Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Amélie Bonnin

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Elle regardait les chiens se battre
pour quelques os qui trainaient par terre

il y aurait beaucoup à dire
sur l’odeur ou la lumière
qui l’entoure

ensemble c’est à peine s’ils
reconnaissent leur sexe

que lui reste t-il à elle
ses yeux pour incendier
qui aurait cru
qu’une flamme suffirait
à réchauffer les corps qui ont faim

Plus de maison pierre
de maison bois
la maison laine est un abri
quand le froid traverse les
couches
c’est pour mordiller le cœur
un peu plus
si le cœur avait des épaisseurs
il se protégerait
battement après battement

Il y avait l’envie de fouiller l’amour
plutôt de le manger
ou d’être mangé par l’amour
quand il n’est plus là
ni pour les autres
ni pour nous-mêmes
c’est la mémoire que l’on supprime

Quand ils la touchaient
elle vacillait
la faim coupe l’envie de se battre
mais à l’intérieur elle frappait
maudissait le corps des hommes
qui poignarde la chair
et le ventre de

l’île-mère

l’héritage

Quand
dire adieu devient un métier
il n’y a plus d’argent
pour payer à manger

Elle avait dit
vous avez vu
le feu est fragile
si fragile qu’on dirait
la peau d’une rose
alimenter le feu

c’est continuer
d’accepter que la nuit

n’aura pas de fin

entre les plis
la torche
fumante encore

comment cesser de penser à la lumière
lorsqu’on est femme

sans abri
sans refuge de terre
d’eau ou d’air

écroulée
sur le tapis de l’hiver.

Suspendre

tant de bleu que la lune fait
tant de lieux

confinée dans le creux
froid

tu tends ta main
crac
tu fais naître un peu
le feu
tu allumes la bougie
car le jour raccourcit

comme les vagues creusent
entame le sol
par les extrémités

La bougie
c’est ton seul contact
avec le reste du monde
tu communiques avec
la douleur

ou l’inutile
tu fais silence autour de toi

sur la grande table en bois

la grande table en bois ça
sent le brûlé et les fleurs fraîchement
coupées
en face ce visage
encapsulé dans la lueur

nuit qui se noie dans le jour

ta joue cuite
fait mal
dehors les pommes tombent
c’est pour raviver le souvenir

Il te faudra devenir un peu plus animale
pour survivre
sur ces terres

c’est la solitude qui recouvre tout
de son poil d’argent

vas

ours dans sa grotte
de sel
ici déposes un peu

ce qui dort en toi

Danses
entre les mites et la poussière

le plancher se décale
libère les ondes

échos qui crissent

ne détourne pas la tête car
tu as fais vœu de feu

Sur les tranches
les côtes
il faut vivre

au milieu il y a trop de
bruits
hurlements
au milieu

on se piétine
tu as déjà joué ce jeu

tout ce que tu veux
c’est faire

un petit bouquet de braises
petit bouquet de braises

à déposer sur nos tombes.

S’il faut attendre que l’écorce
le jour d’avant
ne rattrape les contours

cette continuité décousue

s’il faut attendre le printemps
pour porter ton masque de fleurs

si tu attends que tes os soient gelés
avant de fabriquer ton feu

que te faudra t-il encore attendre

avant que l’espace
l’endroit
ne te
cueille

bourgeon après bourgeon

combien de rêves encore
de tes peaux calcinées

face au vent
à l’aridité de ceux qui soufflent

sur le calme

les cendres endormies.

Entretien avec Clara Regy

« Femme et poésie » semble être un thème qui vous est cher, pouvez-vous nous en dire davantage ?

