Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Geneviève Bertrand

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

Extrait de Paysage en marchant

Enregistrement sonore d’une marche dans la colline (février 2019)

 

Bruit du souffle qui gravit le plateau

s’écorche à la gorge

 
 

Colline bleu sucré

L’échancrure du canal incise la roche

Bruit du vent

Rien ne retient sa course horizontale

 
 

La Sainte Victoire pointe son nez derrière la vigie

surveille l’horizon

Amandiers insérés par fragment dans le paysage

Comment dire ce blanc   à l’interface du ciel et de la terre

Le vent Le silence

L’attente d’un mot

Bruit des pas   ça résonne dans le sec des cailloux

 
 

 

La brume au loin comme un paysage des Indes

Les lieux se mêlent

Le souffle s’essouffle   Le chemin monte

 

Mettre dans mon sac

un peu du parfum de romarin

Mettre dans ma poche

un petit caillou de garrigue

Et prendre mon envol vers l’inconnu

Long silence qui écoute l’espace

Les mots se perdent

 
 

Devant moi   mon ombre

dessinée au sol avec son chapeau

Elle avance à rythme sûr

me guide sur le chemin

Bruit sec des pas sur la terre caillouteuse

Longtemps

 

Chaleur ivre

La tête bourdonne dans toutes les langues

Soupir   comme une hésitation

 

On a débroussaillé le haut du plateau

Terre mise à nue

Juste une petite couverture végétale  raide  sèche  piquante

Engins immobilisés

comme de gros insectes sur le bord du chemin

C’est l’heure de midi

La respiration respire   Sonorité du souffle

Toujours les pas sur le dur de la terre

Avancer contre le vent

 
 
 

Laisser l’espace  l’horizon  l’air sucré

faire exploser les poumons

Irrépressible besoin de marcher

sinon c’est étouffement

La marche fait vivre la vie  circuler le sang

nettoie les cellules  écrase les mémoires

Quand je ne marcherai plus   il y aura la mort

Crissement des chaussures sur le sol aride

Le pas s’accélère

appuie sur le sol

se fait plus rythmé   pressé

 
 
 
 
 

Chaque pas enfonce le moment présent

dans la terre

laisse son empreinte

et puis poursuit

dans l’ignorance

Le vent tremble dans l’oreille

Entretien avec Clara Regy

1. Devenir un ange...

Dire que devenir soudain « un ange » n’est pas chose aisée, surtout quand on a une haute idée des anges... Je vous livre à ce sujet cette phrase de Maria Zambrano qui m’accompagne depuis longtemps : "J’entends par utopie la beauté irrésistible, aussi l’épée d’un ange qui nous pousse vers ce que nous savons impossible ». Et la poésie n’est rien moins qu’une utopie en actes.

2. Pourquoi est-il si difficile de « parler » de « son » écriture ?

Une certaine réticence à prendre la parole, car l’écriture parle, je pense, beaucoup mieux que moi, et « sait » beaucoup mieux que moi « de quoi il en retourne ». Elle a un côté « prophétique » qui contient en germe ce qui est en devenir, comme si celle qui écrit était autre (comme un témoin) que celle qui est là au quotidien. Surprise parfois de retrouver dans des textes anciens des prémonitions de ce que j’ai actualisé ou dont j’ai pris conscience ultérieurement. Oui, l’écriture est un chemin de conscience, une confrontation à soi-même, à tout ce qui se bouscule, échappe, fuit, reste à fleur de mots et de conscience. Expérience retranscrite dans un des textes de mon dernier recueil : « Dire/Dire le dit de ce qui se refuse/réfugié dans l’ignorance/à sa lisière », « Donner mot à l’insoupçonné/ Sa part d’Inconnu/Espace à vif retenu à l’envers ». Et en cela l’écriture est une prise de risque – celui d’une mise à nue, de révéler une part cachée.

