Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Fleur Cormier

mardi 5 avril 2016, par Cécile Guivarch

Les petites chansons de couloirs

Moi aussi j’me trimballe une chanson
Moi aussi je
comme les petites dames que je vois errer tremblotantes,
à peine de petites flammes,
vacillantes
chante
Aussi comme elles je murmure
ou marmonne la petite chanson qui
rassure
dans ces couloirs désincarnés

Mais j’ai 40 ans, je sais où je suis, je sais où je vais.
Je suis posée là bien droite solide et vivante.

Et elles
sont en partance

Je croise les gens

Ce matin dans les couloirs en lino jaune de l’hôpital.
Une fille. Elle ne regarde rien. Elle est assise et nonchalante. Elle a les jambes croisées, son pied gauche pend et se balance doucement. Elle baille beaucoup.

Je la croise et la recroise.
Je marche beaucoup dans l’hôpital, je croise les gens.
Je marche dans de longs couloirs qui ne s’arrêtent jamais. J’aime beaucoup. Je me suis cassée la cheville il y a 10 mois. Parfois des petits morceaux d’os bougent et se coincent. Alors j’ai mal et je n’aime plus marcher dans les longs couloirs qui ne s’arrêtent jamais.
Quand le temps est humide aussi, j’ai mal à cette cheville. Comme les petits vieux.
J’ai 40 ans.
Le reste du temps, ça va. Je marche dans les longs couloirs et je croise les gens.

Cette fille, elle baille. Beaucoup.
Ça fait peut-être très longtemps qu’elle attend. On attend beaucoup à l’hôpital. On attend des nouvelles, on attend un rendez-vous. On attend la mort. On attend le taxi.

Son pied balance, elle ne regarde rien et je crois même qu’elle ne pense rien. Ses yeux sont vides.
Un jour j’ai croisé le regard d’une vache. Le non-regard d’une vache. Elle s’était échappée et m’écrasait. Elle avait des yeux sans regard. Des yeux vides.
Cette fille, elle n’a pas le regard d’une vache. Ce ne serait pas très gentil de dire ça. D’ailleurs elle est plutôt jolie, la fille.
Mais ses yeux sont vides. Ça doit être la fatigue. Elle baille.

Elle porte un jean assez serré, roulotté un peu en bas. C’est joli. Ça lui fait de jolies chevilles.
Elle se lève et part.
Comme ça, sans prévenir.

Je marche dans les longs couloirs en lino jaune de l’hôpital. Je croise les gens.

Conditions de travail

Je travaille dans une ville sans ciel

Une ville où le ciel est plafond
Où les rues sont en lino jaune
Pointillé
Rues parcourues de lignes que l’on doit suivre
Les gens y sont maigres et craintifs
Les gens y sont vieux
Les fenêtres sécurisées
L’air renouvelé à 20%
Le soleil est néon froid
Les odeurs sont malades ou javel

Je parcours cette ville, je connais ses moindres impasses, ses souterrains et légendes
J’en connais tous les habitants
Ils y naissent et meurent. Je leur donne mon regard et un petit sourire.

J’y suis vivante et claustrophobe
J’existe et y suis anonyme

De l’air, de l’air, de l’air !!

Pépé Malum

Ce matin dans les couloirs j’ai ramassé un orteil
Je l’ai mis dans ma petite poche blanche
Entre un bic 4 couleurs et mon badge
Bien au chaud il a attendu toute la journée son propriétaire
A 16h il est revenu vous n’auriez pas retrouvé mon
Oui tenez, je l’ai il était dans le
Ah merci j’avais pas pris mes lunettes

Parfois il ne vient pas aux rendez-vous
Je ne mange pas toujours le chocolat qu’il m’amène
C’est qu’il perd ses bouts de lui
C’est qu’on lui enlève morceaux par morceaux
Sinon ça tombe tout seul

Heureusement il a de grandes poches.

C’est un corps c’est un drap c’est je ne sais plus quoi
Il y a là une chambre
Lino jaune
Un drap un corps froid

Ah mais non ça bouge un peu

Salle B au centre de chimio. Je vais chez les blêmes.
Je n’y suis pas chez moi. On ne m’applaudit pas quand j’arrive. Je suis intimidée. Mes yeux ne se lèvent pas beaucoup. Ils ont peu de cheveux. Ils ont la peau jaune et tirée. Ils sont comme des amoureux nus. Ils souffrent comme. Autant qu’eux, nous.

Mon chat dans ma poche de blouse
Pour avoir du tiède et du vivant à toucher

Bloc de métal

J’ai heurté sensiblement un grand bloc de métal au milieu de l’hosto
En haut c’était de la peau
J’ai étouffé son cri
L’ai regardé de travers
Il a ri

Le lendemain au même endroit
Je lui ai demandé son numéro de chambre
Lui ai rongé son frein
Je l’ai raccompagné

En bas tout est moisi
En haut il est assez joli. J’ai pris son zéro-six.


Entretien avec Clara Regy

Ecris-tu depuis longtemps ? Te souviens-tu du « premier jour » ?

J’ai toujours écrit. Je me souviens de mon premier poème, vers 7-8 ans, improvisé à l’arrière d’une voiture. Nous partions en vacances de nuit pour éviter la chaleur, la circulation. Mes frères et moi entassés, tous mélangés, dessus-dessous, sur la banquette arrière. Je ne dormais jamais. Le poème commençait par « Dans la nuit toute éteinte... »

Et puis adulte, plus rien. Rien pendant 20 ans. Pas un mot. Le nœud.

En 2013, j’ai eu 40 ans et les mots ont coulé à flots.

Te mets-tu à ta table d’écriture tous les jours ? As-tu des petits rituels ?

Je n’écris pas ou peu chez moi. La proximité du quotidien m’empêche d’écrire. J’ai tenté d’éparpiller des petites tables dans toutes les pièces, cela aide un peu. S’asseoir quand c’est le moment. Ma table d’écriture est mouvante. Un coin de table, souvent la terrasse d’un bar, ou les banquettes bien sombres tout au fond. J’ai besoin de musique, ou du brouhaha de la rue. Seule au milieu.

Mon rituel : un carnet rouge et un stylo « qui glissent bien ensemble ».

Quels sont les auteurs qui te semblent importants, voire essentiels ?

Question frustrante, il va falloir en oublier. Brautigan et Raymond Carver, Alain Bashung, Jean-Luc Godard, Marguerite Duras. Ces auteurs m’ont renversée. Valérie Rouzeau et son poétique quotidien. Doris Lessing.

Si tu devais absolument définir la poésie en 3 mots, quels seraient-ils ?

Inspirer. Expirer. Respirer.

Ton regard sur le quotidien est à la fois grave et amusé, poignant et distancé. Peux-tu nous en dire plus ?

C’est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour le vivre. Ma colère était trop vive, j’y ai accolé des rubans et des fleurs pour faire plus joli.


Née à Nantes en 1973, Fleur Cormier remonte le cours de la Loire pour s’installer en Touraine avec ses deux enfants. A 42 ans, elle travaille aujourd’hui dans la recherche biomédicale, à l’hôpital. Une blessure à la cheville l’a contrainte en 2013 à abandonner son appareil photo, véritable compagnon de liberté, chasseur d’instants. Les mots sont alors venus compenser le manque d’images, d’instantanés de vie. Ce n’est que très récemment qu’elle a commencé à proposer ses textes à différentes revues.

Son premier manuscrit, un recueil de prose poétique, est en recherche d’éditeur.
Un roman court, une nouvelle longue peut-être, est en cours d’écriture. Ainsi que deux autres projets.


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