Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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François de Cornière

mardi 22 octobre 2019, par Cécile Guivarch

J’AI PRIS

                 Pour Huguette et Bernard

Le poème que j’avais en tête
avait déjà un titre : « J’ai pris. »

Il faisait très beau sur la route
le printemps pianotait des touches
de vert de jaune de blanc
sous le ciel tout bleu de mon petit voyage.

J’écoutais un vieux Erroll Garner en conduisant
il accompagnait bien mes pensées
- ou alors c’était l’inverse -
en cette fin de matinée
je roulais depuis trois heures.

Des bouts d’idées dans le paysage
me donnaient l’envie d’écrire de la poésie.
J’imaginais aussi cette petite ville
où j’étais invité pour une lecture
avec son abbaye et ses églises romanes
d’après ce que j’avais vu dans les papiers
qu’on m’avait envoyés.

Donc je cherchais à tout prendre
pour pouvoir garder mon titre :
- le dessin de la panthère noire
sur le gros camion jaune devant moi
- les lettres Sodexo « services de qualité de vie »
écrites en rouge sur un fourgon plus loin
- un magnifique busard sur un poteau
- des écoliers déguisés au rond-point
- et ces grands tourniquets d’éoliennes
qui faisaient bouger des choses en moi.

Alors j’ai gardé tout
oui j’ai pris tout ça
et j’ai trouvé sans GPS l’adresse
où j’étais attendu par mes futurs amis.

Je me disais devant le grand portail
que la poésie serait sans doute au rendez-vous
que ce serait une vraie rencontre
et que « J’ai pris » était en fin de compte
un beau titre.

LE MATIN DES BELLES CHOSES

Je m’étais réveillé avec cette phrase posée par terre
à côté de mon livre et de mes lunettes :
« Le matin des belles choses. »

Le livre sur le tapis à côté du lit
était un livre qu’elle m’avait envoyé
- j’avais fini de le lire la veille.

Un petit livre tout en fines touches japonaises
qui se termine par :
« Nous aurons tous les âges à l’intérieur. »

C’était sans doute à cause de ces mots
ou du livre lui-même
que la phrase m’était venue
et qu’elle s’était sauvée pendant la nuit.

« Le matin des belles choses. »
J’avais eu envie de me retourner à l’intérieur de moi
pour vérifier si ça allait dans mon présent.

J’avais aimé cette semaine tout juste passée
avec Julia ma petite-fille de vingt ans
venue me voir ici chez moi.

On avait pédalé on avait mangé on avait ri
on s’était baignés en avril
fait de la conduite accompagnée.

Le matin elle dormait jusqu’à midi
j’avais le temps d’aller nager préparer tout
elle me disait en descendant : « On mange quand ? »

D’autres belles choses étaient venues depuis
et d’autres mots pas encore dits
« à l’intérieur » de mon carnet.

J’allais me lever d’un coup
ouvrir les volets en grand - bras écartés -
comme sur l’image dans une enveloppe

entendre la mer au bout de la rue
apercevoir encore sur ma peau
les traces de sel d’une jeunesse
revenir.

- Delphine Roux Kokoro (Picquier poche, 2017)

UN TRAIT D’UNION

                 Pour Bénédicte et Dominique

J’avais été invité pour une lecture
et la libraire m’avait dit :
« Pour vous loger il y a le petit studio
au fond de la cour au-dessus de la partie Jeunesse.
Le seul problème c’est qu’il faut descendre
et traverser la librairie. Les WC sont en bas. »

Trois nuits à l’étage !
C’était le début juillet
le temps était magnifique.

Je me levais très tôt. J’avais les clés
je refermais la porte de la librairie
derrière moi.

J’enfourchais le vélo mis à ma disposition
l’air était encore piquant j’aller nager.
Nager. J’étais le seul.

Après le bain je prenais un thé
je discutais avec Sonia
(ma voisine sur la terrasse du café de la plage
- je lui avais demandé son prénom).

La nuit je me glissais au milieu des livres
même sans avoir envie de faire pipi.
J’en feuilletais quelques-uns.

Surtout j’avais de longs échanges
vers 3 ou 4 heures du matin
avec les goélands qui montaient la garde
près du nid de leur petiot
sur le toit d’en face.

Ils faisaient un ramdam du tonnerre
sous le ciel étoilé
je ne leur en voulais pas.

Le trait d’union de tout ça ?
La poésie peut-être
ce long pont invisible qui nous relie
les uns avec les autres
avec parfois des mots
des cris d’oiseaux
ou du silence aussi
quand on y pense.

MES FAILLES DE SÉCURITÉ

Un ami m’avait conseillé
de faire de temps en temps
un bon nettoyage de mon ordinateur.

