Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Un ange à notre table > Irène Dubœuf

Irène Dubœuf

lundi 5 avril 2021, par Cécile Guivarch

Les guetteurs de feu
Inédits extraits d’un recueil en cours d’écriture

Les mots [1]

Il tombe des toits
des pluies d’hirondelles.

Dans l’ombre charnelle du soir
les fleurs écrivent
des mots d’amour.

L’automne est au bout du regard.

            *

Les bras chargés de roses d’encre
de bouts d’histoires qui mendient la lumière

j’écris : « Attendre que les mots
entrouvrent l’horizon ».

             *

Il faut aimer les mots

jusqu’au sang
les aimer d’amour

             *

Des mots on peut tout attendre :

qu’ils ouvrent les tiroirs
où sont rangées les habitudes

que sur la page blanche
ils étendent leurs ailes
libres de leur envol.

Les mots, dis-tu, sont des anges.

Liens de sang

C’est un livre si vieux
qu’il n’appartient plus à personne.

Un livre sans mots
peuplé d’hommes en uniforme
de femmes aux mains pâles
en longues robes noires.

Qui sont tous ces morts au regard de vivants ?

             *

Chaque jour
la courbe d’un visage
se fait plus familière.

Chaque nuit
leurs yeux me dévisagent
dans l’incandescence de l’ombre.

Invisibles présences
obscure puissance d’un lien de sang !

             *

Tout frémit et vacille
dans le fossé béant
qui s’ouvre sous mes pas.

En appui sur le vide
je guette la brèche
d’où pourrait surgir
la magique étincelle.

Seul répond
le silence.

Vigiles d’une éternelle énigme
nous sommes des guetteurs de feu.


Entretien avec Clara Regy

Ainsi, nous reprendrons les questions d’usage. Qu’est-ce qui vous a amenée à l’écriture et ensuite à la publication de vos textes, puisqu’il ne s’agit pas vraiment de la même démarche ?

Mon premier poème est né dans un cri. Un cri de révolte et de douleur. À cette époque je devais à chaque instant composer avec une maladie orpheline qui m’empêchait de vivre comme les autres. C’est ainsi qu’est né Prison, suivi de Bonheurs interdits. Je me suis abonnée à une douzaine de revues de création et j’ai lu tout ce qui s’écrivait sur la poésie contemporaine. Très vite je me suis détournée de la fonction exutoire de mes premiers poèmes pour écrire des textes plus apaisés. La poésie peu à peu a comblé mon existence. Mon thème de prédilection est le temps (et toutes les notions qui gravitent autour : la fragilité des choses, la mémoire… parfois aussi l’amour). La nature est très souvent présente, rarement décrite pour elle-même mais plutôt pour suggérer des questionnements. C’est sa fonction de révélateur qui m’intéresse.

Dès le début, j’ai écrit pour communiquer. Le poème est un espace de rencontre entre soi et les autres. D’où la nécessité de publier. Faire éditer un manuscrit exige patience et humilité. Patience : il faut compter parfois plusieurs années entre l’écriture d’un poème et sa publication. La présentation et l’organisation des textes d’un manuscrit est un travail de création au même titre que les poèmes eux-mêmes. J’adresse toujours un court extrait à une ou plusieurs revues pour m’assurer d’un possible écho auprès des lecteurs. Ensuite, j’envoie le recueil et selon les maisons d’édition, les délais de publication peuvent aller de quinze jours à un an… De l’humilité : il faut être prêt à essuyer un refus. Plus l’éditeur est sélectif, plus le risque est grand.

Écrire et éditer sont donc pour moi deux démarches intimement liées, simultanées dans le projet, mais qui, de fait, adviennent dans deux temporalités différentes.

Avez-vous besoin de silence, de moments, de lieux particuliers pour écrire, ou les mots viennent-ils quand ils le veulent ?

André Breton écrivait : « La poésie se fait dans un lit comme l’amour ». Les premiers mots d’un poème viennent quand ils veulent et où ils veulent, dans les endroits les plus inattendus. C’est comme une fulgurance, une étincelle. Ce peut-être la nuit, mais ce n’est pas systématique. Le poème, lui, requiert du temps, de l’intimité, de la solitude et du silence, pour un ancrage au plus profond de soi-même. Le poème s’écrit la nuit. Presque toujours la nuit. Quand je suis couchée et que je ne dors pas parce que j’entends les mots tourner autour de moi. Je me relève alors et j’écris, toujours au même endroit, assise à mon bureau. Tous mes poèmes sont nés la nuit.