3. Marcher comme acte essentiel, pouvez-vous nous le raconter ?

- Parler de la marche, indispensable et salvatrice, et qui ouvre à l’acte d’écrire. Marche quasi quotidienne – qui est la signature même de la vie. Marche comme un rituel – où je ne me lasse pas de remettre mes pas dans les mêmes sentiers, entre les mêmes pierres – que ce soit sur les plateaux de Provence ou les espaces plus sauvages de mes Cévennes originelles. Je pourrais faire ces chemins les yeux fermés. Je viens de lire un petit recueil nommé « Ma », (roman japonais de Hubert Haddad) qui commence par des mots que j’aurais pu écrire : « La marche à pied mène au paradis ; il n’y a pas d’autre moyen d’y parvenir, mais il faut marcher longtemps ».
Et plus loin « je marche pour ne pas mourir »,« Il (Santoka) devenait un autre homme en marchant ».
- La marche comme pratique spirituelle. Et là, on rejoint j’allais dire « l’ascèse » - au sens de dépouillement - de l’écriture – qui fait advenir un Autre. Travail de transformation intérieure qui nécessite une discipline peut-être - en tout cas un effort, un engagement à aller au-delà des apparences au sens d’Héraclite : trouver « l’harmonie invisible, plus parfaite que l’apparente ». Le rapport à la Nature : marcher – c’est un processus d’identification au paysage – comme le manger, l’incorporer. Moment de « reliance » aux arbres, à l’espace, aux falaises. Et même plus, car le corps et l’être deviennent ce paysage, entrent en correspondance – cela parce que peut-être ils contiennent déjà en eux ces vides, ces aspérités, ces vallées, ces roches calcaires, comme le dit l’un de mes textes : « je recopie le paysage/ mot à mot/ jusqu’à l’enfouir dans mes cellules ».J’ai plein d’histoires d’amour avec les arbres et il en est un, dans les Cévennes qui est mon âme-sœur. Je lui ai même dédié un livre : « L’impatience du tilleul ».
Et l’écriture est à la fois témoin et média de cette inscription du corps dans l’espace et l’univers, de l’unicité de l’âme et du corps, de cette danse de l’être, de cette présence continue du souffle qui réunit le ciel et la terre. Et on en revient à « l’ange » qui est messager et médiateur.
- Marcher, c’est chercher le lieu d’origine : « Toute sa vie, on cherche le lieu d’origine, le lieu d’avant le monde » : Pascal Quignard. La quête de cet arrière-pays qui habite l’horizon de l’être. « Aller mon chemin/plus loin encore/ jusqu’à la nudité absolue jusqu’à mordre le réel/ sa fissure de lumière » (extrait de mon recueil « A bouche décousue »). Et pour moi, il est un lieu marqué par cette fissure de lumière, par l’échancrure de l’horizon qui a pour nom « col de l’Asclier », par la verticale d’un tilleul qui inscrit sa césure au creux des jours -Lieu de l’expérience d’une bascule vers ce « paysage premier » d’avant le monde, d’avant la langue, paysage fondateur. Là je me glisse sous l’écorce et me confonds à l’axe qui va de « Terre à Ciel » - blessure toujours ouverte – et qui engendre l’éternité. Beaucoup de mon écriture s’origine à cette expérience.

4. Entrer en écriture ?

C’est un peu comme « prendre refuge » dans le bouddhisme. Travail parfois difficile car je suis très indisciplinée – et j’ai tendance à m’échapper sans cesse. Mais quand l’écriture advient il y a une sorte de grâce – celle du retour à soi, à une terre première – échappée des tumultes bouillonnements et dispersions quotidiens. Espace qui permet de se libérer des conditionnements, programmations, informations, matraquage publicitaire, émotions ou peurs - parfois fabriquées par les média (comme lors de ce confinement). C’est une zone de protection ou de résistance. C’est entrer en zone libre. Retour à l’espace du souffle, au point immobile au lieu de solitude intérieure – qui est condition, je pense, de tous échanges et rencontres vrais.

