Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Alexis Pelletier

vendredi 10 janvier 2020, par Cécile Guivarch

Inédits

        PETITE PANOPLIE

Au départ ce sont des phrases qui traversent
je ne sais si c’est le corps ou l’esprit
et dont le degré d’intelligence
est le plus souvent très limité

Des phrases qui tiennent du crincrin
de la rengaine et du non-sens
venues au cerveau ou peut-être uniquement
à la moelle épinière
encombrant l’esprit en se répétant
comme parfois on se réveille
avec des mélodies débiles en tête
des scies entendues à la radio
des vieux cantiques qui remontent
d’une enfance très-chrétienne
des chansons sympas qui donnent de l’énergie
Ta Katie t’a quitté
et tout le reste qui vient d’affilée

Il peut donc y avoir une sorte de jouissance
de vivre dans ce qui commence
comme de la niaiserie et les deux peut-être
ne sont pas forcément opposées
les sons viennent pour le plaisir des sens
sans qu’il soit nécessaire de saisir ce qui vient dans l’instant
comme une sorte de laisser-aller de la phrase
dans le son et le sens allitération assonance
petite panoplie rhétorique
qui permet sans que tu saches vraiment pourquoi
de voir venir et de mettre à distance

Et pourquoi ça tient

Ce qui se trouve peut-être
c’est une sorte de départ ou plutôt
de déport dans la langue
et comment ça vient à soi

Ça vient ça tient
drôle d’affaire
parce que presque simultanément
c’est une sorte de doute
qui prend la mesure de l’espace
avec des interrogations
un doute généralisé sur ce qui s’est inscrit
y a-t-il une erreur de diagnostic
et si c’est l’impression qui domine
dans la façon de regarder autour de soi
d’envisager le temps qui passe
et par impression que faut-il entendre
si ce n’est l’écoute des images
des sensations ou sentiments
une expérience de la perte
je veux dire le fait de se sentir perdu
de le savoir et d’apprécier ces moments-là

        DE QUELQUES MOTS (1)

Il y a des mots qui reviennent tout le temps
silence rien toi je ne sais pas et

Si ça veut dire qu’ils sont porteurs du poème
et s’il suffirait de les nommer
non pas pour que quelque chose démarre
mais pour que tout le poème soit là
comme si des mots illimités
dans la limite même des sons qu’ils mobilisent
silence rien toi je ne sais pas et

Avec quelque chose de la rumination
ça tourne dans la tête
une sorte de tension vers
une fin sans but
si toutefois cette aberration possède un sens
une force sans mot
comme si dans les mots
ceux qui reviennent ou les autres
quelque chose venait s’interposer
une sorte d’éclat du faux
un rebut
ou plutôt la certitude par eux
d’une distance avec ce qui fait la sensation

Et le corps de toucher à une vérité
qui se passe hors du mot
un éclat qui échappe
sitôt que le mot vient

Un arrêt en suspens
un appel d’énergie et puis rien

Des phrases qui traversent
le corps ou l’esprit quelle différence
et qui n’ont aucun sens
si ce n’est peut-être
de dire la tension vers l’écriture
la solitude assumée sans s’y complaire
et qui se conforte des bruits
qui accompagnent la nuit

        ÊTRE AU BORD

Pleine nuit noire
quelque chose de la sérénité
je ne sais pas trop d’où ça vient

En été le plaisir du bruit des vagues
avec le retour du printemps
le fait d’être réveillé par un rossignol
en hiver le cri d’une hulotte
et souvent le glapissement du renard
qui glace d’effroi

Face à la nuit ce qui peut vaciller
ce sont nos angoisses ou nos indignations
et que cela nous emporte aussi haut que possible

L’impression d’être au bord de quelque chose
sans savoir dire quoi
et tout peut basculer
comme si tu vivais les lieux qui te constituaient
comme pouvant disparaître

Je suis là
je devrais revenir l’année prochaine
je devrais continuer d’écrire avec la fenêtre
devant moi légèrement à ma droite
et cela s’arrête

Pleine nuit noire
plusieurs minutes sans un mot
puis quelques phrases accrochées sans suite
avec le poids de cette nuit peut-être
et le souvenir qui revient
dans le plaisir d’un instant au soleil couchant
nous avons vu le rayon vert
ou encore une éclipse de lune
nuit du 27 au 28 juillet 2018
ombre projetée
cinéma où la curiosité se mêle
à un sentiment d’enfance
une harmonie entre les autres
le monde et soi

