CE QUI PARLE AU FOND DE MOI EST UNE FORÊT
1.
ce qui parle au fond de moi est une forêt
je ne comprends pas sa langue moussue, je ne connais aucun des oiseaux qui se
taisent
obstinément dans son ciel de sève pulsée, je trébuche sans cesse sur des racines de syllabes qui
me font croire
encore aux fauvestout me noue
malgré moi me noue
ça parle sans rien dire
clameur des feuilles qui bruissent
babils en fleurs et clématites volubilessur un tapis d’épines d’humus de
branches sèches
tout craque
s’accroche
les nappes de voix se superposent sans clairière2.
ce qui parle au fond de moi est une forêt
la nuit partout
de petites lunes ovales et jaunes s’allument dans le houx sauvage
comme autant de pupilles
tout grince et chuinte et tout se frôle
des choses rampent, des choses courent, il semble
que plus rien ne s’en tient
au silence
- à tâtons
palper la nuit secrète, compter
mes naufrages d’enfant,
Crusoé dans les bois -plus rien, sauf
moi3.
ce qui parle au fond de moi est une forêt
je ne comprends pas sa langue verte
et tout m’étrangel’humus y grouille de polypores, de pleurotes ; j’entends se gorger leurs spores
de bois mort et de mousse, j’entends
sans relâche forer chaque coléoptère. L’herbe-aux-femmes-battues me recouvre et
m’étrangle, partout ses feuilles en forme
d’insoutenables cœurs.4.
ce qui parle au fond de moi est une forêt
lent mûrissement des petits fruits
bogues piquantes et dures
craquellements
morsures5.
une forêt parle au fond de moi
tout chuchote
tout ressasse
tout crieune forêt parle, mais
n’a rien dit
ABEILLES
et vous
abeilles disparues
je me demande quel geste
de brouillard
ou quelle tendre ivresse vous retientpeut-être juste un mot
pas même articulé –
l’ombre d’une parole parmi les frênesquelque chose de grave,
d’ancien
et qui repose en gouttelettes
ici
ou làau creux du jour qui se souvient
TOMATES
il y a de quoi se taire
ici, une fois
pour toutes, silencieusement
se reposer
dans la fraîcheur vibrante du marronnier,
loin
de tout ce qui n’est pas
lézard vif au soleil, chat somnolent, grillons intarissables.restent les gestes quotidiens,
qui ne demandent pas
de se battre – courses
à la ferme, lessive douce, cuisine de saison.les enfants ont grandi, ne jouent plus
à demain : aucun ne nous ressemble
et le puits s’est tari, un été après l’autre ;
nous sommes fatigués.je ne vais presque plus au potager.
les tomates, pourtant
continuent de mûrir comme de lentes grenades,
explosent
sans aveugler personne.
D’OÙ JE PARLE
je parle d’une chambre
avec des murs vert d’eau,
ton berceau
et le lit. je parle d’une chambre
éclaboussée de nuit.dehors, la marée monte. les océans
colèrent ; les digues,
une après l’autre, rompent.je parle d’une chambre
vide et pleine à craquer
de tes bruits d’alpaga, d’espoir,
de papier-bulle.dehors, des maisons brûlent. les bombes nous racontent
leur version de l’histoire (la seule
à retenir).je parle d’une chambre
où dort toute ma joie, oublieuse
et paisible
comme une île,
comme une île.dehors, des uniformes
frappent à toutes les portes dans un fracas
de bottes.je parle d’une chambre
d’avant la fin du monde.
ESTUAIRE
ce soir je marche
entre chien et nousle paysage
d’eau-forte
comme ici suspendu
aux lignes des falaisescraie
ou silex
gravent le pas ;
la mer aussi chemine et creuse le calcaire :
foulée blanche de sel
contre le sens du fleuve
(envers
et contre tout)— estuaire :
dominance des houles
Entretien avec Clara Regy
Si nous commencions par découvrir vos influences ?
J’ai découvert la poésie à l’adolescence avec le poème « Vrai Nom » d’Yves Bonnefoy, tiré du recueil au nom énigmatique Du mouvement et de l’immobilité de Douve : « Je nommerai désert ce château que tu fus » ... Je ne comprenais pas vraiment pourquoi, mais quelque chose là-dedans me touchait profondément. Depuis je n’ai plus cessé d’en lire.
Quelques noms pêle-mêle parmi tant d’autres : le guetteur mélancolique d’Apollinaire, Sylvia Plath en dame Lazare, Claude Roy et sa nuit de fougère et de menthe (voici la fin du poème « La Nuit », que je trouve incroyable).
Mais elle vient la nuit de plus loin que la nuit
À pas de vent de mer de feu de loup de piège
Bergère sans troupeau glaneuse sans épis
Aveugle aux lèvres d’or qui marche sur la neigeEt aussi les herbiers hallucinés de Walt Whitman, Ghérasim Luca passio-passionnément, la syntaxe folle d’e.e. cummings, le jour qui s’écrit à peine chez Claude Esteban, Césaire et son urgence au bout du petit matin. Et la poésie québécoise ! Notamment le visage enneigé de hasards et de fruits de Gaston Miron, Anne Hébert et ses mains gauches, les choses frêles d’Hélène Dorion, l’indispensable Mouron des champs de Marie-Hélène Voyer.
Et ce que vous nommez « rapport à l’écriture »
Je travaille lentement, avec des réécritures fréquentes, parfois longtemps après les premiers jets. La plupart de mes poèmes se transforment comme ça au fil du temps. J’ai commencé je ne sais combien de romans (j’adore le genre romanesque) mais je suis incapable de ne pas reprendre vingt fois la même phrase et ça m’épuise rapidement... J’ai besoin de concision, de brièveté. D’où la poésie, que j’apprécie aussi tout particulièrement pour les ruptures et fulgurances qu’elle permet. L’image qui me vient pour en parler, c’est l’orage : cette densité qui imprègne les nuages, ça se charge électriquement, des réseaux se forment... et puis d’un coup l’éclair : comme une image qui s’échappe radicalement et qui pourtant éclaire tout le reste.
Pourquoi, pour qui écrire ?
Il me semble que c’est une question importante et difficile. Il y a une première réponse assez simple : j’écris parce que je suis fasciné par le langage. Par sa richesse, ses potentialités et ses inadéquations. Par ses vertiges aussi.
Mais ce n’est pas suffisant parce qu’il y a aussi, évidemment, une dimension collective. Le langage nous est commun et donc toujours, déjà, politique. À ce titre, je crois qu’il faut s’interroger sur l’usage qu’on en fait, l’endroit d’où l’on parle. Les éléments de langage qui tournent en boucle dans les médias et sur les plateaux télé ne sont pas neutres : le vocabulaire utilisé véhicule une vision du monde, un système de valeurs, une idéologie dominante. Pour le dire clairement, le capitalisme colonise aussi le langage. Et si on n’y prend garde, on se retrouve vite avec des mots qui nous obligent à penser le monde d’une certaine manière.
Dans cette perspective, le poème peut (doit) opérer une réappropriation de ce langage qu’on ne cesse de nous confisquer. La poésie est une forme de lutte, elle porte une éthique.« Aller » vers quels thèmes ?
Après une participation récente au numéro 4 de la revue Hurle-Vent qui tournait autour de l’architecture et de la ville, mes textes pour Terre à Ciel évoquent beaucoup la nature : dans les deux cas il s’agit de poétiser un monde qui s’étiole, peut-être pour chercher des manières de l’habiter malgré tout, envers et contre tout. L’actualité, au sens large, s’y invite souvent. Et en effet, de plus en plus, j’essaie d’être concret dans mon écriture. La poésie peut parfois sembler hors-sol quand elle est très référencée ou expérimentale. J’aimerais que mes textes, au contraire, puissent se lire sans déchiffrage.
Si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
densité
fulgurances
éthique
Samuel Florin, né le 25 août 1987 en Seine-Maritime.
Traducteur et enseignant, aujourd’hui travailleur social.Publications :
• En Demeure in Hurle-Vent (n° 4, Automne-Hiver 2022)
• La poursuivie, éditions La Porte, 2014 (Poésie en voyage)
• « Amour capital et autres poèmes » in L’Arsenal (n° 4, oct. 2009)
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