Le Banquet, poème inédit de Pierre Godo
Juillet 2024
à Yuuko Suzuki
1.
Sel Zazoumis mélange ses cheveux avec sa fourchette
Jay Maraison lui dit Ne coupe pas tes cheveux ainsi
Mais Sel ne répond pas et mange ses cheveux
Et Jay lui demande alors Avec quelle sauce ?
Un petit lac de soja dans une soucoupe en verre transparent
Carré un petit zeste de citron et puis
Il y a ce bébé qui dort entre ses deux yeux
2.
Sel lance des bulots par la fenêtre
On se croirait à la fête foraine de grand-père
Grand-père est mort je ne l’ai pas connu
Pourquoi tu dis ?
Des bulots par la fenêtre
Moi je vois des spirales qui volent dans le ciel
C’est davantage poétique
Des cerfs-volants y en a plein le ciel aujourd’hui
J’ai l’impression d’un désaccord avec le monde
le bébé dort encore dans mes bras
Le ciel est habité par des étoiles et des éclairs
Où sont les bulots ?
Ils étaient dans mon assiette
Maintenant ils volent dans le ciel
Des bulots qui flottent en plein vent
Tu es fou non
3.
Mon père est mort j’étais avec lui
Dans un tunnel souterrrain
Tu voulais pas plutôt parler de ton grand-père ?
Une histoire de famille
Ils dorment dans le ciel
Sur les nuages peut-être ?
Non car alors ils ne voleraient pas
Ce serait les nuages qui voleraient
Mon père dort dans le ciel avec
Son grand-père
Combien sont-ils ?
Des milliers en plein désert
Les nuages volent
Au-dessus des drones
Ou l’inverse
Arrête de crier tu vas réveiller l’enfant
Je crie pour empêcher l’enfant de se réveiller
Je crie pour lui
C’est mon travail
Jay regarde le ciel s’effilocher
Ce n’est pas bleu mais c’est beau quand même
Avec toutes ces étoiles filantes la nuit
Le vin oui il y a du vin
C’est un repas de noce auquel un enfant est convié
Il est blanc et il est rouge
Mais Sel rectifie immédiatement
Un four pour cuire la poésie
C’est pour quel genre de repas ?
La tour et le fou dans le jeu des échecs cela fait four
Quand tu les déplaces ensemble
Explique Sel à Jay Maraison qui répond
On ne peut pas jouer de cette façon
4.
Peu importe c’est à toi de jouer maintenant
Chante-nous la chanson du bulot qui traverse le ciel
Un obus, je te dis Le mot c’est obus et pas bulot
Alors Sel se lève et demande solennellement à Jay
De chanter la chanson du bulot qui traverse le ciel
Il était une fois
Un torion pas cuit
Impossible de retirer l’opercule
Ni de prendre le pied
Je l’ai envoyé paître
J’ai mangé des cadavres sur la plage
C’était « il était une fois »
Une fois et pas deux
Deux escargots qui montaient les escaliers du Parnasse
Sur le mont très haut
D’où l’on voyait les fleuves de sang déborder sur la plaine
Parce que le barrage biblique avait cédé
Deux escargots arrivèrent les derniers au repas des noces
Et Jésus leur dit :
Vous serez les premiers dans le ciel
Drones de bulots quand même
Sel se rassoit maintenant
A chaque fois tu fais le lapsus
C’est Drôle de bulots quand même
Moi je m’en fous dit Jay
J’ai fini les bulots maintenant je passe
À la ventrêche
5.
Au mot de ventrêche l’enfant a ouvert les yeux
Des yeux verts c’est Athéna
La déesse aux yeux pers qui sonne le buccin
Athéna n’a jamais sonné le buccin dit Jay
Qui s’y connaît
Vénus elle est née sur un coquillage
Entourée par des drones qui fracassent le ciel
Jay se livre à des gestes démonstratifs
Devant l’enfant qui a revêtu la robe de pourpre des papes
Sur le grande chaise du salon
Il trône
Jay se demande
Comment une telle beauté peut-elle naître
Parmi les mangeurs de cadavres ?
