Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Silvia Marzocchi

mercredi 5 octobre 2022, par Cécile Guivarch

l’incise de la langue sorcière

la voilà      qui      tu n’es pas gentille      qui
reproche      tu n’es pas aimable      qui
taraude      qui      affable rode
allez couche-toi brutale carrément      qui
ta langue      pendue on croirait un étendard      qui
triture      qui

qui toi         toi moi         spectatrice insolvable
baisse-la tu veux      ta petite tête      mais tu veux causer
et la voilà qui ouvre sa grande bouche      pas jolie tu cries tu es moche
on voit tes dents elles ne sont pas white tu pleures on voit ton plombage
                                                                                                                     là
                                                                                          elle l’ouvre encore      et
as-tu essayé la tête sous l’eau pour voir                   c’est radical

ta langue n’est pas rose

arrêtes de hurler ainsi            tu es toute déformée

tu as toujours été agressive

tu me fatigues      je te le dis dans la langue des yeux puis je me couche
je suis sans mots                  vacante                  vacance

tu m’as échappée             je te portais en moi
on n’aime pas trop ce qui nous échappe

tu peux crier      moi suis couchée      emmitouflée dans mon corps
barricadée          forclose           fous le feu à la baraque si tu veux
tu verras ça avec le croque-mitaine je ne te le conseille pas
aimes-tu les cimetières ?

tu as peur       tu es malade       elle est ma-la-de
c’est triste      ça commence mal !
on va s’enliser si on va par

là on va s’enfoncer dans mon lit                  j’y suis souvent
il faut que cette fille baisse la tête et se couche       silence ! pitié
ou alors il aurait fallu       mais non      il aurait      mais ouiiiii
un garçon
oooooooooh      cela aurait été bien plus simple si
mais non

garçon ne pleure pas
c’est antinomique
je vais te museler si tu continues
pas de chichi      ils sont forts
ça m’impressionne je ne sais pas ce que ça cache

je ne sais pas ce qu’ils font de leurs déchets
comment dissocient-ils leurs émotions du reste de leur corps
s’évaporent-elles
leurs larmes où donc

si je retiens je ne sais plus trier
le mot de l’ivraie
ma langue se défait défaille me dédit
m’encombre s’affole se fige
s’onomatopéïse
piétine balbutie turlupine
se débraille inconvenante
on me dit méchante

je me nulle
me désolidarise de moi-même
ma peau fourvoyée se flamme
faut me cacher

me sortent tatouées les émotions maltraitées

je me couche pour la bienséance du monde
car
j’ai un corps qui s’exclame

on n’aime pas trop les corps par ici
d’autant moins lorsqu’ils s’expriment dans leur langue
qui comme chacun sait est une langue barbare
tu ne peux pas encore savoir
tu es petite et ignorante
tu cries dans ta langue enfante
comme qui chanterait

chanter      pas bien vu non plus
dans la rue par exemple par distraction
ou par insouciance      surtout pas de
ou de spontanéité
on va t’enfermer maladie contagieuse

et arrête de sautiller comme ça
c’est un lit pas un terrain de jeu

toi non plus      tu ne sais pas retenir
maladroite tu te rues engouée
alors que tu as des pores comme tout le monde
ça devrait pouvoir s’aérer avec une certaine élégance

que ta peau est délicate      je l’aime son grain gamin
l’ai tant soignée      rien à faire      elle se flamme

c’est que l’on ne choisit pas son héritage
tu me portes en toi tout comme je t’ai porté en moi
nous sommes des mot-valises

elle se croit libre la mioche
excuses-moi si je ris      non je t’assure je ne fais pas exprès

suis fatiguée            laisse-moi

arrête de me harceler comme ça      tu ne sais rien de moi
                                                                 de mon histoire que tu porteras

je me couche pour l’exemple
moins j’en fais et plus je me couche dedans
mais elle tend vers dehors             petite branche naine vers la lumière
la vie en moi se couche      oh oui tout doux            tout doux
je m’enfonce      mmmhhh      c’est bon
je survole      je glisse                mmhhh
je somnole      tout se      tait      tout      se

non mais      là voilà qui se lève à nouveau      je rêve

assez rêvé je n’ai pas demandé à rêver      
juste dormir      indolore
une bouillote oh oui      une bouillotte ça fait du bien      mmmhhh

et ça continue            couche-toi tu veux
l’autre avec ses petits cris      là           débout      increvable
branches tordues vers la lumière      et moi qui voulais somnoler
mmmmhhh somnoler
alors que débout      vigilante      qui va là sur le qui-vive
qui veux-tu qui aille là      rien qui vaille