Et tout ce qui remonte de l’éclipse de soleil
du 11 août 1999
fin de matinée
la nature qui se tait et le frisson qui vient
avec quelque chose d’une frayeur animale
lointaine en même temps qu’un vif émerveillement
une fascination

Avec aussi le souvenir du film Les Terriens d’Ariane Doublet

Quelque chose du souffle et de la douceur

        DE QUELQUES MOTS (2)

Petite marche nocturne
humidité et fraîcheur
bruits de la mer qui se devine
au loin avec l’impression que ce qui s’écrit
tend à une sorte d’adieu
dans la façon d’être au monde

Adieu au temps qui passe
à l’idée même d’écrire
aux êtres
comme si la parole de Montaigne
Il est incertain ou la mort nous attende, attendons-la par tout
était toujours à vif
dans ce que je ne sais nommer que
par le mot réel
une masse d’idées préconçues
qui commencent par les mots eux-mêmes
Rimbaud rencontre Montaigne
c’est faux de dire je pense etc.
et si jamais je saurai
ce que je dis de toi
de nous
quand je dis le mot mer
en plein réel

Et comment se fait-il aussi que
dans la proximité de la mer
parfois même devant elle
elle ne soit plus là que comme un manque
qui parfois me réveille

Suis-je certain du son qu’elle fait
de son odeur

Je dis mer
et hors de l’oubli
se lève
idée même et suave
l’absente de toute plage

Avec l’agacement du au contact
des grains de sable mouillé
sur la peau

        LA BERGERONNETTE

Un autre oiseau

La bergeronnette
la plus courante
la grise et plus particulièrement celle qu’on désigne
sous le terme alba
comme une chanson d’aube

Elle
la bergeronnette
fait partie de ces oiseaux
qui ont l’habitude de vivre dans la proximité
des êtres humains si bien que ces derniers
toujours certains de leurs vertus
ont pu dire qu’ils étaient anthropophiles

Elle
la bergeronnette
aussi appelée hochequeue
par ce qu’elle agite
sa longue queue de mouvements fréquents
et le terme n’exclut pas les sous-entendus grivois

Buffon l’appellerait aussi lavandière
je ne sais pas pourquoi

Elle
la bergeronnette
avec en plumage nuptial
la tête noire et blanche
noirs
l’arrière de la calotte et la nuque
l’arrière du cou
le menton et la gorge
tandis que front et côtés de la tête et du cou
blancs

Elle
la bergeronnette
et sa poitrine d’offrir aussi une bavette noire
dans le prolongement du noir de la gorge
pareillement l’œil est sombre et le bec

Et voici du gris cendre
sur le manteau
le dos et les scapulaires
tout uniment
et bien plus de contrastes encore
pour les ailes
elle
la bergeronnette

Est-ce que tu la verrais
dans la chaconne de Louis Couperin
dite La Bergeronnette
et ce que tu entends dans ces mots
de tout cela
toujours la même affaire

Couvertures et tertiaires noirâtres
ourlées et terminées de blanc
comme deux barres claires au milieu
de chaque aile
croches inégales
queue noire
bordée extérieurement de blanc
tandis que le ventre et les sous-caudales
sont également blancs

Et ce qu’il en est des flancs
lavés de gris moyen
et les pattes toutes noires
et ce qu’on appelle les agréments

J’ai décrit une bergeronnette grise et mâle
on dit qu’il y a peu de différence
entre la femelle et celle-ci toute mâle

Et moi d’imaginer ton grand sourire
devant ce féminin
je l’écris pour toi
pour tous les combats qu’ils restent
à faire avec toi
pour l’égalité des sexes
même si je sais que Louis Couperin
n’en avait cure
et qu’il
avait peut-être choisi
une bergeronnette printanière
ou une bergeronnette des ruisseaux
et le jaune ou le brun
et le blanc seraient entrées dans la danse

        DU CÔTÉ DE CHEZ MLASH

1
Longue journée avec migraine

Le mal de tête se passe sans mot
il est hors de la langue et dans le corps
la sensation avant le mot
ou simultanée
et pas de sensation sans les mots dessus

