Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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François Coudray

jeudi 12 avril 2018, par Cécile Guivarch

Extraits de L’enfant de la falaise

« Non, nous ne sommes pas guéris du jardin. »
Yves BONNEFOY, La Vie errante

« On n’a qu’un peu de terre dans la voix. Pour s’y coucher.
Avec eux. »
Thierry METZ, Lettres à la Bien-Aimée

mes mots n’ont pas suffi pour te tenir la main
y respirer pourtant
encore
avec toi

à la mémoire de mon frère
Philippe

y a-t-il encore, toujours, une enfance au-devant de nous ?

l’enfant peut-il guérir de la douleur d’aimer ?

il dessine une plaine qui s’évase et ravit au loin l’image d’une montagne

les pieds dans l’herbe bleue et l’eau froide fuyante

l’enfant rêve une errance

parfois les mots s’effondrent et le monde vacille

et la cité de verre, de fer, de béton, de fumées traverse et troue le corps de l’enfant déchiré

l’enfant de la falaise couché sur le bitume

chant sans fin
et ce n’est plus le chant
brûlant
sans déchirure

au creux de la grand ville folle
de ses tours sans ombre

je dis falaise et j’entends le souffle de la pierre
je ferme les yeux, elle me respire

le vent dans les fougères dans les rues de la ville folle

on marche
comme sous un ciel plus bas
dans la lumière torve du couvert des sapins

sur le béton
tapis d’épines, humus, mousses, épilobes et digitales
et quelques roches

on chemine entre les tours
l’enfant erre en ce chant

parfois l’enfant perdu

on marche
dans le murmure fou de la ville, horizontale sans fuite

on essaye des mots
déchirer
le poing contre les pierres
de murs qui n’existent pas

la paume ouverte à la coupure des herbes

retrouver le goût de la terre
sous la langue les ongles

des mots
mon sang

ne pas se laisser séparer

retrouver l’enfant
me lover contre lui dans la terre
comme le vide au creux de ma main
et c’est ma main encore

quand si loin regarder une image
avoir bouche de terre
pour essayer encore de
creuser l’image

il aimerait

être emporté dans le filet d’une eau glaciale qui cherche son chemin entre les graviers saillants dans la terre noire

dans la lumière rasante des mélèzes sur la neige

que déchirent les branches nues des vernes, des embrunes, des rosages

et les herbes brûlées

respirer avec la pierre

une autre image les alpages dans la lumière d’un matin d’automne

la vallée se creuse et c’est bientôt beaucoup plus qu’une ombre

vaste

et tout le ciel

les herbes
grasses encore
sèchent sur les lauzes
dans les creuses, sur les pentes accrochées entre les falaises

une paume dans la terre
contre la roche

et quoi les mots m’ont-ils donner à vivre ?

l’enfance n’est pas un refuge

mais elle desserre la corde étranglée du soir sur la ville

avec la nuit les mots à force d’essayer tissages incertains béances abandons

dénouent le chant

l’air sur la peau descend de la montagne

le dos contre la pierre la nuit

la ville

respirent

la lumière tremblante des phares

la solitude d’un poème

et le corps-lappiaz

de l’enfant écoute

rechercher tout ce qui de ma chair fait corps

la respiration de la pierre

le cri de la chevêche dans la nuit qui tombe

l’empreinte des mousses des lichens comme morsure torse

et plus bas la terre la fuite des eaux toutes les eaux le sable nous emportent

l’humidité gagne mon être avec le froid la nuit

et c’est matière d’être rendu à l’éphémère dans la danse des ombres grandes et des lambeaux de lune, étranges ramures, entre les blocs, dans la combe

nuit de cris et de chants

dans l’herbe noire

contre la pierre

redescendre dans la nuit

suivant le sentier entre les roches, les pâtures, les bosquets

la forêt

marcher sentir au creux du dos

le mufle de la nuit
respirer

l’humide le froid la terre les herbes sèches
la pierre à fleur de paume ronces écorces bois morts
la menthe l’ortie le serpolet

les bêtes et les branches
frémissent
et c’est comme un appel, sourd et lointain
le lourd galop du temps

quelques chiens se répondent, aboient en échos, de ferme en ferme, isolées sur les coteaux

le grelot diffus des clarines

une voiture au loin sur la route du col

l’enfant

bouche de terre

à l’intérieur de moi


Petit entretien avec Clara Regy

Si les chemins de l’écriture comme tu le dis « fuient le discours », peux-tu tirer cependant quelques précieux fils de ton travail : l’enfance et sa « poétique » ? Ton approche très personnelle d’Yves Bonnefoy ?