des gens des mots      s’étourdissant de redites
garrotant ton esprit et ses touches funambules
ses lumières ses éclairs ses éclats ses nuances
car
ils savent vivre      savent comment faire
tout carré           oui parfaitement
d’un jugement assuré
savent où commence et où se termine une pensée
point barre et à la ligne

dans nos périmètres sécurisés nous sommes rectilignes
nous exécrons le mouvement le changement le tempo
et les vagues
nous convient mieux un monde statique
nous entre nous
nous ainsi satisfaits du monde ma chère mon cher
et de nous-même on n’est pas des guignols
performant tout va bien      très très bien
dans des bouches rassasiées de mots bien repus
assommant de Il FAUT d’un ton dégagé

je me couche      ça me fauche la chique
c’est vide qu’on cause et si c’est vide pour quoi faire
faut-il qu’on remplisse

pourquoi ça parle
comme pour       comme si
de rien           comme s’il n’en était
rien
comme s’il n’en restait      pas moins que
rien
comme si n’étions-nous
tu parles                       sans écho
pourquoi ça parle comme pour
comme si de rien      comme s’il n’en était
rien
comme si de rien d’être
sommes-nous sans écho             tu parles

oui
je redoutes à chaque fois à nouveau y couler dans cette nébuleuse
et cette parole sans suite de son tout plein asséché
et ce son creux qui retentit à l’intérieur le dévale
sans fond sans face l’informe qui guette
le sens qui fuite      par tous mes pores
en vrac sur le lit      en manque d’agencement

fatiguée
je me couche

on m’a fait vide
je ne sais plus quoi faire de ces quatre bras pieds mains jambes
je confonds ça fait huit je ne sais pas quoi en faire
et ces mots liquéfiés en dedans
mes bras pieds mains jambes qui en épongeant s’effilochent

je me noie      je prends l’eau
monte            elle monte
me déborde
monte            elle monte
me bouche les oreilles

dormir

mais on me secoue      on m’habite
elle m’habite      debout là

un bon shoot de mélancolie et tu vas voir comme tu te calmes ma belle

là            ouf                  enfin docile
couchée               bien aimable

elle voulait élargir sa pensée par les mots
excuses-moi si je ris      non je t’assure je ne le fais pas exprès
ne sais-tu pas que ça fait mal
ce n’est si souple que tu le crois la matière grise
ça pousse les membranes vers l’extérieur quand ça grabuge
un mal de chien encagé                  n’y songes même pas

ooooh !      un peu de silence à présent

toi et moi
on a nos petits secrets      ça donne du charme
tu me ressembles             que tu es jolie
tu me donnes envie d’ouvrir grand les yeux
dans mon beau miroir speculum
là      toutes les deux allongées
réfléchies      aimantes

aliénées paisiblement

ça rime éternellement

ah non arrête
tu ne vas pas te remettre debout                encore des questions
laisse-moi me reposer       sois mignonne      rasante la mioche

mais oui j’avais oublié       tu parles toi aussi
et dire que c’est moi qui t’ai appris      mais tu m’as échappé
et après que je cause et que je questionne
que je m’amuse à la tournoyer la faire claquer clapoter cette langue
dans les bulles de ma bouche et virevolter virtuose carrément
que c’est amusant

que tu crois

souviens-toi de la voix de grand-père :
t’es comme toutes les bonnes femmes      une emmerdeuse

c’est moelleux ici dans mon lit      n’est-ce pas
restons-en là      toi et moi

bien sûr pour les garçons c’est différent
je le dis pour ton bien
c’est tout un apprentissage que de parler en femelle
en son nom dans son sang en son seing
moi tu vois couchée pas même besoin de mots mondains
et pourtant j’avais un corps      je crois

maintenant que la dépossession est inoculée tu vas voir
la saveur du silence      mmmhhhh      comme une saignée
ça soulage

béante      souris      oui tu es mignonne
qu’ils imaginent      toi face au monde couchée

on ne s’en sortirait pas autrement            comment veux-tu
qui est-ce la grande personne là       c’est moi       et je te dis que :       !
jusqu’à qu’on ne sache plus ce qu’on ressent et ce qu’on fabule
comme ça      pour faire partie      non pas participer          non
appartenir
ooooh appartenir
ooooh je ne suis pas ma seule partie amputée moi
moi j’appartiens      et      je colle
je colle je colle je colle à
une image
devant le miroir je m’y essaie
je suis conforme      soulagement      je jolie
selon les jours j’y arrive
je décolle mes mots de mon corps
l’un après l’autre      ça fait un peu mal
et les voilà sans corps
et à la place du corps des mots des images sur mon corps creux
et un grand bruissement général continu accablant confondant

donc
la vérité mon enfant que tu cherches tant dans les mots
tu peux toujours chercher
tu le vois bien qu’ils sont vides      sans corps
souvent
tout ce vide entre nous

tu l’entends

ce silence

qu’aucun mot

aucune image aucune chose

allez      parlons d’autre chose
je t’avais bien dit de te coucher      mais non      debout là
avec tes petits halte-là une contradiction !! je pointe !
tu crois changer quoi                    le monde ?
avec ta langue      qui je thaumaturge      j’abracadabre
s’y croit
full d’as      abattu sur table      nous révèle      who’s who

a-t-on droit à un joker ?

