En 2018, 45 % des français ont renoncé à des soins dentaires pour des raisons financières
Donc en 2018 en France, 30.999.400 corps ont pu se tordre et se taire
Donc en 2018 en France, 991.980.800 dents ont pu se tordre et se taire
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La dent dépend du corps qui la porte dépend du verbe reçu par le corps qui la porte dépend de l’espace habité par le corps qui la porte dépend de la catégorie socio-économique du corps qui la porte dépend du portefeuille du corps qui la porte
Le portefeuille du corps qui la porte dépend de son CDD dépend de sa présentation dépend de son sourire dépend de sa dent
La dent dépend du portefeuille du corps qui la porte qui dépend de sa dent
Que faire alors si la dent dépend du portefeuille et que le portefeuille dépend de la dent ?
Qui doit servir l’autre en premier si les deux sont inopérants ?
Que la dent se retrouve seule et inopérante ?
Que le portefeuille se retrouve seul et inopérant ?
Que faire alors ?
SOURIRE
67% des usagers de foyers ont honte de leur sourire
Je ne souris plus quand je sors
Tu ne souris plus quand tu sors
Il ne sourit plus quand il sort
Nous ne sourions plus quand nous sortons
Vous ne souriez plus quand vous sortez
Elles ne sourient plus quand elles sortent
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Ma dent sert mon sourire rire dans ma bouche qui sert l’espace autour à sourire rire avec
Ma dent sert à ce que les yeux des autres voient mon sourire rire tout en leur donnant envie de rire sourire avec
Sans ma dent ma bouche ne peut plus rire sourire car mes yeux voient dans leurs yeux qu’ils ne peuvent sans
Comment sourire rire alors quand je n’ai plus de dent ou horreur de mes dents dans les yeux des autres dans mes propres yeux dans l’espace dehors dedans ?
Comment sourire rire sans que les yeux des autres ne me voient ?
Sans que les yeux des autres ne voient ma honte ?
Sans que les yeux des autres ne me voient comme les autres ?
Comment sourire ?
Comment rire ?
En cachant mes dents dans mes mains sourire en cachant mes dents mon sourire sans dents mais quand mes deux mains sont pleines comment rire sourire ?
Comment mon corps réagit-il quand il se rend compte qu’il devra toujours avoir au moins une main de libre avant de rire sourire comment mon corps réagit-il ?
Ma bouche se bouche-t-elle ?
Mon corps se bouche-t-il ?
Et après ?
Que deviennent mes rires sourires enfermés dedans ?
Tous mes rires sourires enfermés dedans que deviennent-ils ?
NE PAS FUIR
16% des usagers de foyer ont du mal à retenir leur salive quand ils mobilisent leur bouche
A chaque fois que je parle mastique embrasse, je dois déglutir toutes les quatre secondes pour que la salive ne s’échappe pas de ma bouche
A chaque fois que tu parles mastiques embrasse, tu dois déglutir toutes les quatre secondes pour que la salive ne s’échappe pas de ta bouche
A chaque fois qu’il parle mastique embrasse, il doit déglutir toutes les quatre secondes pour que la salive ne s’échappe pas de sa bouche
A chaque fois que nous parlons mastiquons embrassons, nous devons déglutir toutes les quatre secondes pour que la salive ne s’échappe pas de nos bouches
A chaque fois que vous parlez mastiquez embrassez, vous devez déglutir toutes les quatre secondes pour que la salive ne s’échappe pas de vos bouches
A chaque fois qu’elles parlent mastiquent embrassent, elles doivent déglutir toutes les quatre secondes pour que la salive ne s’échappe pas de leurs bouches
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Ma dent forme avec mes autres dents une petite piscine pour que ma salive ne déborde pas pour que ma salive ne déborde pas de mon corps quand il parle mastique embrasse
Sans mes dents mon corps peut à tout moment fuir à tout mouvement fuir quand il parle mastique embrasse
Comment mon corps sans dent réagit-il quand il réalise qu’à tout moment il risque de fuir ?
Qu’à tout mouvement, il risque de fuir ?
Qu’hormis sa déglutition, seule l’occlusion de ses lèvres peut l’empêcher de fuir ?
Comment mon corps réagit-il alors ?
Ma bouche se bouche-t-elle ?
Mon corps se fige-t-il ?
Ou bien mon corps déglutit toutes les quatre secondes toutes les quatre secondes mon corps déglutit quelle que soit l’action dans laquelle il est engagé une phrase un sourire un baiser quelle que soit l’action mon corps déglutit ?