Les paysages de votre écriture semblent être à la fois d’ombres et de lumières, pouvez-vous nous en « confier » davantage ?

Mes premiers poèmes ont pris forme dans l’ombre mais l’écriture m’a permis d’entrevoir la lumière. L’ombre est nécessaire à la lumière. Il suffit de regarder le ciel : plus la nuit est noire, plus on voit briller les étoiles ; « C’est le désastre obscur qui porte la lumière. »  [2]
L’ombre, c’est ce qui s’efface, ce qui est à la limite de l’oubli, ce qui n’est plus, ce qui est triste et sombre, froid et sans couleur (encore que… j’évoque la couleur verte de l’ombre dans un de mes poèmes !) mais aussi ce qui cache, ce qui protège. La lumière quant à elle révèle, c’est une aurore, une renaissance, un enchantement, c’est ce qui est sur le point ou en train d’advenir. Mes recueils naissent souvent dans l’ombre mais sont toujours ouverts à la lumière.

Traduire c’est réécrire, écrire ? Pouvez-vous nous parler de vos « travaux de traduction » ?

Réécrire, par définition, c’est donner une nouvelle version d’un texte déjà écrit. C’est aussi, au sens figuré, réinventer, donner une nouvelle vision de quelque chose. Écrire et réécrire sont donc deux notions pas si lointaines qu’on pourrait le croire.
« Traduire un poème est écrire un poème, et doit être cela d’abord » dit Henri Meschonic [3]. C’est pour cela que dans l’idéal la poésie ne devrait être traduite que par des poètes. La poésie n’a pas son équivalent dans une autre langue, traduire est forcément lié à la perte, mais cela reste la meilleure façon de lire un texte.
Lire en langue étrangère, c’est marcher côte à côte avec l’auteur, main dans la main dans le meilleur des cas. L’approche reste superficielle, tout juste un premier pas. La poésie exige davantage. Elle demande de mettre ses propres pas dans ceux de l’auteur, de refaire le chemin parcouru par le poète pour tenter de percevoir les impressions et sensations à l’origine du texte, en quelque sorte « coucher avec la muse d’un autre » comme l’affirme l’écrivain et chercheur Pierre Vinclair . J’aimerais m’approprier cette image que je trouve parfaitement juste, mais le masculin de muse n’existant pas, je préfère emprunter celle de Marilyne Bertoncini qui a trouvé une délicieuse comparaison toute féminine pour parler de ses traductions : pour elle, traduire s’apparente à une « gestation pour autrui » [4] . Oui, c’est cela, on porte les poèmes d’un(e) autre.
Relevant à la fois du jeu et du mystère, la traduction est une perpétuelle recherche d’équilibre entre le son et le sens, l’accord le plus juste entre ce que dit l’auteur, la manière dont il le dit, et la conversion dans sa propre langue à l’aide de sa propre sensibilité. C’est le résultat d’un Moi qui s’est ouvert dirait Benveniste. S’ouvrir à l’autre tout en restant soi-même. Effectuer des allers et retours incessants entre deux langues, deux cultures, deux poètes.
Je traduits en priorité des auteurs vivants (je peux ainsi recueillir leur avis et limiter le risque d’erreur d’interprétation !). J’ai traduit des poèmes de plusieurs auteurs italiens dans le cadre de la parution de leurs livres, pour accompagner des notes de lectures, je pense à Paolo Febbraro, Elio Pecora, Margherita Rimi… J’aime particulièrement travailler sur des recueils complets d’un même auteur (ce que je fais en ce moment avec Amedeo Anelli et Luigi Carotenuto), cela permet une approche beaucoup plus fine et complète, le principal intérêt de la traduction étant la découverte en profondeur d’une autre écriture, source d’un perpétuel enrichissement poétique, intellectuel et culturel.
Deux recueils du poète, philosophe et critique d’art italien Amedeo Anelli sont parus en version française entre mars et juin 2020 : Neige pensée, en Italie, aux éditions Ticinum et L’Alphabet du monde, en France, aux éditions du Cygne. Trois recueils de Luigi Carotenuto sont en cours de traduction.
Traduire un poète, c’est lui donner une lisibilité qui peut déboucher sur d’autres modes d’expression : le jeune compositeur Alexandre Jamar vient tout juste de réaliser, grâce à Neige pensée, version française de Neve pensata d’Amedeo Anelli, un cycle musical sur trois poèmes (repris dans la langue originale) pour le Conservatoire national supérieur de Paris.
Traduire est une expérience intense qui va bien au-delà de la réécriture d’un texte. C’est une communication privilégiée avec l’œuvre d’un(e) poète, c’est un don de mots : le traducteur est plus qu’un passeur, il fait éclater les frontières.