La figure de l’enfant est indéniablement au centre de mes derniers recueils.

C’est là, comme tu l’évoques, une référence évidente à la poétique de l’in-fans développée par Yves Bonnefoy tout au long de son œuvre poétique et critique : la quête fragile et sans cesse à reconduire d’une présence perdue (une plénitude d’avant le langage, brisée par un certain usage des mots, et que les mots, dans leur imperfection, peuvent pourtant tenter de réinventer), quête traversée et nourrie de la conscience de notre finitude.

L’enfant est donc une figure de cette présence au monde tout à la fois pleine et fragile, présence sensible au cœur du mystère de vivre.

Il est sans aucun doute une figure du poète et de sa quête, ou l’enfance comme une part de celui que je cherche, toujours un pas devant, chemine à mes côtés, au creux de moi /en mon corps, l’antre de mon ombre, résonne cet enfant à naître sans fin /sur la crête, vers la montagne.

À travers la figure de l’enfant, c’est ainsi le temps lui-même qui est traversé et interrogé, et la question de notre finitude, et celle de la filiation : l’enfant adossé à la montagne attend le père qu’il ne sera pas et l’enfant est le père et le père est l’enfant et se perdent (extraits de une montagne).

Dans mon dernier recueil, l’enfant de la falaise est à la fois une figure du poète et de l’expérience même du poème, une figure mémorielle (mêlant l’enfant que j’ai été, l’enfant que reste un petit frère parti trop tôt, l’enfant aussi qu’a été notre propre père et les chemins d’enfance qu’ils nous a ouverts à tous deux) touchant par là-même à l’immémorial.

Cette enfance, je la traverse et l’explore d’autres façons encore dans le travail qui m’occupe actuellement, ça veut dire quoi partir, questionnant, suite au suicide de mon frère, la présence si fort de celui qui pourtant ne reviendra jamais. Mais c’est le poème qui garde l’initiative et prend la parole…

Et « l’exil », que mets-tu derrière ce mot ?

L’exil est l’arrière-plan de ce travail sur l’enfance…

C’est évidemment avant tout un exil existentiel, ce sentiment d’incomplétude et de fuite qui nous pousse à rechercher, en tout lieu, ce « jardin », cette présence restaurée au monde que j’évoquais précédemment. Un lieu fragile et lucide, au cœur du mystère de vivre, de cette irrémédiable fuite de tout…

Mais il s’agit aussi d’un exil géographique, dans lequel s’incarne ce cheminement existentiel et se déploie la matière-émotions/matière-mots du poème. J’ai quitté les terres de l’enfance à dix-sept ans pour Paris, y ai traversé quelques saisons (dix premières années) avant de poursuivre mon chemin à travers la vaste plaine du Berry (dix nouvelles années). Je vis depuis trois ans aux Philippines, dans la « ville folle » de Manille. Si loin de cette montagne qui me dit être si fort, de ce rapport élémentaire à la respiration de la pierre, au froid qui picote la peau…

Dans l’écoute sensible de l’air, de la lumière, dans le cheminement intérieur des mots, se joue cette connexion profonde, cette présence à soi, au monde, à cette terre, en nous, si loin de nous…

Comme un Post Scriptum…

L’idée d’exil souligne aussi, je veux le croire, la dimension politique de l’écriture poétique, telle que la définit brillamment (parce qu’avec une rare précision, accessible à tous) Jean-Pierre Siméon, lorsqu’il explique que la poésie sauvera le monde. Parce que tout dans nos sociétés contemporaines semble vouloir nous exiler de ce lieu d’être et d’interrogation, la poésie est résistance et nous invite, individuellement et collectivement, à réinventer cette terre.

Pour en revenir au questionnaire plus habituel : as-tu des rituels d’écriture ? des heures ? des lieux ? des événements (même minuscules) propices à l’écriture ?

