Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Nicolas Jaen

mercredi 12 octobre 2016, par Cécile Guivarch

Enfant je me suis étonné
de me retrouver en moi-même
d’être un parmi les autres
et de n’être que moi pourtant

Plus tard je me suis rencontré
je me suis rencontré comme quelqu’un qu’on croyait mort
et qui revient un jour vous raconter sa vie
et ce mort en moi-même m’a légué son passé
je suis devenu un inconnu pour moi
vivant à travers lui
chargé de son message irréel et pesant.

Et la peur est venue
de mon exil et de la peur autour de moi
du son de mes paroles qui n’atteignaient personne
et de mon amitié incomprise et laissée
j’ai compté ceux qui sont venus
j’ai compté ceux qui sont partis
ceux qui sont restés partiront.

Jacques Prével

Tu parles avec les mots des autres
et en scrutant tes yeux à travers un silence
comme ça
toujours entre deux mots
je me brise aux yeux de ton père

je sais aussi que tu voudrais m’effacer
que tu voudrais faire comme si
comme si j’étais de craie

en traçant des lettres de couleur
sur le tableau
en changeant mes initiales
à ta manière tu enfouis le noir
à ta manière tu fais mourir l’amour
que nous avons fait
même en disant non de la tête

Il y a ton image et ce que tu es
toi-même ne le sais pas
ce n’est pas comme être touché par la pluie
il y a une innocence qui se perd
dans le jeu subtil des mots

l’enfant que tu étais tu l’as mis au piquet
dans un coin de toi

ce n’est pas comme le vent sur ton visage
et mes mains l’effleurant

c’est la solitude les jours de kermesse
et le poème que je suis en train d’écrire
en l’écrivant je vis quand même
combien même je ne saurais plus te voir
seulement te fabriquer un autre visage
avec des souvenirs refaire ta peau

souvent sous les traits d’autres femmes
une ombre s’est glissée
que j’embrassais pour la quitter
et je m’éloignais de moi
ce n’était pas comme être touché par la pluie
en regardant danser des corps autour de soi Non
la pluie et l’image s’attiraient comme eux
ce n’était pas comme parler à un ange

Dans mon poème on entend le bruit d’un pas
on voit quelqu’un marcher à mes côtés
en faisant rouler des pommes rouges d’un coup de pied

puis les pommes éclatent
leurs cœurs presque blancs
presque blancs
et c’est toi qui ris
comme on se moque d’un amour
non par méchanceté
mais avec cette innocence retrouvée
et tu ne le sais pas toi-même

de ce rire je te sens captive
tu dois être fidèle à ta légèreté me dis-je
comme on est fidèle à l’image de nous
que se font les autres
et s’imposer silence à soi-même

ne pas pleurer
pour aucun public
telle est la loi des hommes
telle est la loi des femmes
en ravalant la boule
qui arrondit la gorge
ne pas pleurer Jamais

L’enfant c’est-à-dire l’œuvre de chair
dans la nuit du ventre La première nuit
né de deux corps Appelé à mourir
en un seul

Roulant un jour
une feuille de menthe sauvage
entre ses doigts
pour en délivrer la senteur

l’ivresse sans boire
les poignets en verre filé
y affleurent des veines violettes En delta farouche
disant j’ai un cœur autre part
dans une cage d’os
il peut bondir dans le tien
te terrasser d’amour ou de haine
peu m’importe dit-il l’enfant
je reconnais les miens au premier regard

Désormais je voudrais que tu te souviennes
du jour où tu as serré l’enfant que tu as été dans tes bras
réintégrant la petite fille en toi
et tes larmes d’or chaud de l’avoir fait

Je te comprends mieux depuis que je me suis rencontré
poésie petite sœur
et ton nom fleur des lèvres
se forme dans ma salive
inséparable du mien

œuvre dans l’œuvre
ne perds plus ce que tu gagnes sur la mort
il n’y a que la vie qui nous sauve de la vie me dis-tu

je suis vivant
je suis debout
et tu es aussi oui
ma table
mon pain
mon eau

Toi qui m’absentes
en toi Ja
dis reçu
comme évidence
parle-moi d’enfer
si tu me mens vrai
ment alors
je saurais te confondre
avec ce qui est moi
puis t’absenter à mon tour
Parle-lui à la petite fille
pour l’apaiser
lui raconter sa vie d’après
et que cette petite fille aura deux enfants
Berce-la avec des mots rien qu’à elle
et tu deviendras elle
en écoutant ce bruit de source
du sang allant au cœur
du souffle sortant de la nuit du corps

Et si parfois tu sors de toi
ne te pose pas de côté
objet parmi les objets
reviens souvent te voir
t’aimer avec ce qu’il faut de clairvoyance
pour ne pas haïr ton apparition
dans le miroir du matin
et disparaître la nuit venue
pour te réveiller sans savoir
ni qui tu es
ni où tu es
d’autant plus nue que le drap cache ton sexe

