Six cordages flottants
Il reste quelque chose à démêler.
Pas les nœuds.
Avec les nœuds on s’en tire toujours
patiemment, en libérant les fils,
c’est même un joli jeu acrobatique mais
il reste encore à démêler,
surtout devant la lune noire,
surtout quand on s’endort à poings fermés.
Il reste une inquiétude.
Souvent je note sur les papiers
ce que je dois acheter au vendeur,
et je me charge de lait
de petits beurriers, de fromage.
Quand le marchand me remercie
son souffle vient du Pakistan,
je me retourne, les
épices sont trop loin.
C’est dommage. Mais il pleut.
Il pleut depuis la nuit des temps.
On se regarde avant de se dire au revoir.
Il pleut parfois aussi
au Pakistan.
La petite corneille qui mange mon talon ;
pardonnez-moi, c’est difficile à dire,
car elle mange aussi mon foie et mes entrailles,
en levant les yeux vers le dieu des suppliciés.
La petite corneille
me fait marcher, puisqu’elle mord
à chaque pas,
puisque je me soulève à chaque pas,
pas vraiment jusqu’au ciel,
mais jusqu’à l’autre pas.
Quand l’écorchée dépose sa valise,
elle regarde,
elle regarde lentement,
elle regarde lentement les murs de son
studio.
On a enlevé les peintures,
on a enlevé les photos.
On a même ôté le grand lit.
C’est un chagrin d’amour.
Tout a peut-être gagné le ciel en
traversant les vitres sans rien briser.
Quand elle rentre, l’écorchée
se sent légère.
Mais il faudra aussi
défaire la valise.
Je ne suis pas doué pour l’escalade
et quand j’essaye de parler plus haut que moi
les mots dévalent de mes poches
et cognent les rochers avec un bruit de gong,
le catch est infini.
Je ne suis pas doué pour combattre tout nu
et quand j’essaye, un adversaire
me tort le lexique d’un coup,
je deviens rouge et je sue des gouttes de plomb.
Je ne suis pas doué pour la carabine fantasque,
mais je tire partout.
Je ne suis pas doué pour le poème,
mais je grimpe parfois,
je lutte contre un ange
et je cherche à trouer.
À la mémoire d’Adolphe Gesché
Peut-être que les hommes ne sont pas beaucoup plus
que des petits singes
ou des coquillages béants,
ou des girafes minuscules
(quand on jette un regard depuis les astres).
Ou même pas grand-chose de plus
que des tulipes
ou des cailloux.
Ils ne sont presque rien dans l’univers immense,
mais cet à peu près rien
écoute les oiseaux.
Petit entretien avec Clara Regy
Vous écrivez depuis quelques années déjà, et avez commencé à publier très tôt, pouvez-vous alors nous faire part de votre cheminement de « poète » ?
Je ne pense pas que j’ai suivi un cheminement de poète. Je sais qu’à l’âge de huit ans, c’était décidé : j’écrirai des livres de poèmes (car j’aimais déjà les livres sans trop savoir si j’aimais vraiment la poésie). Depuis lors, je ne chemine pas, je tâtonne ! Ce que je sais, en revanche, c’est que petit garçon que j’étais, était déjà captivé par le mystère des mots. Un enfant peut très bien dire une chose : « J’écrirai des livres de poèmes », sans la relier à une autre chose, en l’occurrence : l’interlocution sur les mots. D’ailleurs, et grâce à Dieu, l’enfant se fiche pas mal de l’interlocution ; il se contente de la vivre. Aucun enfant ne nait sans bagage. Ses intuitions complexes sont quelquefois portées par la mémoire qui le précède. Il se demande, par exemple, pourquoi « l’agent de police » qu’on lui a désigné dans la rue, n’est pas « une gent de police », ou alors devant une table et une chaise, il s’interroge : « Pourquoi ne les appelle-t-on pas pipe ou ballon ? » Tous les enfants passent plus ou moins par ce genre de songeries, et chez certains, ça perdure ; ça devient même une préoccupation majeure. Pas chez tous. Heureusement, car on a aussi besoin d’ingénieurs et de plombiers !
Avez-vous des rituels, des moments particuliers, des « circonstances d’écriture » ?
Oui, j’en ai eu. Cela a beaucoup évolué. Du jeune poète qui n’écrivait qu’au crayon et à la plume, avec force surcharges, et dans une lenteur extrême – à l’aube, le plus souvent… au poète sexagénaire, qui jette à peu près n’importe quand ses poèmes sur écran, presque d’un seul coup, mais avec une période de gestation intense et une attention extrême au rythme de la langue, il s’est en effet passé des décennies. Pourtant, dans l’un ou l’autre cas, il s’agissait de saisir les dissidences de l’instant, et de demeurer sur la ligne de crête de la surprise. Changer les rituels forçait le risque. Le poème est un petit objet verbal, qui porte sa part de science, pour aller vers un avenir qu’il ouvre, mais qu’il ne maitrise pas. Avec le temps, forcément, mon artisanat s’est affûté, et la rapidité de mon travail s’en est trouvée accrue. Certes, comme chacun, j’ai mes petits tics, voire mes petites obsessions, mais je ne me voyais pas empiler des poèmes comme des assiettes creuses, dans les armoires ennuyeuses de recueils préfabriqués. Fallait changer les rituels. Cela a donné « Les travaux de la nuit » (Ed. du Pairy : editionsdupairy@editionsdupairy.com). Ce petit livre a touché quelques lecteurs. C’est assez pour mon bonheur. J’espère que les inédits que vous me faites le plaisir de publier en toucheront quelques-uns aussi.