Je n’ai pas de rituels d’écriture. L’expérience du poème est intimement liée à l’expérience de vivre. Et les questionnements à l’œuvre dans la chair du texte sont bien ceux qui traversent nos corps.

Aussi, le travail d’écriture nécessite une totale disponibilité : il s’agit pour moi d’ouvrir chaque jour cet espace où retrouver une primordiale connexion avec les voix qui tisseront le poème, voix du monde, voix intérieures. La musique accompagne parfois mon écriture et m’y rend disponible : elle participe alors de la respiration profonde qui s’y joue. Il s’agit la plupart du temps de musique baroque. D’autre fois, l’écriture requiert au contraire le silence.

Tout se passe en fait comme si, à certains moments, la densité du vécu, son mystère, sa beauté, sa déchirure, appelaient les mots, ce corps à corps avec les mots, en miroir de vivre. Il arrive que la parole surgisse et que le poème soit soudain là, comme donné. Mais ces textes sont rares et la plupart des poèmes empruntent de plus longs chemins.

De nombreux textes, parfois même très courts, me demandent en effet un fort long travail : reprise, correction, essais de développements, ratures, épures... Des périodes de maturation sont souvent nécessaires entre deux étapes de travail : le texte travaille en moi, dans son ensemble ou par petits morceaux (un mot, une formule, un rythme, une image se décante, tombe, se dessine…).

J’écris avec ou sans crayon. Si le carnet est en effet pour moi un outil privilégié (petits carnets de poche, pour le travail nomade, dont les pages sont ensuite collées sur de grands carnets lignés, pour le travail de reprise du texte, carnets recevant ensuite parfois la version imprimée du texte typographié, pour de nouvelles reprises), j’aime en effet aussi écrire sans filet, mâchant et remâchant le texte dans le seul espace de mon corps, sur la seule page de ma mémoire. Il m’arrive d’ailleurs de reculer la prise de notes de ces textes en cours d’écriture mentale, au risque de les perdre, pour maintenir la densité du processus alors à l’œuvre. J’écris ainsi notamment en marchant, mais pas seulement.

Il m’arrive aussi de dessiner, en quête d’une image de mots qui ne parvient à se dire. Le dessin n’est jamais une finalité mais une étape sur le chemin de l’écriture.

Si le travail du poème impose que je me concentre sur les textes de manière isolée, j’inscris toujours mon travail dans la perspective d’un cheminement : un questionnement, une expérience, dont chaque texte est une étape, et dont rendra compte le recueil. Le travail de montage du recueil suit d’ailleurs la même exigence que celle mise en œuvre lors de l’écriture du poème : je conçois alors le recueil comme un texte unique. J’ai écrit récemment pour Claude Vercey et sa revue Décharge une contribution sur cette question du tissage du recueil, de ces textes qui n’y résistent pas, des réécritures qui s’y opèrent pour que le recueil trouve sa juste respiration.

Comme un Post Scriptum…

Certains projets appellent évidemment des règles. Un cadrage préalable s’est par exemple avéré nécessaire pour la « résidence virtuelle » que nous partageons durant trois mois avec le photographe Erick Mengual sur le site des éditions du frau (https://editions-du-frau.jimdo.com).

Quels auteurs, ou plutôt quels artistes, font aussi partie de ta vie ?

Yves Bonnefoy, que j’ai évoqué précédemment, a compté et continue de compter dans mon travail d’écriture : son œuvre, poétique et critique, m’a nourri, et son regard sur mon travail a été de ces mots importants qui aident à poursuivre le chemin.

Je suis par ailleurs, comme beaucoup de poètes, un grand lecteur de poésie contemporaine. Les revues et les livrets sont une forme d’accès privilégié à cet univers vaste et divers. Et y collaborer m’offre la possibilité d’inscrire mon travail au sein d’un collectif. Des passeurs comme Claude Vercey ou Odile Fix sont, dans cette perspective, des artistes qui comptent, bien au-delà de leur œuvre personnelle.

Mais « les artistes (qui) font aussi partie de (ma) vie », ce sont sans doute avant tout les amis avec lesquels j’ai partagé et continue de partager des projets de création. Un titre sur deux de mon actuelle bibliographie poétique est en effet le fruit d’un travail à quatre mains, notamment avec les amis plasticiens Nicole Courtois et Erick Mengual (comme un clin d’œil à cette interview angélique : une installation « être ange », réalisée avec Erick Mengual et le comédien Damien Bouvet voyage actuellement en France).

