Un bar
Un bar qui donne sur un petit lac,
et à proximité l’arbre qui excelle à protéger l’enfant
arrivé en courant et poursuivi
par les souliers de son père aigri,
un bar, d’une fenêtre duquel je perçois :
parfois la nuit s’en allant vers la côte
murmurant une chanson de marins,
d’autres fois l’oiseau qui joue,
qui tire une colline par la queue,
baisse les rideaux du champ,
et ordonne aux herbes de dormir !
C’est le bar du Pirate,
éloigné du vacarme de la ville
où, paisiblement, le vin vieillit
dans mes os !
Mer noire
La barque du sommeil
me transporte sur les eaux d’une mer noire,
m’éloigne de ma chambre en cette nuit d’hiver.
Elle est violemment ballotée par les vagues,
alors que des éclairs miroitent dans les airs
leurs lames acérées.
Mon anxiété en est exacerbée,
mais au-dessus de ma tête,
des moitiés d’oiseaux,
encore en vie par miracle,
déposent des nouveaux-nés dans des berceaux,
leurs cris dans les caisses de l’air,
et me promettent une nouvelle vie à mon éveil
de ce rêve violent !
Ancêtres
Dans cette maison, il y a des siècles,
des étincelles jaillirent du corps d’un ancêtre
qui rêvait de feu.
Des ancêtres plus anciens y habitaient aussi,
et adoraient le volcan sacré,
qui a cédé la place aujourd’hui à un grand four.
Cette nuit,
j’y continue d’écrire l’histoire de cette lignée
dont des porte-parole de tous les temps
font irruption dans ma chambre !
ils se rassemblent dans un coin,
la chambre chancelle sous leur poids,
ils courent vers le coin opposé
elle vacille sous leurs pas.
Ainsi, moi j’écris leur histoire
et eux me font jouer
à la bascule !
Alliés
On subit une guerre sans merci,
et on est si peu préparés
à affronter l’ennemi.
Ainsi, dans les rues de notre ville,
on vit de petites filles,
simulant la joie,
mais avec des cris sous les paupières,
et le chanteur qui d’habitude était si jovial,
s’est retiré dans un recoin d’une ruelle abandonnée
où il suit, hébété,
les hallucinations de ses os,
comme si elles étaient des scènes
d’un film d’angoisse !
Mais n’est-ce pas formidable
que soient venus à notre rescousse :
ce régiment d’aveugles qui fument et rejettent
la fumée par les yeux,
et ces cloches si redoutées,
ce poisson qui, dit-on,
est le grand ambassadeur de la mer,
et cette vieille qu’on ne voyait, auparavant,
qu’à chaque fin d’automne,
quand elle venait balayer les forêts !
Quelle chance pour nous que d’avoir
de si vaillants alliés !
Un matin
Qu’est-ce qu’il est tendu, l’homme blême au parapluie
qui s’amène si vite !
Il presse le pas dans la direction d’un homme
grand aux joues pourpres,
debout en face d’un miroir, et fumant une cigarette.
Le bonhomme blême avance, se souvient de la belle Masha,
morte noyée dans un pays lointain :
elle se tient maintenant recroquevillée, sans nul doute,
-se dit-il-
au fond de la Volga !
Celui qui se rase murmure des vers
qu’il avait écrits sur la mort de son amante russe.
Il est chez lui à Casablanca,
dans la salle de bain, en train de se raser,
regardant le bonhomme blême qui, dans le miroir,
presse le pas dans sa direction, et qui n’est que lui-même
venant vers lui-même
d’un ancien hiver russe.
Entretien avec Clara Regy
Que mettez-vous dans ces termes « mon entrée en poésie » ? Cette expression peut se montrer bien mystérieuse alors, pouvez-vous nous en dire davantage ?
Par cette expression, je crois vouloir évoquer, d’une part, l’avènement d’un moment où ce qu’on appelle généralement la poésie moderniste a cessé d’être tout à fait hermétique pour moi. Ainsi, la lecture de cette poésie m’est devenue « permise », pourrais-je dire ; c’est donc une porte qui m’a été ouverte (après un acharnement passionné de ma part !). D’autre part, je crois que l’on peut se sentir « entrer en poésie » quand on commence à se prendre au sérieux comme quelqu’un qui écrit réellement des poèmes (et en publie même !). Et cette aventure qu’est l’écriture a commencé pour moi au début des années 1980. En fait, dès les premières années de mon enfance, j’ai aimé les livres, puis un jour, je devins un adolescent passionné de dadaïsme et de surréalisme, d’un côté, et de poésie arabe (ancienne surtout), de l’autre. Mais c’est après ma découverte de la poésie arabe moderniste - qui compte aussi de grands poètes - que j’ai été tenté par l’écriture. « Pourquoi ne pas devenir, à mon tour, un alchimiste du verbe ? », s’est audacieusement demandé le jeune homme que j’étais. Et c’est à quoi je m’essaie jusqu’à aujourd’hui, en produisant des poèmes en langue arabe principalement, et plus rarement en français.
Quel rôle joue, alors, la poésie dans votre quotidien ?
Si la poésie, de nos jours, n’a plus la prétention de vouloir changer la vie en général, elle peut, néanmoins enrichir la vie individuelle de celui qui l’écrit ou qui en est féru. Personnellement, la poésie m’a donné confiance en cette activité qui consiste à vivre (ce « métier de vivre », selon Cesare Pavese), et ce à un moment où j’en avais bien besoin. À dire vrai, si aujourd’hui je suis attaché à la vie, c’est grâce à l’amour et à la poésie (au sens vaste du terme) dont s’irrigue mon quotidien. Et c’est aussi grâce à mon activité de poète que j’ai actuellement des amis, poètes et écrivains, dans plusieurs pays du monde. La poésie, d’une manière ou d’une autre, sauve de l’aridité ma vie de tous les jours, elle y est présente même quand elle ne s’offre pas clairement à ma perception, car elle est trop fine pour être encombrante.
De quels auteurs vous nourrissez-vous (même si l’expression est curieuse) poètes, bien sûr, mais pas seulement ?
Ils sont bien nombreux, de différentes périodes historiques et de divers endroits de la terre. Des anciens et des nouveaux. Des poètes et des romanciers. Arabes, français, américains... Actuellement, je relis (en arabe) des poètes irakiens (Sargon Boulus, Ouqaïl Ali...), et, je lis en même temps - en français- le dernier roman de l’écrivaine Nathacha Appanah, Le ciel par-dessus le toit.
Écrivez-vous directement en français ou d’abord en arabe ? Ou pratiquez-vous les deux « écritures » ?
J’écris principalement en arabe. Je traduis de temps à autre quelques-uns de mes poèmes en français. Cependant, il m’arrive parfois de laisser de côté le texte original que je suis sensé traduire, pour écrire, en français cette fois, un poème tout à fait nouveau. C’est une sorte de bifurcation, si l’on veut... Quand j’étais lycéen, j’avais beaucoup d’admiration pour notre excellente professeure de français au lycée Ibn Abbad (de Marrakech) ; c’était dans les années 1970, et cette professeure, qui s’appelait Mademoiselle de Laporte, et à laquelle j’aimerais tant rendre hommage, m’avait inculqué l’amour du français et de la littérature française, quoique j’aie été alors un élève « scientifique », et c’est ainsi que j’eus la chance de lire avec plaisir des romans de Stendhal, de Mauriac, Malraux ou Camus, et des poèmes de Prévert et même d’Apollinaire. Cet attachement à la langue française m’est donc resté jusqu’à aujourd’hui.
Et question subsidiaire : si vous deviez définir la poésie en 5 mots quels seraient-ils ?
Ces cinq-là (on peut y ajouter, bien sûr) : exploration, inquiétude, apaisement, espoir, révolte.
Né le 16-10-1955 à Mzinda, petit village du Maroc, Embarek Ouassat est poète, de langue arabe surtout, mais écrit parfois en français aussi. Il est aussi traducteur et a enseigné la philosophie de 1977 à la fin de l’année 2005.
En langue arabe, il a publié plusieurs recueils poétiques : Sur les marches des eaux profondes (1990), Entouré de presqu’îles (2001), L’étendard de l’air (2001), Papillon d’hydrogène (2008), Un homme qui sourit aux oiseaux (2010), et Des yeux ayant longtemps voyagé (2017).
En 2010, a vu le jour un recueil de poèmes bilingue (français-arabe) de cet auteur (sous le nom de : Moubarak Ouassat) : Un éclair dans une forêt (Editions Al-Manar). Des poèmes de E. Ouassat en langue française aussi ont paru dans des revues : Po&sie, Lichen, Recours au poème...
Il a aussi traduit, en langue arabe, des choix de textes de divers poètes (R. Desnos, André Breton, Henri Michaux...), Nadja d’André Breton, La métamorphose de Franz Kafka...