’être en relation avec le monde et avec soi-même. Plus récemment, des auteurs comme Glenn Albrecht, Baptiste Morizot, Emmanuele Coccia ou encore Vinciane Despret, pour ne citer qu’eux, sont une grande source d’inspiration pour mes écrits et ma pensée.
Ah, il y a tant d’auteurs et d’autrices, tant d’écrits, de styles, de perles littéraires, alors je pourrais aussi mentionner l’immense beauté des voix les plus simples et intimes, comme celle d’Andrée Chedid, ou l’équilibre fragile et pur de la poésie d’Éluard. Ce qui me touche dans ces plumes, c’est cette capacité à saisir l’essence de la vie et du quotidien, à en faire surgir la poésie la plus pure, la plus directe, la plus simple de complexité, sans artifice. La simplexité.
Il est très difficile, donc, de répondre à cette question, tant nombreux sont les auteurs et autrices qui m’ont surprise, attendrie, marquée, qui ont su me révéler, me relever, me révolter, me rendre plus juste ou plus proche du Beau. Je pense à Camus, aussi, en écrivant ces mots. Non, je ne peux décidément pas m’exprimer sur l’inexprimable. Seul, peut-être, un poème le pourrait. Car chaque texte ouvre un nouvel espace, une nouvelle manière de percevoir et de ressentir le monde. Mais ce qui m’intéresse surtout, ce sont les valeurs que le texte et particulièrement le texte poétique, peut transmettre même et surtout dans un monde en crise : la beauté, l’honnêteté, l’Amour.

Et notre question subsidiaire : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
Vous posez de belles questions qui appellent à la dissertation, alors, parmi tous les mots qui me surprennent, je garderai : Effervescence, Relation, Présence.

Isa Solfia Manzano se définit comme une poète-philosophe. Enseignante de lettres née au Pays Basque, elle allie passion pour la littérature et préoccupations éco-logiques (humaines et non-humaines). Vivant en harmonie avec son environnement, elle puise son inspiration dans les souffles de son territoire : les montagnes, le corps et le cœur. Inspirée par le tout-vivant, elle crée une Poésie-Monde explorant la relation entre le langage et les éco-systèmes.

Depuis l’enfance, l’écriture poétique est pour elle une seconde peau, un moyen d’expression riche en liberté et en possibilités, capable de traduire les complexités du monde, même lorsque l’on se sent à bout de souffle. La langue polymorphe du poème permet ainsi de dépasser les frontières de la pensée et d’engager une réflexion philosophique profonde, animée par la puissance créatrice et le verbe performatif. Sa poésie est une exploration des possibilités du verbe, dont la musicalité et les réseaux résonnent comme un écho à notre temps tout en projetant un regard vers l’avenir.

Sans avoir cherché initialement à publier, l’auteure a ressenti le besoin de partager ses textes, convaincue que les poètes jouent un rôle essentiel dans la découverte des profondeurs et des co-existences du monde. On peut notamment trouver certains de ses textes dans des revues littéraires comme Lichen, Vert combat, Miroir.

Elle publie Vers de Terre et autres poèmes zadistes chez L’Harmattan en 2024, un recueil explorant le vivant en tant qu’entité globale, révélant la polysémie de notre existence et la force génératrice qu’elle engendre. Il prône un combat pacifique tout en encourageant l’écoute, la compréhension mutuelle et une symbiose avec tous les milieux, invitant ainsi à rhizomer et à entrer en symbiocène.


Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés