Suite d’oiseaux avec un corbeau et un ragot
Le peuplier pleut
jaune
On foule sa pluie
colza comme toi [1]
ou bien lin jeune
avant l’arrachage
Un héron tourbillonne
sous les vents d’humeur
Le peuplier n’entend pas
Son cri jaune
[Pour A-B-G-M]
Le héron son cri aigre clairon rouillé mal embouché bec obstrué
Le héron son cri de hernie mal dégonflée erratique irritée
Le héron son cri long emmanché dans son cou jusqu’au bec éraillé
Le héron aspiré par son HAH refoulé jusqu’au AHRK ─ comme on dit Beurk
vomit son cri croassant ou henniLe héron hennit oui
ça râpe un peu
une turbine qui grince ou le déraillement du seau sur le puits
bruit rauque cuivré métallique
hersage d’air débecqueté
et toujours ce bruit d’aile dans son cri
héron crie grisHéron hennit gris oui
gris bleuté bruyant
gris sale
ne hôle pas
ne hue pas
hurle parfois jusqu’à japper
clabaude enroué
ne cajole rien
brise l’air casse le cri
un cri de harpe broyée
d’hélicon effondréHéron effondré dans son cri
Le ciel est vide
Martinets loin
J’espère avide
Leurs jeux demain
Mouettes livides
N’y peuvent rien
Le ciel est vide
Martinets loinLa main dévide
Comme à dessein
Un fil mutin
Pour ces bolides
Le ciel est videMartinets loin
Chaque jour je cours au ciel
Je les attends entends-tu
Un corbeau brasse raucité
pauvre en cris
Je n’entends rien des leurs
Je les attends entends-tu
Un nuage peut-être retient
Leur ombre
Sans plus d’ailes
Ni de cris
Un ciel de mai venu de loin
Un ciel de relèvement
Un ciel d’éternité un cri l’atteste
Les martinets sont de retour
Profil de faux dans les nuages
Ont-ils surgi à la nuit noire dessous leurs ailes
L’Afrique au bec hier encore
L’insecte franc comme du criquet
Aujourd’hui plat dans un ciel creuxPas de nuées ni de cris nus avec ellipses
Les martinets sont de retour
Éclipses
Et ciel raccourci
Agile
Mésange à charbon
S’active au buisson
Sur de longues pattes
Oiseau automate
Jusqu’en la maison
Agile acrobate
Mésange à charbonQui sait prendre date
Voit premier bourgeon
Pointant au balcon
Mésange est adroite
Agile acrobate
Parus Major
Est apparue
Ce matin nu
L’hiver n’endort
Comme un essor
De charbon dru
Parus Major
Est apparue
Bruit de rotor
Ti Tu Ti Tu
La voix qui mue
Mésange honore
Parus Major
Corbeau parle
un pas beau dire
gras parler du corbeau
c’est pas peu dire
dit pas des mots
dit du cri
du cri croassant
du cri discordant
assez
Pourquoi dis-tu ça
concordant pas corbeauCorbeau dit ni bruit ni cri
corbeau parle corbac
cra cré crou
croua croa créa
grosses grasses paroles
Syllabiques et gutturalesCorbeau parle
ça lui vient du thorax
il y plonge le bec
enfle le cou baisse le chef
expectoreCorbeau parle
couramment
corvus corax[Pour Selim]
Il porte le nom de ragot
Jusqu’à trois ans le plus souvent
Pour devenir à son tiers-an
Sanglier dru et le pied grosL’œil vif pour chasser le mulot
Il trace layon sous le vent
Il porte le nom de ragot
Jusqu’à trois ans le plus souventLe gland ou la faîne ont bon dos
Ragot est sanglier gourmand
Sauvage à ses plaisirs vaquant
Qui court les vignes en sabots
Il porte le nom de ragot
Entretien avec Françoise Delorme
Les oiseaux, ah ! Les oiseaux ont une importance de plus en plus grande dans votre œuvre, jusqu’à s’envoler dans le titre d’un livre, À vol d’oiseaux (L’atelier contemporain, 2013). En revoilà d’autres qui traversent l’inédit que vous livrez à Terre à Ciel. Quelles raisons à cette place plus grande, insistante ?
En effet, les oiseaux font toujours retour dans ce que j’écris, et semblent de plus en plus progresser par nuées de mots. D’une façon générale pas de haut lieu, pas de paysage qui n’existent sans eux (même si les espèces disparaissent à la vitesse grand V !). Pas de jardin sans plumes. Je crois que les oiseaux me donnent de la plume d’écriture et du mouvement , du rythme donc ; leurs figures de grands paraphes dans l’étendue m’espacent. Chaque nom d’oiseau énoncé, chaque mot décliné pour parler d’eux m’élance davantage vers le vivant et la page. C’est toujours un réservoir d’énergie et une multiplication de points de vue sur ce qui nous environne qui se dégagent de leur présence. Les oiseaux à la fois nous relient au ciel, au cosmique, mais aussi nous ancrent en terre, leurs fientes, même reçues de haut, sont leçons d’humilité.
Leur fragilité (comme celle du calcaire, nous y reviendrons), leur chair, leur peur, leurs chants, leur équilibre dans le vent, nous aident à bouger ; déplacements et émotions. C’est aussi une image de la liberté conduite par les vents parfois contraires. Et leur langage constitue pour le poète une vraie source sonore ; on tente avec eux de produire du son-sens ; sans oublier non plus leur profond silence.L’épine blanche est un livre qui s’affirme comme un livre de deuil.
La mère, la mer, souvent, il en est question dans vos livres.
Escorter la mer était déjà un livre en très grande partie dédié à votre mère.
Quelle filiation entre ces deux livres, comme si l’un, le dernier, venait creuser, mais aussi nourrir, le premier ?Escorter la mer, titre de toute évidence polysémique, est mon premier vrai ouvrage calcaire ; j’entends par-là celui qui me fait prendre conscience que j’appartiens avant tout à une géologie, une géologie qui me fait écrire : celle des falaises crayeuses du Caux. Du crétacé, du calcaire poreux. Pas d’appartenance véritablement à un pays, mais à une pierre fondatrice de ma « géolo-généalogie », en dissolution face à la mer pour laisser place au galet, du silex roulé et poli comme un poème. Une sorte de résistance.
C’est donc en creusant dans la matière de cette roche que je suis entré en écriture ; j’y ai croisé ma mère (cette fois avec le [e]), et le père tombé au jardin, jardin qu’il s’agit toujours de creuser et d’épierrer.
La mère disparue, un peu comme une disparition de craie absorbée par les vagues, face au port du Havre et au rivage, me fait revenir sur le motif dans L’Épine blanche ; j’approfondis là les liens du fils à la famille parentale, un trio. Et les liens de ce trio au monde des falaises du Pays de Caux et des activités portuaires. Une écriture nourrie par la porosité au paysage, et la nécessaire continuité de la vie, ou plus exactement du vivant.
En une formule, on pourrait dire que je poursuis Escorter la mer, à la fois en y faisant retour et en l’ouvrant au monde et au vivant.Dans L’épine blanche, vous poursuivez un travail, ou plutôt une sorte de quête, entrepris depuis votre entrée en poésie.
Vous cheminez à travers des paysages normands jusqu’à vous les approprier comme un langage.
Vous parlez d’eux comme ils parlent de vous ?
Quelle importance accordez-vous au lieu, dans votre vie et dans votre poésie ?J’ai en partie répondu à cette question dans ce qui précède. Pour poursuivre, on peut dire que c’est ma rencontre avec un autre calcaire dans ma région d’adoption, la Franche Comté, qui m’a renvoyé à mes origines « crétacées », avec configurations d’abrupts, roche tendre, effritement jusqu’à la dissolution, mais aussi présence de poches de résistance, comme celles du galet cauchois. J’ajouterai que les méandres du Doubs me font aussi m’en retourner en Seine jusqu’à la mer, la mer retrouvée dans les veines bleues du calcaire franc comtois.
Toutes ces fragilités géologiques, vécues comme des fractures et des fissures, me donnent, ce me semble, une écriture de l’érosion, de la fragmentation et de la claudication, parfois jusqu’à la gaucherie. Le couac syntaxique et/ou lexical permet de creuser la langue.
On aura compris que l’empreinte du paysage végétal, minéral, animal, portuaire, est majeure dans ce que je donne à lire-entendre.Vos livres sont très souvent accompagnés de consonances graphiques et amies.
L’épine blanche, beau livre relié si agréable à toucher, dont le blanc est rehaussé de fines encres marines dessinées de Géraldine Trubert, n’échappe pas à ce désir de compagnonnage esthétique.
Pourquoi ?Vous employez les deux termes qui me semblent justes : amitié et consonance. Ce qui m’intéresse dans le compagnonnage avec un plasticien ou une plasticienne, c’est que chacun fasse un pas de côté pour rencontrer l’autre ; pour fabriquer de l’entre : ni illustration, ni redondance altérant l’aventure du lien, l’un se cachant derrière l’autre, mais un passage, une passerelle ; d’un lieu l’autre, une transaction secrète. Des gestes se croisent, s’observent, s’adoptent, tentant de garder distance juste, comme on atteint l’amitié à force de présence.
J’ai écrit un ouvrage qui réunit l’essentiel de mes textes issus d’une rencontre avec le geste d’un artiste, Écrire à vue (toujours aux éditions de L’Atelier contemporain). Dans ce livre, je suis au service de l’image. C’est encore une autre aventure que celle qui consiste à proposer un texte et à recevoir, toujours dans le dialogue intense, l’offrande de l’image.Et enfin la question finale : si vous deviez définir la poésie en trois ou quatre mots, quels seraient-ils ?
Cette question est un abîme. Je m’en tiendrai à cette simple constatation : j’ai le souci constant de trouver le rapport le plus juste au vivant et au monde, dans le travail du rythme tenu par l’oreille. Peu importe alors que j’écrive en vers mesuré, en vers libre ou en prose poétique.
Jacques Moulin, né en Haute Normandie, vit à Besançon. Il co-anime avec Elodie Bouygues les rencontres de poésie Les Poètes du jeudi.
Il a publié une quinzaine de livres de poèmes, dont parmi les plus récents :
- À vol d’oiseaux, éditions L’Atelier contemporain, 2013
- Comme un bruit de jardin, éditions Tarabuste, 2014
- À la fenêtre du transsibérien, éditions Le Grand Tétras, 2014
- Portique, éditions L’Atelier contemporain, 2014
- Journal de campagne, éditions Æncrages and Co, 2015
- Écrire à vue, éditions L’Atelier contemporain, 2016
- Un galet dans la bouche, Editions Rougier V, (Revue Ficelle N° 130), 2017
- L’épine blanche, éditions L’Atelier contemporain, 2018
- Sauvagines, éditions La clé à molette, 2018