Extrait du recueil Rêver l’aube
Photo : Catherine Bruneau - Technique mixte : crayon et acrylique sur fond d’estampe
Toujours à cet instant
à ce silence
aube sans visageà cette douceur
de l’immédiate présence
quand les mots rêventl’herbe des nuits
l’enlacement des corps
dans les parfumstoujours le souffle
la flèche d’ombre sous les doigts
d’ombre
Le bruit de tes pas sur le plancher
puis à nouveau le silenceéviter que l’esprit se pose
que l’objet soit désigné
que l’ombre quitte la pageles petites tortues sous la lampe
toutes couleur et transparence
il ne les voyait plus
et puis soudain elles portent le tempsil aime sentir la lumière là
tout près de la griffe
Presque matin premier chemin de lampe
ouvrir grand la fenêtre
laisser rentrer le froid avec la lumière
sentir comme le froid éclaire le corpslaisser les mains dénouer la rive
l’aile battre dans son destin de feuilles
un bruissement suffit au chant
une fenêtre ouverte toujours s’endorttoujours une rumeur veille au fond
toujours le silence de la page
fleur inouverte de l’ultime nuitl’éveil est de voix muette
le corps est voix au silence des passages
brûle la flamme noire d’un recul
Toi tu es là
tu es dans la distance
tu es doublela blancheur d’un visage
dans une fenêtre
le monologue des mainsle silence d’un jardin
contre ton silence
joue à jouetes mains dans les miennes
aujourd’hui est hier
jeter le pont de la musique
Le jardin aussi est dans la distance
ces fleurs réduites à leur couleur
ces hiéroglyphes de tiges sur les murspeut-être n’est-il qu’un reflet
peut-être la lumière tombe-t-elle d’ailleurs
prenons-nous visage à une autre sourcepeut-être que ce jardin
est la lampe qu’on éteint le soir
peut-être qu’à travers lui nos enfances se parlent
Portraits d’arbres sur le mur
encre d’un olivier au large tronc ligneux
que surmonte la coiffe toute en dentelles
de son feuillage veiné de branches blanchescet autre rien que zigzags
puzzle d’arbres chemins taillis collines
en rapides éclaboussures de noir
se contournant sans jamais se joindrecelui-ci tronc mince sous l’immense carreau de feuilles
qui vers le bas semble se déliter en larmes
on ne sait ces formes vibrionnant poissons ou oiseaux
cet arbre qui pleure jet d’eau ou feu de sèveet les contenant tous cette montagne rouge et or
l’étrange autant qu’involontaire masque humain
qu’y exhume l’enchevêtrement d’arbres et de démons
qu’on dirait surgi des flammes de l’inconscient
Cinq visages alignés sur la cheminée
modelés au brut de la glaise
il nous semble tant ces visages sont charnels
y sentir l’empreinte des doigts qui les ont creusésvisages dont certains apparaissent déformés
comme sous l’effet d’un puissant souffle intérieur
les prunelles des yeux sont acérées ou absentes
regardant ailleurs ces visages nous regardentnous scrutent nous percent à nu
du fond de leur humanité blessée
pommettes osseuses rides au couteau
parties du visage mutilées ou absentesleur incomplétude même fait leur force
nulle monstruosité dans ces portraits
nous nous reconnaissons en eux
ce sont nos doigts qui sculptent et excavent
Sentir puis entendre
herbe douce de la lumière
à l’aube des motsj’écoute ton absence
fenêtre peinte
de mon rêve de toilèvre des chemins
tenir la nuit
sacre du souffle
tendresse blesséetu ne sais pas le silence
la fleur d’un regard
aux vitres des jardins
Encore dans cette lumière
lampe douce d’avant jour
murmurer le tempsles mots simples
joie comme douleur
comment savoirquel espoir
mort ou vie
les chemins toujours se mêlentflamboiement du noir
du parfum d’une rose
j’éteins de toucher
Rêver l’aube
le parfum sombre
l’orage de la couleurrêver l’éclat noir du chant
le soir aux muettes profondeurs
l’éblouissement du matinrêver le seuil
la douce fenêtre de l’été
au creux de l’ombrel’aube d’enfance
rêver la source franchie
la pierre caressée du chemin
Entretien avec Clara Regy
Qu’est-ce que la poésie ou plutôt « l’écriture » pour vous ?