PARLER
22% des usagers de foyers ont du mal à articuler
Je ne parle que quand il n’y a pas le choix
Tu ne parles que quand il n’y a pas le choix
Elle ne parle que quand il n’y a pas le choix
Nous ne parlons que quand il n’y a pas le choix
Vous ne parlez que quand il n’y a pas le choix
Ils ne parlent que quand il n’y a pas le choix
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Ma dent permet à mon verbe de sortir correctement de ma bouche que son phonème sorte comme il faut que son « ssserpent » son « maizzzon » soient prononcés clairement
Sans ma dent mon corps émet un verbe à la prononciation douteuse d’un enfant de six ans potentiellement comique pour mon corps d’adulte et fortement susceptible de faire sourire voire rire autour de lui
Comment mon corps réagit-il quand il se rend compte qu’à chaque verbe prononcé il est fortement susceptible de faire sourire voire rire autour de lui ?
Que ses « ssserpents » ses « maizzzons » ne seront plus jamais de son âge ?
Comment mon corps réagit-il ?
Ma bouche se bouche-t-elle ?
Mon corps se bouche-t-il ?
Et après ?
Que deviennent mes serpents mes maisons tous les mots qui les entourent enfermés dedans ?
Tous mes serpents mes maisons tous mes mots enfermés dedans que deviennent-ils ?
Il y a 1 dentiste pour 1976 habitants en Seine-Saint-Denis contre 1 pour 723 à Paris
Quand il habite un espace le corps s’adapte à lui et pour cela il se mobilise ou pas par des mouvements
L’espace qui comprend le corps dans sa composition est spectateur et acteur de cette évolution ou fixation en lui de ce corps
L’espace qui comprend le corps dans sa composition est spectateur de cette évolution car le corps va se mobiliser ou se figer en lui
L’espace qui comprend le corps dans sa composition est acteur de cette évolution car le corps va se mobiliser ou se figer pour lui
Jusqu’où l’espace est-il responsable de la mobilisation ou de cette fixation du corps ?
Jusqu’où l’espace peut-il mobiliser ?
Jusqu’où l’espace peut-il figer ?
Le corps quand il traverse un espace prend l’espace puis le rend
L’espace quand il se fait traverser par le corps prend le corps puis le rend
Dans quel état le corps quand il a traversé un espace le rend-il ?
Dans quel état l’espace quand il s’est fait traverser par le corps le rend-il ?
Dans quel état les choses traversées se retrouvent ?
Dans quel état les choses qui traversent se retrouvent ?
D’après l’ASD, seulement 37 % des Français consultent de manière préventive contre 69% au Danemark.
En Seine-Saint-Denis, sur un échantillon de 973 habitants dépistés en 2022, 351 n’ont jamais consulté de dentiste, soit 36,07%
D’après l’ASD, l’Allemagne et la Suède affichent un indice CAO à 12 ans respectivement de 0,5 et 0,7 contre 1,23 pour la France et 2 pour la Seine-Saint-Denis
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Le silence du verbe est la conséquence de l’absence du verbe
L’absence du verbe peut être la conséquence de l’absence d’un corps contenant le verbe ou celle d’une présence statique du verbe dans un corps qui contient le verbe mais ne l’éjecte pas ne
Le silence du verbe peut être dû à l’absence du corps mais aussi à un immobilisme du verbe coincé dans la bouche et qui ne sort pas ne
Le verbe peut être coincé dans la bouche et ne pas sortir par paresse indifférence résignation fatalisme ou
Quelle que soit la raison de l’absence du verbe sa conséquence est toujours le silence du verbe
La conséquence du silence du verbe est toujours l’ignorance
Le verbe dans son passage dans le silence prend transforme rend le silence
Le silence pris transformé rendu par le verbe est un nouveau silence
Le silence du verbe
Tout bruit contient son propre silence
Tout silence contient son propre bruit
Un silence remplit du verbe qui l’a traversé
Un verbe remplit du silence qui l’a traversé
Le silence total n’existe pas
Le silence total n’existe pas
Il y a des silences plus ou moins vides
Des silences plus ou moins pleins
Il y a des silences bons
Des silences mauvais
Des silences bons
Des silences mauvais
Les extraits présentés ici sont extraits de Focales , un livre inédit. Ce livre a été rédigé dans le cadre d’une action de santé publique ayant lieu dans le département de la Seine-Saint-Denis depuis 2019, et qui consiste à apporter un message de prévention et des soins dentaires aux publics qui en sont le plus démunis (migrants, sdf, usagers de drogues, handicapés, ehpad…)
Certains chiffres avancés dans ce travail sont issus de cette action et de l’étude de questionnaires distribués aux 3654 patients dépistés entre 2019 et 2022.