Quels auteurs - poètes ou non - ont nourri votre goût pour la lecture et peut-être aussi celui de l’écriture ?

C’est l’écriture qui m’a poussée à plus de lecture. Lecture et écriture vont de pair et se nourrissent mutuellement. La rencontre avec les œuvres de trois poètes majeurs, Reverdy, Char et Jaccottet fut déterminante dans l’évolution de mon écriture. Leur interrogation quasi permanente sur l’écriture m’a aidé à oser « être moi ».
J’ai découvert Pierre Reverdy et Cette émotion appelée poésie [5] peu de temps après avoir écrit mes premiers poèmes. Je m’interrogeais à l’époque sur la place de l’émotion dans la poésie : était-elle encore possible dans l’écriture contemporaine ? J’ai tout de suite adhéré à son lyrisme discret et à sa conception du sujet poétique : « Il n’y a pas de sujet poétique, il y a un sujet qui pense ».
René Char est un des auteurs préférés d’Alain Blanc, un de mes premiers éditeurs, ce qui a considérablement influencé mes lectures. Char, avec ses aphorismes, m’a enseigné la densité, la concision, l’art de l’ellipse qui donne sa force au langage.
Philippe Jaccottet, poète de l’ombre et de la lumière, qui procède par petites touches, ajuste les mots pour donner à lire une vérité de l’instant, m’a appris la présence au monde, l’attention au visible, au sensible et la précision : « Ne rien expliquer, mais prononcer juste ».
À ces poètes se sont ajoutés bien sûr d’autres auteurs : Rilke et sa lettre à un jeune poète, Tchekhov (je suis aussi auteure de nouvelles), Pierre Michon dont la prose est pure poésie, Richard Rognet, Yves Bonnefoy, Philippe Delaveau, et plus tard Fernando Pessoa, Eugenio Montale, Gior-gio Caproni…

Et pour terminer le petit « jeu » habituel : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?

La poésie est une bouleversante relation triangulaire. Écrire un poème, c’est réaliser la synthèse d’une perception, d’une émotion et d’une pensée avec comme seul outil, les mots de tous les jours. Les trois mots que je choisis sont donc « perception » - « émotion » et « pensée.


Irène Dubœuf est née et vit à Saint-Etienne. Elle est l’auteure des recueils Le pas de l’ombre, Encres vives 2008, La trace silencieuse, Voix d’encre 2010, Triptyque de l’aube, Voix d’encre 2013, Roma, Encres vives 2015, Cendre lissée de vent, Unicité 2017, Effacement des seuils, Unicité 2019, Un rivage qui embrase le jour, Le Cygne 2021 et de livres pauvres pour la collection Daniel Leuwers.

Traductrice d’auteurs italiens, elle publie Neige pensée, (Neve pensata) du poète, philosophe et critique d’art Amedeo Anelli (directeur de la revue internationale Kamen’) aux éditions Ticinum (Italie) en mars 2020 et L’Alphabet du monde aux éditions du Cygne (France) en juin 2020.

Elle collabore avec les revues françaises Terre à ciel , Terres de femmes, Recours au poème et publie des articles en Italie dans les revues Corso Italia 7 et l’EstroVerso.

On peut l’entendre lire un de ses poèmes sur https://poetrysoundlibrary.weebly.com/poets.html et des extraits de ses traductions et de ses propres publications sur Youtube sur le site italien du Piccolo Presidio Poetico https://www.youtube.com/channel/UCs_qs3Z7lv-E8OwL6MsDUZg
Site de l’auteur : http://www.irene-dubœuf.jimdofree.com


Bookmark and Share

Notes

[1LES MOTS, poème inédit au moment de l’envoi à Terre à ciel font partie d’un recueil qui vient de paraître en 2021 aux éditions du Cygne : Un rivage qui embrase le jour

[2Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard 1980

[3Cité dans le livre de Christine Lombez, La seconde profondeur. La traduction poétique et les poètes traducteurs en Europe au XXe siècle, Paris : Les Belles Lettres, coll. « Traductologiques », 2016

[4Un don des mots dans les mots, est traduire : entretien avec Marilyne Bertoncini, Recours au poème 207 mars 2021

[5Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie, Flammarion 1992



Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés