Extraits de Lisières
Elle revoit en boucle les gouttes éclater la vitre, le printemps vert, les lacets, elle voit défiler des localités, d’abord connues puis inconnues, revient sur sa route, elle entend son cœur battre trop vite, repart dans la direction de la pluie, se reprend, allume la radio ; pendant que celui de l’autre, tout au fond, pulsation de coccinelle, s’arrête, à son insu, contre elle, à son corps défendant, alors qu’elle chante dans la joie de le croire avec elle jusqu’au bout de la vie.
Il entend les étourneaux qui vrillent et semblent s’écraser dans le ciel, ciseaux aiguisés et rapides. Il aimerait que le monde entre par sa petite porte. Que la femme désormais seule retrouve ses yeux clairs. La terre tourne encore, les trains sont à peu près à l’heure ; mais quelque chose, une entaille, une fracture dans le blanc des jours ; on ne peut plus nommer, désigner, le nom est autre chose. Mais puisque le corps demande encore, puisque l’intensité du silence qui suit son départ est intacte, que les jardins auront toujours des enfants…
Il regarde les oiseaux se confondre avec son cerf-volant, tirant sur des ailes en papier de soie ; elle le voit et se demande comment lui dire, comment dire à l’enfant, ou plutôt comment elle-même croire à ce qu’elle a dit, dira encore à l’enfant, que tout ira bien, que la vie lui sera abondance, que la bonté entourera ses pieds, ses mains, et qu’il marchera sur une terre fertile.
Un vieil homme taille les rosiers, le tilleul, il tond le gazon, avance, mètre après mètre, dans la profondeur du jardin, des herbes hautes, il n’entend pas – il est peut-être sourd –, que la tondeuse saisit soudain quelque chose d’à la fois tendre et solide, qui résiste, se met à hurler, il ne voit pas – ses lunettes sont peut-être celles d’un autre –, dans les pétales et les feuilles, des éclats de chair se mêler aux fruits trop mûrs négligés des corneilles.
Et soudain perça un bruit sourd, rauque, d’abord étouffé, confus, devenant peu à peu plus net, sonore ; il comprit alors qu’il s’agissait d’un rire, d’une tentative maladroite plutôt, un rire comme surgi de très loin, émergé des profondeurs d’années obscures, rocailleux et éblouissant comme serait la lumière pour quelqu’un qui rouvrirait les yeux après des jours, des mois passés dans l’obscurité. Il retentit ensuite comme une longue sirène, puis, tel une vague, passa ; mais dès lors il sut que, ce soir-là, il lui avait rendu son rire.
Mini entretien avec Cécile Guivarch
D’où vient l’écriture pour toi ?
L’écriture naît d’un sentiment de décalage avec le monde, qui vient de l’enfance. Elle est possible dans des moments de disponibilité particulière, qui permettent de poser un regard à la fois proche, distant et décalé sur les choses. L’écriture poétique est devenue centrale dès l’adolescence ; après une longue traversée dans les textes de poètes contemporains, par la critique et surtout la traduction, elle s’est imposée à nouveau.
Comment travailles-tu tes écrits ?
Les fragments publiés ici ont pour origine une observation concrète, une situation, une émotion, une parole, une réflexion, une sensation, un vers, une phrase ou encore un rythme, qui fait émerger soit la première phrase, soit le fragment entier. Un réseau de thèmes traverse l’ensemble des textes (la forêt, l’enfance, la perte, la solitude) et une constante formelle (le fragment de prose poétique) cherche à leur donner une unité. Certains sont comme des scènes ou de brèves séquences, descriptives, d’autres, plus abstraits, décrivent plutôt une expérience ou un état intérieurs. Je travaille les premiers justement comme des séquences de films, souvent dans un contraste entre le concret et le symbolique ; les seconds comme des évocations où les sonorités et les images, dans une langue parfois légèrement décalée, sont centrales. J’accorde une grande importance à l’atmosphère qui se dégage des textes, j’aimerais que le lecteur ait l’impression d’entrer dans un univers singulier.
Quelle est ta bibliothèque idéale ?
Elle est constituée de livres lus, à lire ou rêvés (que je ne lirai peut-être jamais), d’écrivains, de philosophes, de plasticiens ; des livres de mes amis ; et aussi de films vus, à voir ou imaginés (que je ne verrai peut-être jamais). Elle augmente et se ramifie au fil des rencontres. Il est difficile de donner des noms, sans cesse d’autres viennent s’ajouter… Je ne citerai que trois auteurs, un pour chacune de mes langues : Paul Eluard, qui m’a fait rencontrer la poésie, Fabio Pusterla, que j’ai la chance de traduire depuis 2001, et Franz Kafka.
Mathilde Vischer est traductrice littéraire (avant tout de poètes contemporains de langue italienne) et professeure à la Faculté de traduction et d’interprétation de Genève. Elle a notamment publié des traductions de Felix Philipp Ingold (De nature, éditions Empreintes, Lausanne, 2001), Fabio Pusterla (Une voix pour le noir, éditions d’en bas, Lausanne, 2001 ; Les choses sans histoire, éditions Empreintes, Lausanne, 2002 ; Histoires du tatou, Minizoé, Genève, 2010), Alberto Nessi (Algues noires, traduit en collaboration avec J.-B. Para, Meet, St-Nazaire, 2002) et de Pierre Lepori (De Rage, edizioni sottoscala, Bellinzone, 2009 ; Quel que soit le nom, éditions d’en bas, Lausanne, 2010), de Massimo Gezzi (In altre forme, En d’autres formes, In andere Formen, Transeuropa, Massa, 2011), et d’Elena Jurissevich (Ce qui reste du ciel, Samizdat, Genève, 2012). Elle a également publié sa thèse de doctorat (La traduction, du style vers la poétique : Philippe Jaccottet et Fabio Pusterla en dialogue, éditions Kimé, Paris, 2009). Les textes publiés ici sont extraits d’un recueil en travail intitulé Lisières ; d’autres extraits ont paru dans la revue N4728 n° 23 (janvier 2013), et sur le site www.recoursaupoeme.fr.