Dans la langue hors de la langue
c’est quand les mots viennent

Pas de hors langue

Et quelle différence entre le hors langue
et le hors mot

La migraine renforcée peut-être

2 Rêve de Mlash
Au petit matin tu es là
tu me tends la main droite
tu m’attires vers toi
nous sommes dehors à une heure
vraiment matinale
il fait froid
tu t’appuies sur l’arrière
de notre voiture rouge
une twingo
et tu m’embrasses longuement
ta langue pénètre ma bouche
et je vois tes joues qui se contractent
pour que plus profonde encore
aille ta langue dans ma bouche
c’est à la fois d’une grande douceur
et d’une belle fermeté

Je me réveille avec bonheur

3 Rêve de Mlash

Je veux arracher un énorme pissenlit
réduit à l’était de feuilles
qui ressemblent à celles d’une plante grasse

Impossible de mettre les mains
sous les dernière feuilles
la plante me vient dans les mains
et Marie-Brigitte me reproche
de vouloir arracher ce prunier

nous nous disputons
sur la nature de ce qui est devenu
un arbre

je me réveille en érection
je me sens bien


8
Vivre avec un fond déprimé
le besoin d’essayer d’écrire des poèmes
la nécessité d’en lire et
plus largement l’attachement à
une expérience du texte
qui soit déroutante
c’est en fait
tout ce qui se rapproche
d’un état de fossilisation avancée
et qui résonne
chaque fois que j’entends
la force voire la joie
de celles et ceux que les jeux
la vidéo ou l’image au sens le plus plat
requièrent


Entretien avec Françoise Delorme

F.D. – Beaucoup des titres de tes livres renvoient à la question du temps, à la fois de manière explicite comme Quelque mesures dans l’époque ou Journal épisodique, et de manière plus mystérieuse, ainsi Comment quelque chose suivi de Quel effacement, un peu comme Guillevic à l’inverse a désigné l’espace comme une des pistes de ses poèmes dans ses titres. « Faire quelque chose comme le point / mais l’acceptation du monde / c’est celui d’un mouvement qui nous échappe » : il semble qu’une sorte de continuité sous-jacente ou « depuis toujours déjà » là nourrisse les moments que sont chacun des livres, une continuité qu’il faut entendre, voir, mais aussi inventer, tenir, poursuivre… continuité que tu nommes aussi la voix, voire la phrase.

A.P. – Tu me renvoies à des mots qui prêtent à une réflexion sur le temps que, sans coquetterie, je ne me sens pas capable de tenir. Un dessin, un tableau, une sonate, un poème sont des expériences dans lesquelles il y a du temps. J’ai l’impression que des poèmes traversent mon esprit de manière très fréquente pour ne pas dire continue. Je me récite des poèmes, je me chante des lieder, depuis l’enfance. C’est peut-être là que se trouve ce que tu appelles continuité. Il se trouve que les poèmes que j’essaie d’écrire se sont rassemblés en recueil, cela n’a rien d’exceptionnel. Il se trouve que les premiers ont été refusés, ce qui n’a rien d’exceptionnel non plus (et constitue même une chance, avec le recul du temps). Mais en même temps, les recueils se sont suivis et d’une certaine manière, un livre s’achève avec le signal pour moi qu’un autre commence. C’est sans doute encore un signe de cette continuité. Je ne sais pas. J’ai une grande crainte, c’est celle d’écrire toujours le même recueil. Alors j’ai trouvé, peut-être une solution de continuité avec Mlash, dont Antoine Emaz disait qu’elle était ma manière noire… Cela dit, je suis toujours étonné de continuer d’écrire de la poésie, de noter jour après jour des mots qui entrent ensuite dans le poème que j’essaie de faire. La voix, la phrase et les rencontres participent à cette chose qui devient de la poésie avec la volonté assez illusoire de faire entrer le réel dans le poème, sa diversité, sa multiplicité. Cela n’a rien de nouveau. Une grande figure tutélaire – surréaliste quand elle n’est pas bête – disait la même chose, c’est Victor Hugo, en 1829, dans la « Préface » des Orientales : « tout est sujet ; tout relève de l’art ; tout a droit de cité en poésie.. » Ce que tu me fais nommer, n’est-ce pas, en fait, le depuis toujours déjà qui fait la voix des poèmes ?

F.D. – Ce n’est pas une bonne idée d’essayer de te pousser un peu à détricoter ce qui ne veut pas l’être, si bien noué, entremêlé dans le poème de manière à ce que justement le lecteur lise et entende dans le même mouvement ce qui est de l’ordre de la réflexion qu’il s’agisse de questionnements sur la langue ou sur le temps et leurs manières d’êtres, ce qui est de l’ordre de la mise en mots d’une expérience vécue sensible, complexe et diverse du réel et de la langue - Mlasch, double ironique et pas si candide, revient sans cesse dans certains recueils à lui dévolus, continuant de plus une tradition poétique, on pensera à Plume par exemple - et aussi et d’abord ce qui fait que le poème est poème, son chant. L’importance de la musique dans la conception que tu as de la poésie est remarquable, comme « sujet » (lié souvent à la danse) mais aussi comme travail mélodique sur la forme étonnamment déliée et fluide de tes poèmes, d’où sûrement d’ailleurs cette impression de flux, un flux qui saurait paradoxalement, retenir – dans et par son élan – quelque chose de partageable, de profondément et énigmatiquement présent. Mais plus encore : souvent, tu dis ces poèmes avec la musique de Dominique Lemaître (dont la découverte a été un choc fondateur) et vous faites œuvre ensemble. Il ne s’agit pas d’accompagnement, mais bien d’un projet et d’une recherche communes ?

A.P. – Avec Dominique Lemaître, c’est une question de rencontre. J’ai été présent à la création d’une de ses partitions –Novae – en 2004. J’ai eu l’occasion de lui dire que j’avais beaucoup aimé cette œuvre et il a vu que ce que j’écrivais était souvent lié à la musique. De là est née notre collaboration qui est partie dans pas mal de directions. J’ai écrit deux livres de poèmes qui ont accompagné ses partitions, Dominique a composé des œuvres sur mes poèmes, il m’a suggéré des thèmes pour que j’écrive avant même que la partition ne soit écrite, il m’a donné une partition en me demandant de mettre les mots que je voulais sur les notes , etc. C’est un travail commun qui a su toutefois préserver l’autonomie de nos deux expressions. Cela peut être compliqué pour un compositeur de mettre en musique des mots, parce que le sens intervient pour orienter la partition. Ce sont des contraintes de savoir qu’on écrit pour tels instruments, telle ou telle voix. Il faut plier l’écriture à l’autre, l’ouvrir, parfois la préserver… C’est très excitant et cela fait toucher à des ressources – dans les mots pour moi – imprévues. L’envie d’écrire un livre comme 51 partitions de Dominique Lemaître n’a pas le même sens qu’un ouvrage qui accompagne un concert poétique, se double d’un CD comme Du silence et de quelques spectres. Ce dernier texte n’est pas mon livre : Dominique et moi en sommes les deux auteurs. L’objet est collectif. Par ailleurs un projet comme Les Moires trouve à son origine le désir de Dominique Lemaître. Je n’imaginais pas que j’écrirais un texte sur la machinerie mythologique. La création avec l’ensemble Mémoires Sonores dirigé par François Veilhan est encore aujourd’hui une réserve d’énergie. On me proposerait de le faire à nouveau, je signerais tout de suite ! On peut facilement voir la captation de la création : (https://www.youtube.com/watch?v=P_8qsCKSr6o)

F.D. – Votre travail en commun de musicien et de poète, cette rencontre décisive donne matière et forme à une façon particulière d’envisager le travail poétique en soi, de le questionner avec de nouvelles perspectives parce que naissent des « ressources imprévues », proprement poétiques. Qu’en est-il, de fait ?