La poésie est avant tout pour moi un acte de vie. J’ai besoin d’écrire pour me sentir vivant, tisser un lien charnel avec le monde. Un désir d’appartenance, qu’on pourrait qualifier d’amoureux. J’ai longtemps écrit exclusivement dans la nature, l’été, sur le lieu d’enfance, submergé par le sentiment d’une beauté dépassant mon entendement, que par les mots je tentais d’atteindre et me réapproprier. Il y avait déjà ce plaisir sensuel à faire naitre les mots du corps, de sa vibration profonde, faire corps du poème, entendre et ressentir à travers lui. C’est ainsi qu’est né mon désir d’écrire, retrouver sous la caresse des mots l’enfance perdue, mon jardin d’Eden. La lecture, dans ma chambre d’étudiant parisienne, de Paul Éluard, en particulier ses Derniers poèmes d’amour, si sensuels et lumineux, du Guillaume Apollinaire d’Alcools, avec ses beaux poèmes imagés et nostalgiques, et aussi de Saint-John Perse, dont les Vents faisaient bruisser en moi les platanes de mon enfance, a accompagné cette émergence, mais le goût de la poésie ne m’est pas venu principalement par les livres. Il répond avant tout à une nécessité impérieuse, ressentie au sortir de l’adolescence, de me réaccorder aux mouvements de la mère nature, mère mais aussi femme, souffle, mémoire.
Quels auteurs sont véritablement entrés « dans » votre vie ?
Dans la décennie 1980, qui marque le début de ma pratique régulière de l’écriture poétique, j’ai lu Jacques Roubaud, René Char, Yves Bonnefoy, Claude Roy, Jacques Izoard, et quelques autres, poètes qui m’ont tous influencé à des titres divers. Mais c’est probablement Bonnefoy qui m’a le plus marqué, de par sa quête d’une origine, une lumière qui sans fin point et se dérobe. La lecture de son recueil Ce qui fut sans lumière a laissé en moi une empreinte profonde, comparable à celle imprimée par Éluard, représentant pour moi le poète de la lumière, tandis que Bonnefoy est celui de la nuit, et de la mémoire dont elle est synonyme. Je me suis longtemps senti osciller entre ces deux influences, dont je me disais confusément que je voulais en réaliser une synthèse. Ma poésie est une poésie de la mémoire, non pas nostalgique, au contraire visant sa réinvention permanente, et à travers elle une renaissance à la lumière, au corps, à l’instant, à l’autre. Silvaine Arabo a écrit, à propos de l’un de mes recueils : « On touche au Mystère des êtres sans les déflorer, dans ce partage intime qui fait du deux le un, sans jamais savoir où se situe la rupture entre soi et le monde (y a-t-il encore rupture ?) tant cette intériorité – à la fois jeu du double et du miroir, dans le dépassement des apparences conduit à la fusion. On accède ainsi, à partir des signes sensibles, à une forme de spiritualité incarnée qu’on pourrait qualifier, d’une certaine manière, de panthéiste ».
Et ce que vous partagez ?
Il y a eu la parenthèse, à la fin des années 1980, d’une brève aventure éditoriale avec la revue M25 que je dois à l’intérêt bienveillant de Françoise Favretto et Robert Varlez, qui m’ont également donné l’opportunité de lire mes textes en public. Mais il m’a fallu encore vingt ans pour réellement parvenir à intéresser revuistes ou éditeurs à ma poésie. J’ai dû pour cela l’émanciper du caractère trop introverti de son geste fondateur, me forçant à écrire de manière plus régulière, en tous lieux et temps, en voyage comme à la maison, faisant de l’écriture poétique une respiration au quotidien. Il s’agissait de se mettre à partager, ouvrir le cercle de ce dialogue avec moi-même où je m’étais trop longtemps cantonné, et réellement ouvrir ma poésie sur le monde, sur les autres, me mettre à objectivement exister en tant que poète. Yvelinéditions, Encres Vives, Rafael de Surtis, les Éditions de l’Atlantique, puis Alcyone, ont été mes premiers éditeurs. Je me suis mis à publier dans les revues. L’écriture a porté mes voyages lointains, dont les carnets sont régulièrement édités par Michel Cosem. Paul Sanda, puis Bruno Geneste, m’ont régulièrement invité à participer aux rencontres qu’ils organisent dans leurs fiefs poétiques respectifs de Cordes-sur-Ciel et Quimperlé. Gérard Faucheux m’a fait participer au comité de lecture de sa revue Interventions à Haute Voix. La poésie est peu à peu devenue partie constitutive de mon être. J’oscille aujourd’hui, dans mon activité d’écriture, entre l’histoire des sciences, à laquelle je me suis récemment reconverti, après une carrière de physicien, et la poésie, qui m’apporte ce que la science ne peut pas m’apporter, le bonheur intime et sensuel d’accéder à l’éternité de l’instant.
Et si je vous demandais, ce qu’est la poésie pour vous en 3 mots ? Que diriez-vous ?
« Vibration », « présence », « appartenance » sont les trois mots qui me viennent spontanément à l’esprit pour qualifier l’état dans lequel je dois me plonger pour parvenir à écrire quelque chose qui ressemble à de la poésie.