Dis simplement aujourd’hui
ou futur immédiat qu’importe
et souviens-toi de nous La pluie La pluie
tes pleurs cette après-midi où j’ai dit jamais plus
le ciel cherchant une vallée
comme une joue où pleurer

(Oui j’avais oublié de regarder les murs
en imaginant ce qu’il y a derrière Oui
j’avais grande peine à te quitter
et surtout à te voir chaque jour Mais
tu étais comme moi et d’avoir rompu
j’en suis marqué à l’épaule)

Ainsi ai-je mangé mon pain gris
sur ton épaule amour
là où l’on marquait les voleurs au temps des rois
d’une fleur de lys
parce que je volais ton être
pour en faire quelque chose autre

Pourquoi l’absence
est-elle présente dis-je
dis Je tu le sauras
touchant le bois de la table
comme un corps dans le noir
comme un corps dans le noir

(dans chaque rose que j’ai pu t’offrir
y avait-il autre chose qu’un baise m’encore
puisqu’au geste s’alliait un baiser fatal
déchirant les lèvres mimant
l’éternité
douce femme violente
te souvient-il d’avoir répété
tout simplement la même histoire
car tu es comme moi
me suffit-il de l’écrire
ou continué-je
à voler ton être
à le déplacer autre part ?)

Saisons Saisons
mais de larmes sans oiseaux
des morceaux d’ongles
sur le sol sale de n’avoir rien
à serrer qu’un regard
sur une fenêtre ouverte tous les jours
au deuxième étage
le mot « handicapé » en bas
attendait son moment
Toutes les chansons me racontaient des choses sur toi
inacceptables évidemment
et je guettais en passant
la lumière ou la nuit
dans la maison où tu faisais venir mon jour
tous les matins
et j’avais la peur d’un enfant quant à l’apparition
des ténèbres dans le ciel
c’était celui-là
mon mot préféré
je n’étais plus ce môme indivis
qui comptait ses amoureuses dans la forme des nuages
de même matière
Saisons
Saisons
mais de larmes sans oiseaux

(sur la photographie mademoiselle se poudre
elle natte sa chevelure
écrit à vendre sur ses paupières
son corps éclat
é
à reconsti
tuer
parmi les bris de verre

un miroir qui se brise c’est
sept ans sans se voir)

Ton corps si tu le parlais
je ne l’écrirais plus :

les mains blanches de l’écume
qui s’enchaînaient à nos chevilles
quelque chose là où beaucoup n’offrent rien
du vent
des fleurs coupées
la mer au jour d’hier
reine neutre
avec ses suivantes les vagues
et le silence est mon frère

se défont tes cheveux avec l’obscurité
jusqu’à tes reins
advienne une parole aussi claire que la tienne
et la prairie émerge
du fond de ta voix
elle parle le simple

chaque fois que tu fermeras tes yeux
cent cœurs s’arrêteront de battre
je prends tes poignets
les pose en croix sur mon front
dors maintenant Dors
va au puits soulever l’eau noire
y laissant les cercles frémissants du dormir

Tu te réveilles
des fleurs sauvages ont depuis ton sommeil fané
la robe cassée en deux
sur un dossier de chaise
tu vois la nuit comme une enfant
une petite fille qui pleure sur un banc cachée là
et qui ne parvient pas à trouver le repos
elle doit veiller la nuit
chaque mèche de ses cheveux
correspond à un de tes rêves
alors tu voudrais peindre ses yeux vierges
en paradis brut
alors tu déciderais de la choyer
de la faire rire

une nuit unique tu comprendrais que c’est toi
et la saveur des grappes s’en trouverait changée
tu serais à même de sonder
l’étendue du chagrin

qui te mêle à l’enfant
votre corps dissocié
vos limites partagées
ô la quantité d’amour qu’il faut
pour être celle-là

Parler le corps
c’est l’aile intime
d’une différence
dans l’omoplate
accident heureux
vent soutenant
oiseaux

Aussi si tu parlais ton corps
tu serais la mère du monde
non plus celle-ci à la robe
volant son bleu au ciel
aux bas de nuit aux
prunelles faméliques
et de petites en grandes peines tu
en ferais une place-forte
de ton corps mais
de ton corps
les yeux agrandis d’avoir vu
la vie dans la vie

d’avoir dit oui
le cœur serré
sa folle allure
d’avoir dit oui

tu serais la soif
et toutes ces choses qui ferment les yeux
si tu parlais ton corps
dans le tremblé d’une voix
comme étrangère

tu porterais des cruches d’eau au désert

tu parlerais dans un crachin de langue
tout le tu des mots

et puis
un jour
tu serais comme Dieu en son nom
inatteignable et en toutes choses

jamais plus la créature
finie

dedans dehors inondé
à grands coups de seaux dans l’âme
se débarrassant des scories
comme le vent gifle
une terre chargée d’oiseaux

et je sais que c’était déjà cela :
un dire insensé

Je savais que c’était déjà cela
que parler c’était toucher
un corps langagé
toujours à demi
dans l’illusion d’un apparaître
qui dans sa perte s’amplifie
ce grand corps vêtu d’oiseaux
notre terre

Je savais déjà cela :
que pour être toi
il fallait te traverser
pleurer des larmes blanches
et se retirer comme la vague
emportant les dessins d’enfant
les châteaux éphémères

Je savais déjà que c’était toi


Entretien avec Clara Regy

Te souviens-tu de tes premiers écrits ? Ou de ceux qui t’ont donné envie de continuer ? Peux-tu dire qu’il y a un événement ou un élément déclencheur ?