met-là au rancart ta langue tu veux
somnolons ensemble
mmmhhhh
c’est bon le goût d’un blanc       ça creuse le mystère

allez viens-là te coucher près de moi et laisses-moi rire dans ma barbe
car je me laisse pousser la barbe depuis que les hommes les mots tout ça
m’a passé
me voilà sorcière couchée

Entretien avec Clara Regy

Dans nos échanges, tu as proposé une question pour laquelle toute réponse semble bien délicate : « Ecrire lorsque l’on est une femme aujourd’hui ? » qu’est-ce que cela suppose, représente… alors voilà, je te la pose cette grande question.

En effet, ce thème me questionne, parce que je sens qu’il y a là un terrain de réflexion très large. Je suis loin d’avoir fait le tour de la question, je n’ai pas de réponse, mais j’ai des pistes à explorer.
Alice Zeniter, autrice que j’estime beaucoup, a écrit un livre qui s’appelle Je suis une fille sans histoire. Dans ce livre elle met en lumière l’absence d’héroïnes dans le corpus littéraire « canonique ». Elles sont absentes de l’action, elles attendent, Pénélope, elles sont secondaires, adjuvantes, ou alors magnifiées, Béatrice, plus tard elles se suicident, Anna Karenina, Emma Bovary (ce sont mes exemples, je cite de mémoire, je n’ai pas le livre sous la main). Pendant des siècles, la place assignée aux femmes est le foyer domestique et si on a envie de s’amuser un peu, nous, les femmes, de parcourir le monde, de partir à l’aventure, on est obligées de s’identifier à un héros. Elle le dit de façon bien plus articulée, et surtout argumentée, que je ne le fais là. C’est une première piste. Quels sont les exemples à suivre qui nous sont donnés. De quelle façon notre imaginaire est forgé culturellement. Je n’enfonce aucune porte.
La deuxième piste que j’ai envie de proposer est lorsqu’on se met à la place de celle qui écrit. Quand Virginie Despentes écrit Baise-moi en 1994 c’est un énorme scandale. Toute considération littéraire à part, le scandale réside dans le fait que c’est une fille narrant dans une langue plus qu’explicite (explicit lyrics) l’histoire de deux filles qui après avoir subi trop de misères de la part de la société, et des hommes en particulier, laissent libre cours à leur violence, à leur brutalité, baisent quand ça leur chante sans états d’âme, boivent, se défoncent et dézinguent la part du monde qui leur est niée. Maintenant, mets le mot « garçon » à la place de « fille », « … un garçon narrant l’histoire de deux garçons qui … etc. » et dis-moi où est le scandale. On aurait éventuellement discuté du genre littéraire, pas de moralité.
Troisième piste : la langue et ce qu’elle permet de dire ou de ne pas dire si ensemble nous sommes tous des « ils ». Il y a une dizaine d’année, je travaillais dans une librairie, et, en parlant de l’auteur d’un livre, j’avais utilisé le mot « autrice », calqué sur l’italien, car c’en était une. Tout le monde avait éclaté de rire. Quelques années plus tard on a tenté « auteure » pour aboutir finalement à « autrice », mais j’ai autour de moi encore des personnes, des femmes et des hommes, qui trouvent que « c’est moche ! » ou alors que « ce qui compte est la fonction, et une fonction n’a pas de genre … ». Je me souviens aussi du débat sur le mot « écrivaine » , qui est pareillement entré très récemment dans l’usage courant. Donc cette femme qui écrit, en français, a du mal à pouvoir se nommer. C’est dire la résistance que la langue, qui est le reflet d’une culture, lui oppose lorsqu’elle prend la parole.

Je sais que d’aucuns affirment qu’il n’y a pas d’écriture féminine ou masculine, qu’il y a écriture un point c’est tout. Mais, à mon sens, lorsqu’on écrit on le fait à partir de qui on est, de l’expérience du monde qui est la nôtre, à partir d’une conscience, d’une mémoire du corps, peu importe la forme stylistique ou littéraire choisie.
Pour résumer ma pensée, assez sommairement et confusément exprimée, je crois qu’écrire aujourd’hui lorsqu’on est une femme, prendre la parole lorsqu’on est une femme, est en partie un combat.

« Ecrire dans une langue qui n’est pas notre langue maternelle ? » que doit-on, inventer, abandonner ? (Les Disputations de Jean-Pascal Dubost aborderont aussi ce thème dans Poezibao). J’ajoute un extrait de ton texte qui peut-être nous éclairera …un peu.

« la langue ici en parle une autre
le souffle vallonné d’azur
une progressive légèreté »

Cet extrait est tiré d’un texte inédit qui s’appelle Ce qui reste, entr’aperçu à peine, sera versé dans la poésie.
En effet, délaisser sa langue maternelle pour une autre, comme ce fut mon cas au début des années 80, implique faire peau neuve, se séparer, se défaire d’un regard éculé sur soi et sur le monde. S’alléger. Se projeter loin dans des possibles jusqu’alors inédits. Comme je l’ai écrit dans ma contribution au prochain cycle de Les Disputaisons de Jean-Pascal Dubost dans Poezibao, qui sera précisément sur le thème de choisir d’écrire dans une langue étrangère à sa langue maternelle : « Certains mots qui en italien portaient le poids de l’interdit et de la honte en français sonnaient neufs, dépourvus de connotation. Les mots étaient en liberté ». C’est comme respirer soudain de l’air non vicié.
Pour revenir à ta question sur l’écriture : c’est très différent d’écrire dans sa propre langue ou dans une langue que l’on a fait sienne, comme une maison, comme un rempart, mais tout de même acquise. En français, même au bout de quarante ans, je ne suis jamais sûre à l’écrit. Lorsque je compose, je vérifie tout continuellement. Il faut dire quand je suis arrivée à vingt ans, je l’ai d’abord appris sur le tas, je ne l’ai étudié que plus de dix ans plus tard. Je vérifie non seulement l’orthographe, qui est pour moi la partie plus anecdotique, mais aussi certaines constructions. Et surtout, par déformation professionnelle peut-être, étant par ailleurs traductrice vers l’italien, j’utilise énormément le dictionnaire. Je vérifie toutes les acceptions et par association d’idées je passe d’un mot à l’autre, je me laisse dériver d’une page à l’autre du dictionnaire, et parfois cela mène mon idée de départ ailleurs, en suscite des nouvelles, ou alors la précise. Et pourtant l’inverse est tout aussi vrai. Je jouis, lorsque je compose en français, d’une liberté particulière. Je sais que je suis un peu « à côté », si je puis dire. De temps en temps il arrive que l’italien et le français se superposent pour aboutir à ce que j’appelle « la zone affranchie » : une forme, qui peut être un mot ou une construction ou un agencement, qui n’appartient, dans l’usage courant, ni à une langue ni à l’autre et pourtant ce décalage involontaire parfois rehausse le propos. Parfois non, naturellement.
Même si le français a été pour moi une langue « cathartique », et j’ai beau porter cette langue dans mon cœur, je ne la maîtriserai ni ne la manierai jamais comme une langue native, mais je m’y sens tout de même comme dans un chez moi.

Quels auteurs ont marqué ton existence ? Je sais que l’expression semble « forte » et « définitive »…

Oui, en effet, je n’aime pas ce genre de question, car selon les moments de ma vie il y en eu de très différents. Kafka et Dostoïevski ont été les premiers lorsque j’étais encore adolescente.
Je peux juste dire que la littérature m’a littéralement sauvé la vie, ou du moins, beaucoup, beaucoup, aidé à vivre. À travers les livres, j’ai rencontré beaucoup d’autrices et d’auteurs qui m’ont parlé, fait compagnie, soutenue, illuminée, rendue plus intelligente. Et dans les moments les plus douloureux, comme les deuils par exemples, là où l’organisation rationnelle des mots perd de son sens, ce ne sont pas les romans, ni les essais, mais la poésie qui m’atteint, c’est à travers elle que je réaccède à des partie de monde, par elle que je suis reprise dans le filet de la langue.

Et pour terminer : mon habituelle question, si tu devais définir la poésie en 3 mots, quels seraient-ils ?

« J’peux pas ».

Silvia Marzocchi
Je suis née à Londres, j’ai grandi à Bologne en Italie et vécu ma vie d’adulte en France et plus particulièrement à Paris.

Bibliographie
Scènes d’intérieur, éditions Lanskine, 2019 ; extrait de L’incise de la langue sorcière, publié dans la revue Sarrazine, 2020 ; 1 poème d’amour, extrait de Ce qui reste, entr’aperçu à peine, sera versé dans la poésie, publié dans la revue Triages, 2020


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