Il m’avait installé un anti-virus performant
« pour mettre de l’ordre là-dedans »
- moi je n’y comprends rien.

Donc ce matin je lisais sur l’écran :
- faiblesse du système
- traces de vie privée
- erreurs de raccourcis

et surtout
- failles de sécurité.

Tous les termes employés
s’appliquaient parfaitement
à ma petite personne.

J’avais une préférence pour
ces failles de sécurité
qui - à la réflexion -
caractérisent bien mes poèmes.

J’avais cliqué sur corriger.

Pendant que la petite toupie de l’anti-virus
s’efforçait d’effacer mes faiblesses
je voyais tourner en rond les pourcentages
de risques qui m’attendaient
si je continuais d’écrire comme ça
des bouts de ma vie privée.

J’étais inquiet
car j’étais nul en informatique :
je n’avais pour corriger mes sentiments
que des mots du silence un poème
et parfois une enveloppe affranchie
pour dire que je ne voulais pas
supprimer
ces traces en moi
où nous étions.

COMME DANS UN FILM

Comme dans un film
ces lettres style Art-Déco
tout en haut de la façade étroite de
l’HÔTEL CONTINENTAL
milieu d’après-midi
- j’avais tout de suite aimé ces lettres.

Comme dans un film
l’entrée la réception la décoration dépouillée
le papier peint de l’escalier
- attention à la fausse marche du haut
avant le couloir sur la gauche !

Comme dans un film
la « petite chambre double »
numéro 102 joliment tracé sur la porte
et sur la clé le numéro de code
collé sur un post-it pour après 22 heures.

Comme dans un film
je m’étais allongé un moment sur le lit
les yeux vers le plafond
(un peu mal au dos)
et des images s’étaient mises à sauter
du fond de ma mémoire
jusqu’à aujourd’hui.

Comme dans un film
j’avais marché dans la ville
essayant de me souvenir du temps
où ma fille était étudiante-danseuse ici
(où se trouvait le bâtiment de l’école ?)
- elle en a fait sa profession.

Comme dans un film
remarquer les tramways aux couleurs d’arc-en-ciel
lire un nom sur l’affiche d’un concert de jazz
(Gaël Horellou – saxophone -
je le connaissais bien et ses parents
on s’était perdus de vue)
la date était déjà passée.

Comme dans un film
glisser tout doucement du jour à la nuit
et de la place du Grand Théâtre
à celle de la Gare
où je m’étais installé
dans la crêperie juste en face
près de la fenêtre
en attendant.

Comme dans un film
guetter sur le quai C
en haut du souterrain
l’arrivée du train.
On pouvait rejoindre le hall
par deux côtés
je m’étais mis entre les deux
je voulais être là.

Comme dans un poème d’octobre
attendre alors un petit miracle
et déjà fabriquer
rien qu’en séquences de mots
et sans explication
les souvenirs de l’avenir.


Entretien avec Clara Regy

Un ange, moi ? Quelle idée de penser que les poètes sont des anges ! Bon, je n’insiste pas !
Mais ce n’est pas du tout l’idée ni la vision que je me fais d’un « poète ». En tout cas je pense que cette image, poète = ange, fait beaucoup de tort à la poésie (« Le poète est un rêveur, il est dans les nuages, il n’a pas les pieds sur terre, il plane etc. Excusez-le, c’est un poète, il est à part » !). Bref, ceci est une simple réaction au titre de la rubrique du questionnaire que tu m’envoies, Clara. (Je vais me faire mal voir par Cécile) !
Mais j’annonce ma couleur.

Et, sur ma lancée - mais ça va rejoindre ce qui précède et ce qui va suivre - j’avoue que je ne regarde pas - ou alors très peu - les sites consacrés à la poésie sur internet (je suis vraiment hors-circuit à ce niveau-là… et pas seulement celui-là). Et je continue dans le même sens : les parlotes de poètes sur, autour, derrière, en-deçà, au-delà de la poésie...et de « leur » ( !) poésie, surtout, ne sont pas du tout ma tasse de thé. Oui je préfère lire les poèmes, les romans, les nouvelles, les polars… sans baratin préalable souvent prétentieux, tellement inutile et contre-productif ! Allez, stop, je réponds maintenant.

Ta première question : ce qui me mène vers l’écriture, je crois, c’est une émotion. Je veux dire quelque chose qui me titille comme ça et que j’ai envie d’explorer à ma façon avec mes petits outils de poète : l’écriture, les mots, les rythmes, les sons, l’oreille etc. Parfois je sais pourquoi j’ai envie d’essayer de capter ce moment d’émotion, de le garder, le développer ou le condenser dans un poème. Facile quand on sait pourquoi on est heureux, ou malheureux, ou surpris, ou intrigué, ou tout ce qu’on voudra. Un exemple : si je suis très amoureux, c’est sûr que mes poèmes vont tournicoter autour de ça. Normal, c’est ce que je vis qui m’intéresse… Il va y avoir des gestes, des bouts de paroles, des situations… vécues, et qui m’ont « touché » (pan !) et que j’aimerais, tout bêtement, garder à ma façon dans mon poème.
Mais, parfois, c’est plus compliqué, comme dans les poèmes que tu as lus dans le dernier n° de Contre-Allées auquel tu fais allusion. Par exemple cette femme en anorak, ou cette jeune vendeuse dans la librairie en Crète, oui elles ont provoqué une sorte d’émotion, là, comme ça sans véritable « raison sentimentale ». Il y a beaucoup de rencontres fortuites de cette sorte dans mes poèmes, j’aime ça… parce qu’elles font partie de moments de ma vie, tout simplement. Bref, je ne suis pas un ange et quand je suis dans le café, sur le port, dans cet autre poème, et que je regarde le chalutier qui rentre, avec les mouettes etc. et les clients, la lumière du soir sur la mer, il se passe un truc émotionnel, qui n’est pas esthétique, mais qui « remue » et je crois que ce qui « tenait » cette sorte d’émotion, c’était la voix de Bashung dans le café, juste à ce moment-là. Ce que j’ai appelé « le lien ». Le lien d’un homme (moi) avec lui-même et avec le petit univers du café, du port, du paysage, de la mer, du ciel et pourquoi pas de tout le reste… grâce à la voix de Bashung (je ne parle même pas de ses paroles).

Ce qui pourrait m’empêcher d’écrire ? Mais tout peut m’empêcher d’écrire. Tant mieux !
Il y a des jours où j’ai le temps d’écrire, où je me dis « Allez ! Je m’y mets ! J’ai des notes, des idées … » Et rien ne vient ! Par contre quand on est bousculé, pas le temps, des contraintes, de machins à faire, c’est souvent là, que sur un coin de table, le poème (ah non ! pas tout le poème d’un coup, mais le point d’accroche) arrive… et la naissance d’un poème est peut-être là. Après je me mets au travail (je n’écris vraiment pas d’un seul jet ! Je rature, je change, j’efface, je déplace…). En tout cas il m’est arrivé souvent de ne pas pouvoir écrire... et de ne pas en faire un drame !

J’enchaîne avec ta question sur mes rituels avouables (!). Je n’en ai pas. Sauf :
mon petit carnet (noir à élastique), qui m’accompagne partout. Dedans, j’épingle en trois ou quatre mots ou bouts de phrases ces « choses » qui m’ont frappé, titillé comme je te le disais plus haut. Pour ne pas les oublier et, peut-être, « en faire un poème » après, plus tard… mais rien n’est jamais sûr. Des choses que je vis, que j’entends, que je vois, des petits croquis…

Donner place au quotidien, oui bien sûr, puisque le quotidien c’est ce qu’on vit. Et dans le quotidien, il y a les autres, que je connais, ou pas, mais qui, à un certain moment, ont compté pour moi, même pour trois fois rien. Je prends pour moi cette remarque de Bachelard : « Je ne vis pas dans l’infini parce que dans l’infini on n’est pas chez soi », et, de temps en temps, je me souviens de cette parole de Louis Jouvet que j’avais notée sur mon petit carnet (je note tout là-dedans) : « C’est le superficiel qui nous trouble profondément . » J’aime assez !

« Donner à ses mots le pouvoir de l’émotion » ! Ouf ! ( rire de la questionneuse qui savait que cette question provoquerait quelque chose du genre...) On donne aux mots ce qu’on peut, et je fais ce que je peux, dans mes poèmes, pour me retrouver moi et, souvent, celle (ou celui, mais c’est plus rare) qui a partagé avec moi ces moments d’émotion. Mais il ne faut pas oublier que, si j’écris, quelqu’un va me lire (alors là, il ne faut pas s’attendre à être lu par des foules !) Donc je dois être lisible, et faire en sorte que mon histoire personnelle dans mes poèmes puisse être reçue et comprise, comme partagée par ce lecteur, à sa façon. Donc lui laisser une porte ouverte ou entrebâillée pour qu’il y trouve une place, lui. Je n’écris pas du tout pour les poètes, mais pour n’importe qui. J’avoue que, quand je lis de la poésie, souvent je reste sur le perron et je n’arrive pas à comprendre ce qui se passe à l’intérieur ! Mais c’est comme pour tout…

Voilà ce que je peux dire, ce n’est pas très nouveau. Mais c’est ce que je pense. Merci de votre accueil dans Terre à Ciel.


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