5. La poésie et la vie...

La poésie ne vit pas dans son ermitage – du moins n’y reste pas. Elle a besoin de rencontrer, se frotter, confronter à d’autres « anges », comme un dialogue d’âme à âme, de pratique à pratique. Les anges poètes et aussi peintres, musiciens, danseurs… Métissage (pour employer ce mot cher à E. Glissant) qui advient à l’émergence même de l’écriture – voir certains textes écrits à partir de peintures ou chorégraphies. Ou advient dans la mise en voix – dans une interaction entre lecture, peinture, danse, voix, musique –où chacun a sa place dans un jeu de correspondances en écho et crée par là même une nouvelle figure. Rencontre aussi du lecteur, ou de l’oreille qui écoute. Rencontre de l’éditeur.
Et il s’agit, à chaque Rencontre, de l’émergence d’un nouveau « Visage » au sens de Lévinas, avec sa fragilité, sa pauvreté, sa nudité, comme une supplique à être entendu, veillé, reconnu dans son altérité et l’unicité de son chant.
Visage dans son « désir de connivence » pour reprendre l’expression d’Andrée Chedid.


Geneviève Bertrand

Née à Montpellier en 1949, à proximité de la terre cévenole, elle termine ses études de philosophie à Paris, qui se révèle la ville de toutes les découvertes - entre autre celles de la danse moderne, des arts martiaux, de l’ikébana, de la peinture contemporaine… rencontres qui habitent toujours sa démarche.
Le retour dans le midi en 1983 constitue une réconciliation intérieure d’où jaillit l’écriture.
A participé et participe à diverse revues et associations (Le Scriptorium, Souffles, Phoenix, Filigranes, Comme en poésie, Poésie Terrestre, La main millénaire…) et certains blogs (Déposition, Terre de femmes, Recours au poème...)
Aime croiser son travail avec celui de peintres, chorégraphes, musiciens.
Vit actuellement dans un village des Bouches du Rhône.
Aime jardiner et écouter pousser les plantes comme on écoute pousser les mots.
A été partie prenante de l’expérience d’écriture collective de « Malibert » : sous ce nom d’auteur trois amies poètes tressent leurs écritures sous la bannière utopique du nouvoiement.

Bibliographie

  • Saisons Vives, Petit Véhicule 1998
  • Elles, La Bartavelle 2000
  • Une fenêtre claque, Clapas 2000
  • L’enfance à venir, Encres Vives 2001 (Mention prix Gaston Baissette en 2000 de la Compagnie des auteurs méditerranéens)
  • Ephémérides du silence, Encres Vives.2005
  • Froissures (Prix troubadours 2006), Cahiers de poésie verte
  • Brûlure du silence (haikus accompagnés d’encres du peintre L.X. Cabrol), Encre et lumière 2007
  • Frontière de l’absence, Eclats d’encre 2008
  • Quintette du rien (mention prix de la ville de Montpellier 2007), Encres Vives 2008
  • Femme de l’ombre (haikus accompagnés de peintures L.X. Cabrol), RAC 2011
  • L’impatience du tilleul, .ed. de L’Atlantique 2012 (accompagné d’une photocomposition de Daniel Vincent)
  • Lever la dormance (accompagné des peintures de Colette Papilleau, ed du Petit Véhicule 2017
  • A bouche décousue (accompagné des peintures de Bruno Danjoux), ed Unicité 2018

Dans le cadre collectif de Malibert :

  • Tryptique pour un visage, ed de l’harmattan… 2010
  • Tu n’as pas de maison, Encres Vives 2010
  • Demeterre, ed de l’Harmattan 2013

Participation à des anthologies :

  • « Pas d’ici, Pas d’ailleurs » : anthologie poétique francophone de voix féminines Contemporaines, ed Voix d’Encre
  • « Eloge et défense de la langue française » dirigée par Pablo Poblète et Claudine Bertrand, (ed Unicité 2016)

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