A.P. – Je ne sais pas comment cela intervient dans ma pratique de la poésie. Je suis très sensible à ce qu’Apollinaire a trouvé pour déstabiliser le sens et lui donner un allant musical. C’est l’histoire que je répète souvent de la coexistence de plusieurs significations dans l’instant du poème qui résonne comme un accord musical – pas forcément harmonieux bien sûr. « Sous le pont Mirabeau coule la Seine / Et nos amours / Faut-il qu’il m’en souvienne ». Le verbe couler, je l’ai toujours entendu comme un indicatif et simultanément un subjonctif : elle coule et elle peut bien couler, la Seine ! Et « nos amours » à l’oreille forcent la grammaire et sont aussi le sujet de coule. Le pianiste peut faire deux mélodies différentes simultanément, des compositeurs savent superposer les rythmes. Et c’est ce qui se passe avec les moyens contraints des mots et de la grammaire dans l’énergie d’Apollinaire. Les mots, la langue sont toujours plus ou moins enfermés dans les contraintes du sens et de la syntaxe. La musique dans ce sens est plus souvent métaphorique dans un poème que tout autre chose. Je suis bien sûr bouleversé par la « Fugue de mort » de Celan. Mais cette fugue est évidemment – et malgré la thématique du « Lait noir de l’aube » qui résonne dans différentes voix – métaphorique. J’ai l’impression que, Celan mis à part, aucun poète n’a approché avec une telle force le fait que musique et poésie sont deux entités qui, finalement, n’ont pas beaucoup de points de rencontre. C’était d’ailleurs, un point d’accord entre Dominique Lemaître et moi. Nous pensions que c’était ainsi que quelque chose pouvait arriver. Une rencontre et non une analogie.
Quant à la fluidité de ce que j’essaie d’écrire, je te remercie de la sentir. Les questions de diction – plus que celles de rythme – tiennent au fait que cela reste, pour moi, assez simple. Le vers (mesuré ou libre) implique qu’on fasse un silence quand on arrive à la fin de la ligne. Sans aller jusqu’à la fiction flaubertienne du gueuloir, il s’agit de dire ce qui s’écrit pour tenter d’arriver à un résultat satisfaisant. Quelque chose alors procède du corps pour éviter à la diction de devenir une manière. J’ai été très marqué de trouver, dans la publication des brouillons du dernier livre que Benveniste voulait écrire à propos de Baudelaire, la phrase suivante au sujet des liens entre le langage poétique et l’émotion. Parlant du poète, Benveniste écrit : « Il faut que son langage / représente , re-produise l’émotion : l’image est le truchement / nécessaire de l’émotion, et en tant qu’elle est sonorité,/ la langue doit retrouver les sons qui l’évoquent. Le / langage du poète sera donc, à tous points de vue, un langage iconique. » La transcription des brouillons de Benveniste par Chloé Laplantine rend très poétique pour moi, ce passage. Et j’aimerais bien pouvoir me dire que ce que j’essaie d’écrire fait le lien entre les mots, les sons et l’émotion. L’intellect est au service de l’émotion qui est la matière même du poème.

F.D.
Oiseaux pour le poème du vol
précisément quand je n’attends plus rien
oiseaux musique
Louis et François Couperin
Franz Schubert
Olivier Messiaen

Justement, venons-y : voilà comment se termine un des poèmes de « Références », une série des poèmes inédits présentés ici. On ne peut être plus clair. Des noms de musiciens deviennent des vers de poèmes, ce qui m’émeut vraiment beaucoup, comme si ce changement de statut me donnait à ressentir à la fois - et c’est un bonheur - une présence d’oiseau et convoquait les musiques humaines que je connais et celles que je ne connais pas. Souvent, il est fait allusion dans tes poèmes à d’autres artistes, d’autres œuvres, œuvres qui t’habitent, te motivent (au sens le plus fort que Robert Musil donne à ce terme), le plus souvent des œuvres musicales, des chorégraphies aussi, des tableaux ou des poèmes parfois. Tu y noues ensemble des sensations vécues au contact de ces œuvres et des expériences de vie de tous les jours, ainsi que des réflexions sur la langue très particulières qui n’ont pas peur de mêler, de faire interférer la sensibilité et l’analyse dans un mouvement qui essaie de faire sauter « les refuges », les esquives de toutes sortes...