Je me souviens d’un roman jamais achevé puis perdu. J’avais dix-huit ans. Je me souviens du coup de téléphone de Pierre Moustiers à ma mère, lui disant : « Votre fils doit écrire. Avec ce talent, c’est un devoir qu’il a envers lui-même, envers les autres surtout... » L’élément déclencheur, je ne sais pas. Il y a, peut-être, oui, la découverte de Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être dont je n’ai quasiment aucun souvenir sinon un ou deux passages. Et puis le principe de simultanéité : à l’époque Dos Passos, Les chemins de la liberté de Sartre.
Ce roman n’a pas été achevé car je croyais, à dix-huit ans, qu’un roman s’écrivait tout seul. Que le plaisir d’écrire était le seul liant.

Où écris-tu le plus souvent ? Des lieux différents ou pas ? Est-ce à des moments particuliers ? As-tu des rituels ?

J’écris chez moi, au dernier étage, avec cette vue sur les tours là-bas. Toujours ici. Au moment où cela doit se faire. J’écris emporté par le bruit des touches de l’ordinateur, dans cette scansion-là. Toujours en musique. Ce serait mon rituel.

Quels auteurs partagent ta vie ? Qu’est-ce qu’ils t’apportent ?

Pourquoi choisir ? Ceux que j’aime, je les aimerai jusqu’à la fin. Ils m’apportent de ne pas croire à la mort brutale, stupide, de l’être. Ils sont là, avec moi. Ou plutôt : je suis avec eux.

Tu évoquais les « enjeux » de l’écriture... Que mets-tu derrière ce mot ?

Exactement ce que voit Genet dans L’atelier d’Alberto Giacometti. Ils sont dans un bus, ils traversent Paris, tous les deux, et Genet évoque une vue qui s’ouvre soudain, la sienne, et qui voit le caractère substituable de chaque corps – il pourrait très bien lui-même être cet homme osseux, assis sur ce siège. Notre substituabilité profonde indique bien que des propos, des idées nous traversent, qui préexistaient, et que nous les faisons nôtres par erreur. Je cherche ce point d’écho nous reliant tous. C’est le contraire d’un point de fuite. Je parle d’un retournement, d’un retour au vrai lieu. À côté, tout n’est que théâtre d’ombres... Si tu lis Le voyage d’hiver de Georges Perec, tu sauras ce qu’a été et ce qu’est ma vie, ma quête. La quête, c’est d’avoir trouvé un morceau important du puzzle, et d’avoir à le reconstituer, maintenant, le puzzle.

Et maintenant quels sont les trois (ou quatre) mots que tu associerais le plus volontiers à celui de « poésie » ? Peut-être les mots qui te viennent rapidement ?

Sincérité.
Mentir-vrai.
Surréel.
Magie.


Nicolas Jaen est né le 2 février 1981 à Toulon. Il est interné à 19 ans dans un hôpital psychiatrique niçois. De retour à Toulon, six mois en hôpital de jour. Un psychiatre dit à sa mère qu’il est « schizophrène » et que ce sera « de pire en pire ». Lente remontée, ponctuée d’hospitalisations régulières. L’écriture le sauve. L’écriture le sauve encore.

Bibliographie choisie :

  • Poèmes, éd. La Porte, 2003
  • Le soleil rose, éd. La Porte, 2005
  • L’atelier imaginaire, Clapàs, 2006
  • Nu à l’aile, Clapàs, 2007
  • Les éblouis, roman, MLD, 2011
  • La nuit refermée, l’Arachnoïde, 2013
  • Tage, au pied des escaliers, Fissile, 2013
  • Livre noir, l’Atelier des grames, 2015
  • L’angeresse, O.Fix, 2016

à venir : Bestiaire, Le Frau, en 2016, Poèmes poitrinaires, Clapàs, idem, et Lettres à A., l’Atelier des grames, pour 2017


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2 Messages

  • Nicolas Jaen Le 29 octobre 2018 à 19:56, par agnes covolan

    Danse lancinante, vagabonde et profonde de tes mots sur la toile, appel d’air invisible aux fractures épanchées, frontières irréelles aux sons langoureux, entre les peaux s’active et pulse le délicieux brouillard d’un instant volé, songe cruel caressé d’espérance.
    poésie magique narrant l’ineffable
    merci Nicolas

    Répondre à ce message

  • Nicolas Jaen Le 13 février 2022 à 20:13, par Marthe

    c’est derrière les murs y’a la Mer
    Je l’ai lu relu rerelu ...
    Indéchiffrable est là
    Merci m
    Revue l’ intranquille 18

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