Je n’ai jamais mangé de cadavres dit Sel
Et j’ignore le goût que cela peut avoir
Mais j’ai ramassé des cadavres
Beaucoup dans le ciel à marée haute
Le sang débordait de son lit à baldaquin doré
Et son odeur obsédait mes narines
C’est pourquoi aujourd’hui je mange de la ventrêche
Avec du Pouilly-Fumé
Les vignes au flanc du mont Parnasse ne sont pas plus belles
Que les yeux de toi mon enfant
Athéna et Vénus vont se rhabiller derrière le paravent sonore des montagnes
Quand l’enfant apparaît
Le couteau divin remercie le thon
Lorsque soudain Jésus rit
Comment peut-on rire sous un ciel pareil
Moi j’ai fait caca toute la journée dit Jay
Et les rues dehors empestent
Mets le riz dans les bols en céramique
Sel fait l’offrande du riz devant l’autel
Jay et l’enfant regardent la météo de demain
6.
Sel se couche la tête la première
Sous la couette chouette
Mais Jay lui dit
Bon alors c’est pas le moment de dormir
Faut faire la vaisselle
Et il est où mon dessert ?
Sel a la tête sous la couette
Et le cul qui dépasse déjà
Mais ne pète pas
Jay ne regarde
Qui ne pense qu’à son dessert
Oubliant qu’après la ventrêche
Il y a la soupe de vermicelles
La soupe chaude ah la soupe
C’est qui qui va couper les légumes
Tomate aubergine (ou poivron vert)
La tête d’ails et la carotte ?
La carotte à la râpe c’est moins sucré
Ça passe ça passe dans la soupe
Passe-moi le sel Sel
Celle-là on me l’a faite des centaines de fois Jay
Change de disque va sur Spotify
Dit Zazoumis qui a sorti la tête de dessous la couette
Jay Maraison pense
Ce serait bien de déménager
On aurait une cuisine plus grande
A la place des vermicelles on aurait des pâtes
7.
C’est le moment rêvé ce moment où
L’enfant se lève sur la table et dit
Dessert
Il a l’index levé vers le ciel
Et on entend Désert
Y a que le désert qui avance ici
C’est sans fin on pourrait creuser encore longtemps
Dit Jay
Une écrivaine dans le journal
Elle raconte Ils viennent prendre le sable des plages
Pour leur construction
Tandis que les autres arrachent nos arbres
On entend les scies toute la journée
Ce qui reste
C’est la mer qui avance ?
Notre dessert on le mange
Sur le dos des chevaux
Comme dans le film La chevauchée fantastique
Et vlan voilà que Sel lance la râpe aérienne
La carotte va pas se raper toute seule
Et ça allume une idée dans le cerveau de Maraison
Une carotte en autonomie qui se rape toute seule
Faudrait penser à déménager
On pourrait faire pousser des carottes dans le jardin
Dans un jardin
C’est là que ça pousse les carottes ?
Mais l’enfant sait très bien d’où viennent les carottes
Il en a mangé à la cantine
T’as déjà essayé de faire pousser des carottes ?
Dans la terre c’est beau la terre
Et ça sent bon en avril par exemple
Avec l’eau qui coule
J’ai vu un reportage à la télé
Dit Jay
La terre ça pousse où ?
Alors très sérieux
L’enfant va dans la cuisine et dit
Je rape
8.
Les mochi ronds sont pas rectangulaires
Et les mochi rectangulaires ne sont pas ronds
Tu me suis ?
Oui, dans la cuisine
La cuisine c’est facile dit Sel
Il faut suivre une logique
Ce qui est rond n’est pas rectangulaire
Et ce qui est rectangulaire n’est pas rond
Tu es d’accord Jeselbelle ?
Oui répond l’enfant
Qui pense la carotte c’est un cylindre
Et ensuite ce n’est plus un cylindre
Comment passer d’un cylindre à un non-cylindre
C’est une question d’énergie
L’énergie c’est la chaleur
Ça transforme tout la chaleur
Alors par exemple ça transforme les déserts aussi ?
Faut une énergie positive
Une énergie négative plus une énergie négative
Ça donne une énergie positive ?
Pour que la nature avance
Il faut beaucoup d’énergie alors
Pense Jeselbelle
Jay pense la même chose
Dans la cuisine les mochi cuisent
Faut pas crâmer faut retourner régulièrement
Ré-gu-li-èrement
Répète le mot
Les mochi cuisent réguièrement
Faut pas crâmer faut retourner
Sur la grille
Quand on les retire
On les dépose sur la feuille de nori
Et là on trempe dans la sauce soja
Faut surtout pas parler
En mangeant
On peut bâiller ?
Jeselbelle bâille
9.
Alors là franchement chapeau
Dit Jay ironiquement
I-ro-niquement
Répète le mot
Franchement chapeau
Le mot chapeau comporte sept lettres
Comme les sept Parnassiens
Il y a trois consonnes c h et p
C h p rectifie Sel
Et n’est pas une consonne
C’est une conjonction de coordination
Par exemple on peut dire que cette conjonction
Coordonne l’océan et les bulldozers
Mais elle n’est pas responsable de cette coordination
L’enfant ouvre grand le regard
Qui vient de comprendre que la langue n’est pas responsable
Même si elle conjonctionne un peu les choses
Les choses se conjonctionnent toutes seules
Par exemple dans mon estomac
C’est l’autonomie de l’estomac
Hors la langue
Ne pas parler ne signifie pas la langue est responsable
Et donc je peux manger autant que je veux
Pense Jeselbelle
Le mot chapeau comporte...
Tu me suis ?
Oui dans la cuisine
Quand j’entends le mot chapeau
Je pense à tout autre chose qu’à un chapeau
C’est cela le langage
Une industrie qui nous tient en dehors du réel
Parce que le réel nous laisse sans voix
Mais pas sans langue
Donc je peux continuer à manger les mochi
Même si la bouteille est vide
Parfois le réel nous laisse sans langue
Et alors comment fait-on pour manger alors ?
Si le réel nous laisse quelque part
C’est déjà pas mal
Sur une plage déserte
Sans sable
Face à la bouteille vide Sel dit
Que nous allons continuer à manger
Et aussi il dit franchement chapeau
Et puis quand je dis Franchement chapeau
Est-ce que tu penses vraiment à un chapeau ?
10.
Je pense au dessert
Si on déménage on a une cuisine plus grande
Et aussi une autre bouteille pour finir le repas ?
Quand je dis On a une cuisine
Est-ce que tu penses vraiment à une cuisine ?
Ce serait bien que tu penses à faire la cuisine
Pour le dessert il faut faire la cuisine aussi ?
Uber dessert c’est le dessert en autonomie
Sel dit qu’après des mochi grillés
Il n’est pas besoin de dessert
L’enfant s’endort maintenant
Il endort les drones il endort les bulldozers et l’océan
Il endort le monde dans ses yeux de géants
Et rêve Quand je serai grand je conduirai un bulldozer
C’est la vie qui se renverse
Comme un whisky dans ton verre
Ne pas oublier deux glaçons
Et remuer
Tout le reste est littérature.
Entretien avec Clara RegyVos textes portent en eux des « images cinématographiques voyageuses » est-ce un hasard ?
Je ne pense pas que cela soit un hasard. Permettez-moi cependant de préciser un peu. J’aime les images, comme tout un chacun. Pour leur beauté, pour leur capacité à nous ouvrir au monde : l’expression des émotions, les mouvements du corps, pas seulement chez les humains, mais puisque nous vivons entourés d’humain... La relation entre les corps, entre les mouvements des corps. Ce ne sont pas toujours des images d’art. Il m’arrive de découper des images dans la presse. Cela dit, les images cinématographiques sont en général très travaillées. Donc elles marquent, y compris le subconscient. Alors oui, j’aime le cinéma, même si l’image cinématographique n’est pas du même type que l’image peinte. C’est l’image peinte qui me retient en premier.
J’aime beaucoup votre expression. Les images sont voyageuses pour moi dès lors qu’on ne s’y attache pas trop, qu’on ne cherche pas à les retenir. Dans mon travail, j’essaie de mettre de côté mon émotivité, pour favoriser ma sensibilité. La sensibilité est une puissance. Être sensible aux choses, aux êtres du monde, aux mots, c’est enrichir un monde intérieur, nourrir le cœur.Vous êtes aussi romancier, retrouve-t-on ce même rythme cette multiplicité d’images dans vos romans ?
Le rythme est quelque chose de vital. J’ai pratiqué la danse un peu, la musique également. Ici, à Paris, tout a un certain rythme. Ce n’est pas du tout la même chose qu’à Tokyo, Budapest ou la Bretagne, qui sont des endroits que j’ai bien fréquentés.