Entretien avec Clara Regy
Diriez-vous que vous êtes venu à la poésie ou bien, qu’elle est venue vers vous ?
Je pense que mon premier rapport à la poésie s’est fait tout petit avec la musique. Mes parents écoutaient beaucoup Brel, Brassens, Moustaki mais aussi des chanteurs grecs ou iraniens (de par leurs origines) aux paroles engagées souvent, poétiques toujours. Je pense que ça a beaucoup joué sur mon écriture aujourd’hui.
Pour la « pratique pure » je lis et écris des poèmes depuis mes vingt ans mais de façon très sporadique à cette époque.
Je m’y suis mis de façon beaucoup plus régulière et assidue dix ans plus tard, lors du premier confinement, car j’en avais simplement enfin le temps.
Pour répondre à votre question je dirais donc que j’ai toujours été en lien avec la poésie, et c’est naturellement qu’elle s’est imposée pour exprimer le mieux ce que j’avais à dire.Quelles influences peuvent guider votre écriture
Tout ce qui traverse ma vie quand je me mets un peu de côté.
Ecrire de la poésie pour atteindre un objectif qui pourrait aller jusqu’à la dépasser ? Expliquez-nous cela. Le choix du « sujet » proposé à notre lecture, peut déjà nous aider à répondre ? Non ?
Tout à fait. Dans ce travail l’objectif à atteindre est simple : questionner le lecteur sur « comment vivre sans bouche ou avec une bouche accidentée dans une société du paraître, quand on est dans une situation socio-économique précaire » et remettre en question l’équité et la justice d’un système de santé dentaire français qui se libéralise de plus en plus avec une place toujours plus grande des mutuelles et plus faible de la Sécurité sociale.
Avec une forme froide et clinique, anti-lyrique au possible (quelques images subsistent parfois tout de même), un effet de répétition, de boucle, de chaîne de questions, je veux faire entrer le lecteur dans une espèce de gêne et de nausée de soi que ressent celui qui possède une bouche dont il a honte. La forme est ici mon outil poétique.
Les textes de réflexions poétiques suivent ceux purement factuels et épidémiologiques (souvent une ou deux phrases) contenant les chiffres prélevés dans nos études et d’autres plus anciennes.
La poésie prend donc ici un rôle différent qu’être de la poésie dans le sens esthétique pur ou pour « faire plaisir ou faire joli ». Elle sert à faire ressentir un malaise, un manque, et plus loin, un problème de société.
Elle joue pour ainsi dire en équipe avec l’apport factuel épidémiologique et statistique pour arriver à ce but. D’aucuns penseront que cela n’est plus de la poésie, mais selon moi, tout ce qui aboutit à une émotion, un ébranlement des sens, délectable ou désagréable puisqu’il s’agit ici de la perte d’une bouche, en est, même si elle l’est à la frontière. Mais où serait la poésie, et l’art en général, sans les frontières ?Et une question plus « ludique » si vous deviez définir en 3 mots ce qu’est pour vous « la poésie » quels seraient-ils ?
Dur dur, peut-être pour rester dans ce qui a été dit avant : sortir des clous !
Biographie
dentiste itinérant je me sens plus proches des mots que des dents mais des gens que des mots. j’aime la poésie au service des gens mais pas plus que les gens au service de la poésie.
mais pas plus que les gens au service des gens. le meilleur c’est les gens au service des gens.
le meilleur de la poésie, c’est les gens au service des gens. le reste c’est surtout des mots, c’est joli aussi, des fois, mais c’est moins de la poésie.Bibliographie
- matin midi soir Polder chez Décharge/Gros textes (2021)
- CHEESE !!! chez Plaine page (2021)
- L’âcrete du kaki chez Mars-A (2022)
- Xoros chez Lunatique (2022)
Participation à l’anthologie du printemps des poètes 2022 Là où dansent les éphémères chez le Castor Astral
Publications dans plusieurs revues (Décharge, Traction-Brabant, Cabaret, La Page Blanche, Comme en poésie, Nouveaux Délits, Recours au poème…)
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