A.P. – Derrière ce que tu me dis, et qui me touche, se trouve certainement ce que j’appelle la question des références. Quand tu nommes une œuvre qu’elle soit musicale, plastique, une chorégraphie, la question est de savoir ce qui arrive. Je ne suis pas certain que ce soit fondamentalement différent des expériences que l’on peut faire avec les mots. J’en reviens toujours à l’une des lettres dites du voyant de Rimbaud, la première, celle à Izambard. Juste avant de dire que « Je est un autre », Rimbaud a cette phrase qui m’arrête encore et toujours : « C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots. » En d’autres termes, le sens des mots, c’est le plus souvent le sens des significations qu’« on » nous a données… Une référence, c’est une rencontre qui nous est donnée, c’est quelque chose qui agrandit l’expérience, la pensée, la sensation, la sensibilité. C’est toujours l’émotion vivante qui est présente. J’ai l’impression qu’il se passe la même chose avec les mots. Le mot présent par exemple, quel sens lui donnes-tu, si ce n’est celui que tu as appris des autres et qui s’est enrichi des rencontres que tu as faites avec lui et autour de lui ? Dans la fin de « Références (1) », c’est la présence des oiseaux, donc du mot oiseau qui est en jeu. Je dis un oiseau et ce n’est pas l’absent de toute cage qui apparaît, pour parodier Mallarmé… Ce sont des oiseaux que j’ai vus, que j’aime voir régulièrement, les fous de Bassan qui survolent d’assez haut la mer et plongent d’un coup sur des poissons par exemple. Je suis toujours ému par ce piqué, par le geste, par l’équilibre et la violence qui le sous-tendent. Mais avec l’oiseau, le mot oiseau, ce sont aussi des partitions que j’ai écoutées avec les noms des compositeurs mentionnés. Et je voudrais que tout entre dans le poème, même si ce tout n’est que la sélection que je fais de ce qui entre. Alors viennent les interférences que tu mentionnes. Et puisque j’ai nommé Mallarmé, il y a aussi son « cygne d’autrefois » qui passe dans les références. Elles sont donc une part importante de ce que j’essaie d’écrire. Je cherche toujours à donner ces références, non pour étaler ma science mais pour les partager avec celle ou celui qui le voudra bien. Et j’ai ce besoin de dire – presque dans la simultanéité – la concentration du sens, des sensations, de l’émotion. Ce mélange, je le vis toujours comme une sorte de don voire une surprise – un cadeau porte toujours une part de surprise. Avec ces références quelque chose surgit, me surprend et prend une épaisseur que je n’imaginais pas et m’emmène un peu plus loin avec la volonté non pas de fuir le monde. L’image de la poésie comme un refuge est pour moi presque aussi impossible que l’idée d’une écriture mélancolique. Il s’agit avec le poème si ce n’est de faire face au réel – ce dernier terme, je le sais, est sujet à caution – ou tout du moins de tenter de lui faire face. Par exemple, aujourd’hui notre réel doit faire face à la fin de l’humanité. Je crois que le temps du poème peut le faire sentir.

F.D. – Question obligée, mais toujours plutôt attentive de ma part, je suis curieuse de la réponse, même si tu y as déjà partiellement répondu : qu’est-ce que la poésie pour toi ?

A.P. – Encore une référence, et de nouveau à Mallarmé, même si je trouve qu’il n’y a aucun sens à se dire mallarméen. En tout cas, je ne le suis pas. Dans un article paru dans La Vogue, en 1886, on lui avait demandé de définir la poésie. J’ai oublié sa réponse. Mais je sais qu’il dit que la question lui fait l’effet d’un « coup de poing ». Et qu’après avoir répondu, il demande à son interlocuteur de lui présenter ses excuses ! C’est exactement, le type de référence qui fait sourire Mlash. J’ai parlé du texte inachevé de Benveniste sur Baudelaire. Dans un des feuillets, il dit que le « poète est un homme qui fait un effort désespéré / pour atteindre et communiquer la réalité des choses. » Je crois que j’adopte actuellement cette phrase. Il y a la volonté de tout faire entrer dans le poème, de ne rien interdire (la contrainte comme l’engagement ou son refus, etc.) Ce tout reste évidemment un choix qui est fait par le travail, par les sens, par des forces plus ou moins conscientes également. Mais il a aussi une part liée à un certain lâcher-prise : un moment où, en restant encore avec Mallarmé, « l’initiative » revient aux mots. Benveniste constate dans le feuillet que j’ai mentionné que l’expérience émotive des choses (au sens le plus large possible de ce dernier mot) devient pour Baudelaire le monde par rapport auquel le poète se livre à une sorte de rêverie contemplative voire à un dialogue avec une partie dissociée de soi. Cela donne à réfléchir, à sentir. Le poème est alors pour moi une sorte de présent du présent. À la fois un don, une responsabilité, une hypersensibilité au monde, à la nature, aux femmes et aux hommes qui le composent. Et au moment où je te dis cela, je sais que Mlash ricane dans un coin. C’est beaucoup trop sérieux pour des textes qui sont appelés à n’être pas lus dans un monde voué à ce que Bernard Noël appelait, dès le milieu des années 1970 je crois, la sensure : le fait que les instances économiques qui asservissent la pensée nous privent, de manière à la fois diffuse, instante et insistante, du sens.