Je n’oublie pas non plus la comédienne Clémentine Amouroux avec qui j’ai partagé plusieurs espaces de création (écriture à quatre mains, expériences scéniques…) et qui m’a accompagné dans la réalisation de mes premières lectures.

Peux-tu justement définir ce que sont tes « lectures-performances » ?

Ces « lectures-performances » sont pour moi l’occasion de vivre autrement le texte, de lui donner une autre vie, d’échapper à « la solitude du poème » et de rencontrer des lecteurs. Elles rendent également accessible la poésie à certains spectateurs qui n’en sont pas a priori lecteurs. Elles représentent toujours pour moi des moments forts d’échange, de respiration et de vibration avec le public.

Avant de concevoir, de travailler et de présenter mes premières « lectures-performances », j’ai participé, en tant que chanteur, à de nombreux projets mêlant, sur scène, textes lus, textes chantés, musique, images fixes ou mobiles (avec l’ensemble Mikrokosmos et le trio formé avec les pianistes et diseurs Julie Sandler et Gérald Boucard). C’est, comme je le précisais à l’instant, mon amie Clémentine Amouroux, comédienne et metteur en scène, qui m’a préparé à ma première « lecture-performance ». J’avais alors le désir de tisser à ma lecture des bribes de chant. Rapidement, ce contre-point de voix chantée s’est avéré une part importante de la dramaturgie de la lecture, un appui pour la rythmer, en ménager les articulations, en souligner quelques temps d’émotions plus fortes ou de suspens, et offrir aux spectateurs des respirations, de brefs instants de relâche de cette attention si particulière sollicitée par la lecture de poésie.

Le travail mené par ailleurs avec mes amis plasticiens m’a naturellement conduit à essayer de trouver, sur scène, la forme de ce dialogue entre mots et images tel qu’il se tisse dans l’espace du livre, ou celui de l’installation. Il s’agit ici d’inventer le dispositif scénographique et dramaturgique qui permette de retrouver cette respiration des mots et des images.

Je présenterai très prochainement à Manille une lecture de mon enfant de la falaise, y tissant des songs de Purcell et quelques encres de Sacha Cotture.

Et dernière question toujours embarrassante : si tu devais définir la poésie en trois mots ou trois phrases ?

La poésie est… une manière d’habiter le monde / d’en interroger le mystère / s’en remettant aux pouvoirs des mots (conscients pourtant de leur insuffisance).


Né en 1977 dans les Alpes, François COUDRAY vit et travaille actuellement à Manille, aux Philippines.
Depuis Saisons-Pérégrinations (2008) et écrit avec de la terre (2010), il ne cesse d’interroger la douceur et la déchirure d’être de ce monde.
Il collabore régulièrement à plusieurs revues (N47/4728, Les Citadelles, Décharge, Ecrit(s) du Nord, Triages, Contre-allées, dailleurspoesie.com …).
Ses projets l’amènent à faire dialoguer poésie, musique, théâtre et arts plastiques. Il travaille notamment avec la plasticienne Nicole Courtois, le photographe Erick Mengual, le compositeur Matthieu Lemennicier (transhumance, 2011) et la comédienne Clémentine Amouroux (l’amour n’a que nos corps, 2012).

BIBLIOGRAPHIE (POESIE)

  • l’herbe noire, avec 5 peintures de Jean-Michel Marchetti, éditions du « frau », 2016
  • trois couleurs pour Eloïse, images et conception plastique de Nicole Courtois, collection privée, 2016
  • chaque jour, images et conception plastique d’Erick Mengual, la fabrique poïein, n°146, 2015
  • une montagne, L’Harmattan, collection « Témoignages poétiques », 2014
  • suite pour une montagne, Encres vives, n°435, 2014
  • corps, images et conception plastique de Nicole Courtois, la fabrique poïein, n°127, 2013
  • la fuite du fleuve, images et conception plastique de Nicole Courtois, la fabrique poïein, n°112, 2013

SUR INTERNET

Fiche auteur de la MEL : http://www.m-e-l.fr/,ec,1179
Facebook : https://www.facebook.com/coudray.franz


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