Dans les textes qui accompagnent votre questionnaire (et dans ceux déjà publiés sur Terre à Ciel), vous semblez très proche du « quotidien », alors, pouvez-vous nous en dire davantage ?
Est-ce parce que j’aime lire les Ecritures bibliques, que je me méfie de la littérature « spirituelle » ? Peut-être. Toute crispation sur le sublime, tout esprit de sérieux, toute volonté de se donner pour spirituel me fatiguent. J’accorde trop d’importance à la vie intérieure, pour la délier de l’humour (qui force la modestie) et de la fraternité, qui est partage. Sans partage, et partage du réel, la vie prétendument spirituelle me parait être soit une fuite, soit une prétention tellement sérieuse, tellement élitiste, qu’elle en deviendrait comique. André Dhôtel disait (je l’évoque de mémoire), qu’il fallait trouver l’espérance dans la grisaille des faubourgs, parce qu’alors, on saurait « qu’elle est partout présente ». Pour ma part, j’arrache mes poèmes à la prose. Je veux dire que je cherche seulement à donner quelques échos à l’expérience commune. Le commun, saisi par quelqu’un, et offert à quelqu’un d’autre, peut ouvrir une autre vision. De banale, qu’elle est au départ, la vie quotidienne, alors, s’élargit. Même (et peut-être même surtout) quand mes poèmes sont tristes, j’espère qu’ils peuvent libérer une espérance.
Et enfin, petit jeu : si vous deviez définir la « poésie » en 3 mots, quels seraient-ils ?
Une tasse d’étonnement.
(Zut alors ! Ça fait quatre…)
Lucien Noullez est né à Bruxelles en 1957. Depuis toujours, il promène ses oreilles dans cette ville bruissant de cent langues, de mille musiques, et d’oiseaux. De 1978 à 2017, il a été enseignant auprès d’élèves en difficulté scolaire. Dans le même temps, il a écrit plus de vingt livres : des poèmes surtout, mais il a également publié des chroniques, un abondant journal (trois tomes parus) et des centaines d’articles de critique littéraire. Depuis sa retraite, et même avant elle, il passe beaucoup de temps à écouter les musiciens. « La musique parle de ce qui ne parle pas », dit-il. « Elle témoigne de la vie intense, mais imprenable, qui bat dans le sang de chacun ». Ses poèmes, qui ont été traduits dans une dizaine de langues, cherchent un accord verbal avec ce monde de frémissements. Ils cherchent moins à « vouloir dire » qu’à se laisser surprendre, car, comme l’écrivait Michel de Certeau : « Il faut être surpris pour devenir vrai ».
Lucien Noullez a publié :
- Simples chercheurs, poèmes, Bruxelles, Ed. Le Pairy, 1985
- Conjugaison de l’atelier, poèmes, Tournai, Unimuse, 1989
- Buisson, le visiteur, poèmes, Bruxelles, Ed. Le Pairy, 1989.
- Douze fusils, poèmes, Soumagne, Le Tétras Lyre, 1992.
- Pénouël, poèmes, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993.
- La veillée d’armes, poèmes, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996
- Comme un pommier, poèmes, Lausanne, L’Age d’Homme, 1997
- Plus grand monde sur les gradins, poèmes, Soumagne, Le Tétras Lyre, 1998
- Des petits chiens selon saint Marc, poèmes, Amay, L’Arbre à Paroles, 1999
- L’ouïe fine, et autres poèmes, Trois Rivières (Ecrits des Forges) et Echternach (PHI), 2001
- Escarpe et contrescarpe, poèmes, Trois Rivières (Ecrits des Forges) et Echternach (PHI), 2003
- Pointillés, poèmes, Lilles, Nuit myrtide éditions, 2004
- Deux orgues pour les Minimes, essai, Bruxelles, Alice, 2005
- Un crayon pour des acrobates, poèmes, Lausanne, L’Age d’Homme 2006
- L’érable au cœur, récit, Lausanne, L’Age d’Homme, 2009
- Une vie sous la langue, Journal 2001-2002, Lausanne, L’Age d’Homme, 2009
- Impasse des matelots, poèmes, Lausanne, L’Age d’Homme, 2010
- Des équipages inaccomplis, Journal 2003-2004, Lausanne, L’Age d’Homme, 2013
- Sur un cahier perdu, poèmes, Lausanne, L’Age d’Homme, 2013
- Caresser les jours, Journal 2005-2006, Bruxelles, Editions du Pairy, 2015
- Les travaux de la nuit, poèmes, Bruxelles, Editions du Pairy 2018
- Douze coffrets studieux, poèmes, en accompagnement de l’enregistrement des Douze études de Debussy. CD Cyprès, 2018.