Ce qui m’apparaît assez sûr, est que j’ai une écriture plutôt fantasque, dans laquelle l’imaginaire et même une certaine loufoquerie jouent un rôle prononcé. Un ami écrivain, Ghislain Ripault, m’a écrit à propos de mon poème « Le Banquet » qu’il est « zaziment zazou ». Tout cela est un brin compulsif et se retrouve, je pense, dans mon écriture romanesque. Mon dernier roman parle d’un employé de bibliothèque qui disparaît de son lieu de travail lors d’une coupure d’électricité, et se retrouve coincé entre la vie corporelle, la nôtre ici-bas, et la vie spirituelle des âmes après la mort. Il est plus ou moins invisible et cherche désespérément à redevenir visible. Ce qu’il parviendra à faire, à la suite d’un petit passage à quelques pieds sous terre dans un endroit hermétique ou presque, où il rencontre les personnages sartriens de Huis Clos, qui ont un peu changé... Vous voyez le genre...
J’ajouterais que j’aime jouer avec l’ambiguïté. Pour moi cela fait partie de la multiplicité dont vous parlez. Dans le poème que vous publiez le personnage appelé Sel n’a pas de genre défini. Dans mon premier roman le personnage principal n’a pas non plus de genre défini. Pour son métier j’ai dû employer le mot « inspecteurice ». Cela ne me satisfait pas, mais j’ai manifestement un goût pour ce genre de recherche. J’ai vécu un peu au Japon et je me suis régalé parce que la langue japonaise est pour nous Français très ambiguë et pas du tout « claire » comme le voulait Boileau à propos de notre bien belle langue nationale. Lorsqu’on lit des haïkus traduits en français, le lecteur sait-il que le verbe japonais ne se conjuguant pas, le traducteur est souvent obligé de mettre un sujet là où dans la langue d’origine il n’y en a souvent pas ?Quels sont les auteurs qui ont marqué votre vie de lecteur ?
L’expression « une vie de lecteur » me laisse rêveur. À juste titre, il me semble. C’est une expression qui fait rêver. Qu’imagine la personne qui lira cela ? Mon enfance, mes voyages et expatriations, les différents métiers que j’ai exercés, et les rencontres que j’ai faites et que je continue à faire comptent plus que ce qu’il y a dans ma bibliothèque... que je n’ai pas d’ailleurs. Je fais comme Nietzsche, j’utilise les bibliothèques des villes. Mes romans, je les ai écrits dans un cybercafé, et mes poèmes dans des parcs ou dans des trains. Pour la vie de l’écriture, il faut savoir, je crois, faire face, parer aux coups, relancer la joue droite ou bien autre chose, et ce n’est pas dans les livres qu’on nous donne des coups.
Cela étant dit, je vais répondre à votre question en citant des poètes qui sont des classiques. Il y a ceux que j’ai beaucoup lus et que je ne lis plus guère : Baudelaire, certains surréalistes (Breton, Char, Michaux), Prévert... Et il y a ceux que je continue à lire ; tantôt ils m’illuminent, et tantôt ils m’énervent : Jaccottet et Bonnefoy. J’ai également une tendresse particulière pour Ryôkan. J’ai calligraphié certains de ses poèmes que j’ai eu la chance de pouvoir lire dans le texte original. Pour les romanciers, il y en a également beaucoup. Dostoïevski, Proust, Mishima sont au premier rang avec d’autres... Vous savez, je n’aime pas vraiment les panthéons. Je peux vous dire deux choses : les grands textes de l’Origine sont indépassables. Pour moi c’est Homère, ce sont les grands textes du monothéisme et ce sont les Védas. Pour terminer avec cette question, les romans de la quête du Graal, de même que les aventures de Musashi romancées par l’écrivain Eiji Yoshikawa me font tomber d’amour.Vous dites être passionné par la peinture, pouvez-vous nous en dire davantage ? Cette passion vous inspire-t- elle votre écriture poétique ?
Si vous me permettez, car je crois qu’il est important de le souligner, je ne suis pas seulement passionné par la peinture depuis tout petit, je suis intime avec elle. Mon épouse est artiste peintre et numérique. Il m’est difficile de séparer ma vie avec les peintres de ma passion pour la peinture, telle qu’on peut la satisfaire dans des musées, des galeries, en ligne ou à travers des monographies. Mon rapport à la peinture est physique et pas du tout intellectuel. Je me mets à nu et j’entre dans le tableau. Tout ce avec quoi nous faisons un, nous inspire, ne pensez-vous pas ?