Alexis Pelletier est né en 1964 à Paris. Il vit près de Rouen où il est professeur de français. Son écriture se développe dans diverses directions.
D’une part, le personnage de Mlash, qu’on retrouve dans plusieurs ouvrages, marque la volonté d’une confrontation critique de la poésie à l’univers fictif. D’autre part, son écriture se tourne vers les arts plastiques, vers la danse et la musique contemporaines. Alexis Pelletier a mis sur pied avec le compositeur Dominique Lemaître (avec qui il travaille depuis 2006) des concerts poétiques. Il accompagne régulièrement les expositions du peintre Philippe Garel. Il a travaillé avec le chorégraphe Jean-Antoine Bigot (Compagnie Ex Nihilo), pour le spectacle Derrière le blanc. Enfin, sa poésie est également soucieuse de l’époque actuelle, fragile et pleine de failles. Alexis Pelletier a également publié aux éditions P.O.L un livre d’entretiens avec l’un des fondateurs du nouveau roman, Claude Ollier, Cité de mémoire en 1996 et un essai sur le poète James Sacré (éditions des Vanneaux, 2015). Il participe, en outre, depuis une vingtaine d’années, au comité d’entretiens de la revue Triages.


Bibliographie

  • Mlash personnage d’ébauches (Tarabuste, 1996),
  • Des références en chemin de fer (Tarabuste, 1997),
  • Tout Mlash (Tarabuste, 1999),
  • Un journal épisodique (Tarabuste, 2004),
  • Mlash ou encore (Tarabuste, 2006),
  • En Résonance (Christophe Chomant, 2006)
  • Quelques mesures dans l’époque (Voix d’encre, 2008),
  • De ce qui vient (Cahiers Intempestifs n°21, 2008),
  • Le Grand Réel (Daniel Duchoze Editeur d’arts, Rouen 2008),
  • 51 partitions de Dominique Lemaître (Tarabuste, 2009),
  • Quelque chose à dire encore (Cahiers Intempestifs n°23, 2009)
  • Encore un petit Mlash, (Revue ficelle n°93, 2009).
  • PSALMLASH (livre CD, Vincent Rougier, 2012),
  • Comment quelque chose suivi de Quel effacement (L’Escampette, 2012),
  • Comment ça s’appelle (Tarabuste, 2012),
  • Mains tenues (Éditions de l’Amandier, 2013),
  • Du silence et de quelques spectres – (livre CD avec D. Lemaître, éditions Clarisse, 2014),
  • Trois entraînements à la lumière (Tarabuste, 2016),
  • Les Moires /SLAMLASH (Vincent Rougier, 2018).

À paraître :
Le présent du présent précédé d’Il faut que tu me suives (Tarabuste).

Sur Internet :
https://www.youtube.com/watch?v=P_8qsCKSr6o
http://dechargelarevue.com/La-fleche-et-la-braise.html
https://www.youtube.com/watch?v=Viyusqv2VBs
https://poezibao.typepad.com/poezibao/2018/07/brèves-de-lecture-alexis-pelletier-lambert-schlechter-marie-hélène-archambeaux-et-michel-dugué-par-j.html
http://www.dechargelarevue.com/I-D-no-751-Jupiter-et-les-trois-Parques.html
https://www.youtube.com/watch?v=P_8qsCKSr6o&t=10s
http://poezibao.typepad.com/poezibao/2016/09/note-de-lecture-alexis-pelletier-trois-entraînements-à-la-lumière-par-jacques-morin.html
http://www.lemonde.fr/livres/article/2016/10/06/trans-poesie-polaire_5008990_3260.html
http://www.printempsdespoetes.com/pjs/PJ582_AlexisPelletier.pdf
http://www.franceculture.fr/personne-alexis-pelletier
https://blogs.mediapart.fr/patrice-beray/blog/200414/les-liens-d-espace-d-alexis-pelletier
http://www.poesie-danse-la-rue.fr/alexis-pelletier/
http://www.sitaudis.fr/Parutions/james-sacre-d-alexis-pelletier.php

Page proposée par Françoise Delorme


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