Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Clotilde Marceron

dimanche 23 février 2014, par Roselyne Sibille

Extraits de Passage de l’hiver

C’est l’heure où l’arbre
se fait encre sur un ciel qui s’absente

l’heure où le proche est obscur
et le lointain lumière

laisser faire

laisser faire et laisser revenir
le flux abandonné des mers inaccessibles
laisser reprendre sous la flamme
le vol assourdi des voyelles

laisser rouler sur le chariot de la nuit
le souffle attelé à son rêve

pour que se perde et se rassemble
____ ____ dans l’œuvre d’hivernage

____ ____ ce qui cherche à percer sous le givre et l’oubli

La pluie a fermé ses fenêtres
sur les amis d’antan

je tiens mon chagrin en écharpe

____ et dans ma tête
____ je fais mon Sud

le temps
____ plus tard

mettra de l’ordre
dans les jardins désemparés

C’était janvier je crois
qui me faisait la fête

on ne dit pas assez
l’eau et le pain de l’amitié

____ à se trouver si proche
____ qu’on se prend à trembler

si peu qu’il faut
parfois
pour s’ébrécher

Clarté mise en jachère
sur les gravats de l’an

dessous la petite herbe
sa courte obstination

frémissent d’inaudibles raffuts
forgés à l’aube d’un feu couvant

solstice d’une clameur promise
dans la froide rumeur du vent

saison de galop silencieux
où dorment

____ ____ de grands coursiers adolescents

Neige,
à arpenter en traces de silence

à s’enlier
furtifs ensauvagés
au lent embrassement du ciel et de la terre

corps de craie enlacés
dans la disparition du monde

jusqu’au fouissement,
____ ____ l’heureuse abolition de tout

Parcelle mise à l’écart des sédiments de l’heure
des fièvres retombées en cercle sur la ville
corps fourbu

nul lieu dans cet espace
ni balcon pour respirer
ni terre qui serait sûre

ni vent d’étoile qui viendrait de la mer

pour nous nommer le port
la digue étroite
l’île de chant et de douceur

j’ai mal à la douleur
à ce brasier d’angoisse en vrille sur le monde

et si pauvre de mots
____ à tenter de la dire

signes que je déploie
comme filet tendu au raz d’un champ de mines
parole de secours reprise sur la peur

j’ai dans le cœur un flux amer
qui n’est pas sang
____ ____ mais suie

j’ai dans le cœur un poing qui tape

qui n’est pas pouls
mais cri

 ?

Etre là
assise à même
dans le balancement des herbes blondes

être là
parmi les nappes de lumière
la robe bleue de l’heure

être là
sans question
à la lisière de l’instant

soleil griot grappillé aux fenêtres

être là
comme un rien d’ombre
où traîne encore un peu de nuit

__ et remettre aux frontières
__ la frappe cadencée des pourquoi

il sera temps plus tard
de ramasser le monde
lancé sur le chemin

(dans le pas de Jacques Dupin)

Ecrire
dans l’incantation muette des amères forêts,
écrire sur le pelage ruisselant du chevreuil qui s’enfuit,

écrire contre la meute,
contre le doigt posé sur la gâchette,
et l’ombre qui grogne
____ ____ et grandit aux fenêtres,

écrire
en défi de carême,
contre ce temps de baiser froid
qui tire ses volets
____ ____ sur le trop-creux du jour

écrire
comme on ronge son os,
contre la nuit où s’étouffe une quête d’enfance,
____ ____ sous la lumière crue d’un monde qui la nie,

écrire
dans la tumultueuse intempérance des révoltes,
pour harponner la langue à son urgence d’air
et voler au soleil des éclats d’espérance,

écrire
____ comme on remonte un fleuve

à contre sens
à corps perdu

écrire malgré tout
et surtout malgré soi,

son sac d’os claquant des dents,
son manque de lumière dans l’inconnu du jour
son amour menacé qui dans le vent se couche

écrire

____ d’autres mangeurs d’insomnie y trouveront leur cri


Née en Cévennes, en garde le goût des espaces libres et sauvages. Adolescente, se tourne vers la musique, dont elle fait encore et toujours joyeuse profession. Vit en Provence, arpente la terre.
Un matin du jeune siècle, l’écriture se glisse en douce dans sa vie, et peu à peu y fait son nid. D’abord sous forme de nouvelles, récits, souvent primés et publiés en revue. Puis son écriture invente d’autres paysages, plus poétiques.

Publications concernant la poésie :

  • 3 livres d’artistes en collaboration avec Dominique-Pierre LIMON, peintre-graveur (www.limon-dominique.com) :
    L’adossée, 2010
    Graines, 2010
    Falaise, 2010
  • Aux éditions Sillages :
    Participation aux deux livres anthologiques Corps, 2010 et Palestines, 2012
    sillageseditions.com
  • Plusieurs recueils de poèmes sont en cours d’achèvement, mais pour l’instant, aucun n’a tenté l’aventure de l’édition.

Mini-entretien avec Roselyne SIBILLE

___
D’où vient l’écriture pour toi ?

Certainement de mon amour des livres, et des écritures des autres !
L’enfance de ma lecture, je la connais. Mais l’enfance de mon écriture, je ne saurais la dater. Je me souviens d’un professeur de lettres au lycée : sa passion de la littérature m’emportait. Je sais que j’ai écrit entre 20 et 30 ans. Je voyageais, j’écrivais. Puis il y a eu un grand silence… occupée ailleurs, autrement. Un jour, l’écriture est revenue frapper à ma porte. J’en ai été étonnée.
Quant à l’instant même de l’écriture, son déclenchement provient souvent d’un état instable, d’un trouble intérieur -perturbation ou émerveillement-, qui me met en mouvement.
Quelque chose me convoque, qui veut venir à la lumière, prendre forme, énonciation. Ce tremblement se saisit de ma langue pour inventer son existence. Je l’écoute, je le suis.

Comment travailles-tu tes écrits ?

Ma ligne de travail est double. D’une part la justesse : me tenir au plus près de ce qui cherche à s’écrire, tirer le fil avec attention, précaution, entendre les bégaiements, les murmures, débusquer l’inaudible, explorer les bas-côtés…
D’autre part la musique. L’architecture musicale -rythme, phrasé, couleur, timbre, équilibre- est le cap rêvé de mon écriture.

Que t’apporte l’écriture ?

La vie m’altère, me bouscule. L’écriture me centre, quand l’ordinaire du quotidien, ou son chaos impromptu, me rogne et m’éparpille.
Ecrire intensifie la vie, révèle la profondeur, donne chance aux manques et aux silences. Ecrire m’augmente. C’est du côté de la joie.

Quel lien fais-tu entre ton écriture personnelle et l’écriture en ateliers ?

C’est effectivement grâce à la pratique d’ateliers, suivis il y a quelques années, que j’ai pu renouer avec l’écriture, alors que je ne savais comment reprendre, après ce long silence. J’ai aimé l’ouverture qu’apporte l’atelier dans sa richesse humaine, son effervescence, sa folle diversité.
L’atelier donne appui, confiance, c’est une source nourricière.
Mais l’atelier ne répond pas au pourquoi/comment écrire. Pour trouver une réponse singulière (sans cesse provisoire) à ces questions, il faut affronter l’écriture en face-à-face, s’aventurer en solitaire dans ses terres obscures… Et donc quitter la protection chaleureuse de l’atelier !

Quelle serait ta bibliothèque idéale ?

L’écriture de Pierre Michon, découverte il y a quelques années, m’impressionne : elle touche pour moi à une certaine perfection en ce qui concerne la concision, l’équilibre. Mais tout autant, j’aime la fête de la langue qu’est l’écriture luxuriante de Christian Prigent !
Aujourd’hui, je lis surtout de la poésie. Je reviens souvent à ceux qui sont mes « grands » : René Char, Jacques Dupin, André du Bouchet, Antoine Emaz…
Mais surtout, j’aime découvrir. La découverte d’une écriture, d’abord étrangère et qui soudain me parle, est un moment magique.
Ainsi, ces derniers temps, ce sont les voix du Moyen-Orient. La force de cette poésie – sa nécessité, son souffle, sa liberté- venant de ces pays où vivre est devenu difficile, me touche profondément.

(Page établie grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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4 Messages

  • Clotilde Marceron Le 4 mars 2014 à 14:13, par Mérie Frédérique

    Merci Clotilde pour tes poèmes où je te vois marcher dans l’obstination, la lumière, l’espace.
    Je garde tout contre moi « le temps plus tard mettra de l’ordre dans les jardins désemparés » et « j’ai dans le cœur un flux amer qui n’est pas sang mais suie ».
    Et aussi mes 2 poèmes préféré : Etre là et Ecrire.
    Bien à toi qui continue d’arpenter.

    Répondre à ce message

  • Clotilde Marceron Le 5 mars 2014 à 11:40, par Clotilde Marceron

    Grande joie d’avoir été lue par toi, Frédérique... Merci !

    Répondre à ce message

  • Clotilde Marceron Le 14 mars 2014 à 23:05, par MJo Baena

    ’Etre là’, un poème timide, discret, doux à la bouche, qui ne veut déranger.
    Il est tout simplement là maintenant, dans nous, à côté de nous, pour nous rappeler tout.
    Merci pour tes mots.
    MJo

    Répondre à ce message

  • Merci Clotilde Le 30 décembre 2018 à 11:51, par Anny Cat

    Atteinte, atteinte par les mots, les images, la musique qui rencontrent l’être, font surgir des étincelles d’émotion émerveillée par la beauté et la justesse de tes poèmes Clotilde.
    J’aime tout, mais particulièrement ces trois poèmes :

    Clarté mise en jachère
    sur les gravats de l’an

    Parcelle mise à l’écart des sédiments de l’heure :

    "j’ai mal à la douleur
    à ce brasier d’angoisse en vrille sur le monde

    et si pauvre de mots
    à tenter de la dire« Être là »parmi les nappes de lumière
    la robe bleue de l’instant

    être là
    comme un rien d’ombre
    où traîne encore un peu de nuit
    et remettre aux frontières
    la frappe cadencée des pourquoi

    Je suis heureuse de t’avoir lue et de pouvoir te relire."

    Répondre à ce message

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