J’ai publié des poèmes avec des peintures. J’aime ces collaborations. Elles m’inspirent probablement. Il m’arrive aussi de penser à des tableaux quand j’écris des romans, des nouvelles ou des poèmes. Je crois être sensible, notamment, à la manière dont un peintre crée un espace dans son tableau. De même je suis très sensible à l’architecture comme art, mais aussi plus largement à la perception spatiale que rend possible un lieu. Cela se voit peut-être dans mes poèmes. Mais j’aimerais ajouter que la vue d’un Rouget Barbet, par exemple, chez mon poissonnier, une femme qui dort affalée sur un divan de bibliothèque, ou bien la pleine lune m’inspirent davantage, je crois. Il s’agit là de ce que le philosophe Alain Badiou a nommé « la passion du réel ».Et pour terminer la question subsidiaire : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
Je n’ai nulle envie de définir la poésie. Mais je peux, si vous le souhaitez, et très simplement, vous donner quelques mots qui me viennent à l’esprit lorsque j’entends parler de la poésie, sans hiérarchiser leur importance. La sincérité serait le premier mot. Dans les sociétés technologiques et dans les mégapoles, le comportement se standardise. Il est impossible de vivre sans la carapace standardisée. C’est ce qui fait que les rapports humains sont huilés et prévisibles. Deux choses très importantes. Mais cela a un prix. Le Moi profond est oublié. Perte de sens, ennui, indifférence à la vie, voire dépression en découlent. C’est en tout cas ce que je sens. Faire remonter à la surface le Moi profond est un travail d’Hercule. Pourquoi le faire d’ailleurs ? Il est plus facile de s’adapter à l’indifférence et au confort standardisé. Si l’on cherche la poésie toutefois, je crois qu’il faut s’atteler à ce treizième travail d’Hercule.
Le deuxième mot serait « énergie ». Selon moi on a trop tendance parfois à réduire le poème à l’expression d’un moi. Même si cette expression est sincère, cela ne suffit pas. Le poème est un chant. La langue japonaise dit « uta », le chant. En Europe la poésie a été longtemps chantée. Mais pourquoi ? Chanter, danser, jouer d’un instrument, tout cela forme un tout. C’est l’expression des énergies de vie, des forces cosmiques, des puissances spirituelles. Je parlais des Védas. Les sutras du bouddhisme sont également des textes chantés à l’origine, de même que nos textes religieux. Pour moi la poésie est là. Une force se donne et se transmet. Cette idée est par exemple chez Platon lorsqu’il parle de l’inspiration du poète dans le dialogue intitulé Ion. Plus récemment, Nietzsche a repris ce thème en parlant de la puissance dionysiaque de l’art, du théâtre grec en premier lieu. J’ai été vigneron viticulteur. Le chant de la terre, cela existe même si ce n’est pas du Wagner...
Le troisième mot serait « errance ». Où suis-je ? plutôt que : qui suis-je ? J’aime ce récit de Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire où il raconte qu’après s’être évanoui, au moment où il reprend conscience, il ne sait pas où il est, il ne sait pas non plus qui il est. Il n’a pas cette conscience d’un moi entouré par ou face à un monde. Cela dure deux secondes. Les textes du début du recueil Rue traversière de Bonnefoy sont magnifiques aussi. Et puis l’errance, c’est le désespoir. Lorsqu’on a perdu son chez soi et qu’on n’a nulle part où aller. C’est aussi le détachement, un certain visage de la sagesse. Toutes ces raisons font que, parfois, au lieu de raconter une histoire dans un roman, je préfère « chanter », pour ainsi dire. Ce sont des choses profondes qui sont, d’après moi, propre à la poésie.
BiographieNé à Meaux en 1973. Agrégé de philosophie en 1997, puis départ de l’Éducation nationale en 2011 pour une galerie d’art à Paris. Passage par le Japon puis la Hongrie (vignes). Je vis de nouveau à Paris depuis 2021. J’enseigne à mi-temps dans le privé hors contrat.
J’ai un intérêt fort pour la culture asiatique avec une pratique de la calligraphie japonaise (dix ans) et, toujours actuelle, une pratique de yoga. Je m’épanouis dans les écritures littéraires et philosophiques, avec un goût prononcé pour la gastronomie.
Bibliographie
- Noces pour la main d’un monde, Voix d’encre 2005.
- Rue, angle et feux, L’Harmattan, 2010.
- Traverser, édition pour bibliophile, éd. Arichi.
- Ton visage de poudre au nom vertical, édition pour bibliophile, éd. Signum.
Depuis, des poèmes en revue (Tarabuste, Poésie/première), mais en nombre restreint.
Un petit recueil à paraître : Le jardin rouge.
Mise en page réalisée par Sabine Dewulf