Oui c’est quelque chose qui m’est cher, dans le lien entre les deux, ou d’abord peut-être parce que je vois la femme comme une source de recherche inépuisable, tout un poème en elle seule ! En fait cela remonte à assez loin, à l’époque de mon adolescence j’étais très attirée par l’écriture et je pensais que pour écrire il fallait être un homme. Ma génération n’a pas été épargnée par cette croyance parce qu’on nous donnait à lire à l’école des auteurs et poètes masculins, de même dans la littérature théâtrale. Depuis plusieurs années maintenant, je ne lis quasiment que des écrits de femmes et j’ai cette impression qui ne disparait jamais d’avoir accès à un monde en relief, qui se renouvelle, un monde tentaculaire où l’on pose la vie et ses multitudes de contradictions, et le récit de cette vie me touche en plein cœur, à chaque fois je dirais. Dans l’écriture, ce qui vient souvent c’est une forme de recherche du féminin (pas tant qu’il y aurait des « thèmes » féminins ou masculins), du mot femme en soi, de ce que cela fait si j’appuie à cet endroit de moi-même et que tout à coup je n’ai plus peur. Oui cela m’est cher, parce-que ce que je parviens à écrire me vient de mes rencontres avec ces écrivaines, des amitiés que j’ai noué, des femmes que j’ai rencontré, de celles que je rencontre fictivement, et j’imagine parfois de celles que je rencontrerai. Aujourd’hui j’écris beaucoup en lien avec une amie poète (Anne Laure Lussou) et ce partage de voix est très précieux et très étonnant.

Dans cette partie on pourrait évoquer les pouvoirs de l’écriture. Est-ce sur ce point que vous aimeriez vous ouvrir ?

C’est drôle que vous parliez de pouvoir, ça me renvoie d’abord à la question précédente : pour moi l’écriture est un espace d’émancipation. Puis après ça, il y a cette sensation si peu présente le reste du temps de « pouvoir » faire quelque chose, d’être capable, et de prendre un peu de puissance au fur et à mesure que les mots se déposent. J’imagine que c’est réciproque, ce que l’écriture nous donne en puissance nous la rendons à l’écriture, au poème. C’est un échange de moyens, de force. Un poème c’est sans doute très puissant. Ce que je dis dans le poème est tout ce que je ne peux pas dire. Je peux aussi y assumer mon silence. L’écriture consolide et rassemble des parts de soi, invite à fouiller nos images obsessives, à traverser des visages, des corps, des histoires, à occuper une place qui n’existe pas ailleurs. Pour moi, c’est aussi pouvoir faire quelque chose du souvenir, de la vivacité du souvenir et de tout ce qui apparait de vivant.

Quels sont les auteurs (passés, présents) qui -peut-être- vous inspirent ?

Elles sont nombreuses ! Elles m’accompagnent quotidiennement comme des amies. Dans le désordre et sans hiérarchie d’importance : Emily Dickinson, Hélène Cadou (cela a été une révélation la lecture d’Hélène Cadou), Andrée Chedid, Evelyne Trouillot, Hélène Dassavray, Bérangère Cournut pour son univers poétique, Cécile Sauvage, Paola Pigani. Et pour d’autres raisons Antoine Wauters, Isabelle Sorrente, Julia Kerninon, Déborah Lévy. J’imagine une pièce dans laquelle toutes ces personnes seraient réunies, je ne pourrai rien dire mais quelle joie !

« La » question subsidiaire : si vous deviez définir la poésie en 4 mots quels seraient-ils ?

Pour reprendre un peu le fil des questions je dirai : Pouvoir murmurer aux portes ou Pouvoir fracasser des portes. En fait c’est les deux en même temps, c’est murmurer avec fracas.

Après des études de théâtre, j’ai quitté la région parisienne pour m’installer en Bretagne. J’ai maintenant 29 ans et je vis dans une petite yourte (c’est mon endroit ressource, beaucoup plus qu’une maison) dans la campagne des Côtes d’Armor. Entre temps j’ai fait d’autres études pour être capable de travailler au plus près des livres et puis une enfant est arrivée aussi. J’aime être entourée des livres, j’ai été libraire puis bibliothécaire et j’aimerai beaucoup aussi mettre une patte dans le milieu de l’édition (peut être par un biais associatif). Aujourd’hui je cherche encore une voie, je touche des chemins, je les imagine, sans m’y enfoncer complètement. Bientôt je vais pouvoir m’installer dans un nouvel endroit, qui sera j’espère, une belle « réserve poétique » (c’est un nom de lieu que j’aime bien !).


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