Eric CHASSEFIÈRE a passé sa jeunesse à Nîmes, et vit à Paris. Directeur de Recherche au CNRS, il est astrophysicien, spécialisé dans l’étude des planètes, et s’est récemment orienté vers l’histoire des sciences. Il travaille actuellement à l’Observatoire de Paris. Il est l’auteur d’une quarantaine de recueils parus chez : Presses de Valmy, Yvelinédition, Rafael de Surtis, Éditions de l’Atlantique, Alcyone, Interventions à Haute Voix, La Porte, L’Harmattan, Sémaphore. Il a obtenu en 2015 le prix Giorgios Sarantaris pour « Le peu qui reste d’ici » (Rafael de Surtis). Il a publié dans une quinzaine de revues de poésie. Il est membre du comité de lecture de la revue Interventions à Haute Voix. Il a animé avec Jacques Fournier l’action Poézience de la Diagonale Paris-Saclay destinée à faire se rencontrer scientifiques et poètes. Il est régulièrement invité à donner des lectures : Festival des Poésies Actuelles de Cordes-sur-Ciel, Festival de la Parole Poétique de Quimperlé, Printemps des poètes à Chaville, Maison de la Poésie de Poitiers,…
Bibliographie
- Chez M25 : Numéro spécial 25 Mensuel n°91/92 (1985), Microcosmes (1987).
Aux Presses de Valmy :
- Paysage de la trace [poèmes de 1998-1999] (2009)
- D’errante inquiète joie [poèmes de 1999-2002] (2009)
- Se peindre à d’autres nuits [poèmes de 2006-2007] (2009)
Chez Yvelinédition :
- Camera Oscura (2009)
- L’incendie de la parole (2009)
Aux Editions de l’Atlantique, puis chez Alcyone :
- Paysage sans nuit (2010),
- Le silence de l’arbre entier (2010),
- Peint de noir (2011),
- La traversée du silence (2012),
- Déambulations du sable (2016),
- Echos du vent à ma fenêtre (2017).
Chez Rafael de Surtis :
- Se rappeler pour être (2010),
- Sur un au-delà du corps (2011),
- Comme est le chemin d’aujourd’hui (2011),
- Le vol du papillon, itinéraire onirique, avec Catherine Bruneau (2013),
- Le peu qui reste d’ici (2014),
- Ce regard qui nous vient du monde (2015),
- S’achèvent murmurés (2017).
Chez Interventions à Haute Voix :
- Fragments du dernier hiver, suivi de Je respire par le corps (2013).
Chez La Porte :
- Sous l’eau des mûriers (2015).
Chez L’Harmattan :
- La présence simple des choses (2017).
Chez Sémaphore (Quimperlé) :
- L’arbre de silence (2018),
- Présence du masque (2019),
- L’immédiat de vivre (2020).
Chez Encres Vives (collection Encres Vives) :
- L’arbre à nouveau fleurit (2009),
- Seule la lumière change (2011),
- Eric Chassefière, Itinéraire poétique (2013),
- Profonde la lampe d’autrefois (2014),
- L’inaccessible ici (2016),
- Le partage par la musique (2019).
Chez Encres Vives (collection Lieu) :
- Suite taïwanaise (2011),
- Suite malgache (2012),
- Feu et glace (2012),
- Carnet d’Inde (2013),
- Carnet de Corée (2014),
- Carnets du Vietnam, avec Catherine Bruneau (2016),
- Chant du Péloponnèse, avec Catherine Bruneau (2016),
- Le parfum du monde (Java) (2018).
Chez Encres Vives (collection Encres Blanches) :
- Jusqu’au bout de la vie, avec Catherine Bruneau (2015).
Présence dans les anthologies
- Parterre verbal, Anthologie n°2, 2010.
- Anthologie- Tome 5, Visages de Poésie, Jacques Basse, Editions Rafael de
Surtis, 2011.- Editions de l’Atlantique, anthologie des auteurs, Encres Vives, N°429, 2014.
- Causeries au coin du poème, Editions FutureScan, Volumes 3 (2018), 4 (2019)
et 5 (2020).Présence dans les revues
M25, L’Arbre à Paroles, Verso, Poésie/Première, Décharge, Comme en Poésie, Friche, Traction-Brabant, Pages Insulaires, Traversées, A l’Index, Fermentations, 7 à dire, Interventions à Haute Voix, Verso, Les cahiers de la rue Ventura, Spered Gouez, L’Intranquille, Concerto pour marées et silence, Les Hommes sans épaules, Saraswati, Voix d’Encre, Diérèse, Florilège, ARPA, L’arbre parle, Mots à maux, Francopolis, Rose des temps, Terre à ciel, Libelle.Prix et nominations
- Prix Gyorgos Sarantaris 2015 pour « Le peu qui reste d’ici ».
- Finaliste Prix PoésYvelines des collégiens 2015 pour « Le peu qui reste d’ici ».
- Finaliste Grand prix de poésie Joseph Delteil 2016 pour « Ce corps éphémère
de mots ».