Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Catherine Serre

vendredi 27 mars 2015, par Roselyne Sibille

Où se cache petit corps
Dans quel repli
Il n’est plus nulle part
Etranger à lui-même
Il ne nous parle plus
On lui parle
Il ne nous parle plus
Il se cache

Où se cache petit corps
Ça m’échappe
Ça m’échappe

Un défaut nous sépare et les mots vibrent
Incapables
Petit corps se cache se faufile se défile et
Il court il court et se défile
Il court et ça défile

Petit corps ne sait rien
Le désordre domine
Cet âge ne passe pas
Petit corps abrité
Il ne sait pas écrire
Il essaie d’attraper tout ce qu’il ne sait pas
Un indicible un désordre
Petit corps est désordre
Son nom de diable insaisissable

Inarticulé
Infantile
Il se cache se défile
Il hante les couloirs
Il crée à son insu
On l’abrite et le loge

Petit corps
Affolé
Echappe
Aux tentatives

Et des piles de linge
Des piles identiques
Des piles de couleurs
De blanc
Et de chemises
Des piles de torchons
De draps et de serviettes
Des piles de petit linge

Des piles de linge
Propre
Des piles immobiles

Le sali
Ramassé
Lavé
Séché

Le lavé
Rangé
Plié

Le linge
Propre

Le linge
Froid

Livré au corps à corps

Se poser la question du matin
De la lumière
Regarder la lumière
Un court moment
Chevauchée immobile
Tsunami de silence
Brouillards
Qui ne révèlent ni les chemins ni la possibilité

car c’est elle la mort
qui partage l’intérieur
autre double et néfaste
être double qui parle
parle déverse
veut prendre avantage
et parle

elle n’est pas ma voix
cette voix double
qui enfle et prend la place
veut cette place avoir raison de moi

la voix deuxième voix
plus forte
qui commande
parle
et prend ma place
me freine
me façonne un moi décourageant

et à l’envers du double
dans ma bouche qui
parle
cogne contre mes dents

envahissante - dans ma bouche
c’est une traîtresse
elle ne connait pas de revers
et ne supporte pas que je file dans la pluie de mars

je ne savais pas d’où venait la question du dedans
depuis toujours la question
de la respiration
de la lumière - plus forte le matin
de la lumière de la trace invisible
du nom
cherché
trop mollement

on est là - à tracer la ligne
à creuser
sur la ligne
les traces
on ne suit pas
une ligne inusable
sous les nuages
à pied
dans le sable

on est là
allongé

Je n’aurai pas dû croquer six cerises à la fois

Je n’aurai pas dû remplir mes poches de plumes et d’escargots

Je n’aurai pas dû descendre du pierrier ma robe autour des reins

Je n’aurai pas dû attacher ensemble les lacets de mes chaussures

Je n’aurai pas dû courir sous l’orage

Je n’aurai pas dû compter les pétales des roses

Je n’aurai pas dû compter les nuages, les tickets, les pas, les attentes

Je n’aurai pas dû fracasser mes silences aux falaises de pierre

une orange au verger
la prendre c’est un vol
et le soir
l’accident
je l’appelle l’accident mortel
on est parti chez les voisins
c’était la nuit
de l’accident mortel

j’ai vu
dans un garage blanc
la voiture écrasée
carrosserie pliée
mélange de métal
un matin
diriez-vous
au goût d’orange amère

il y a
après l’orange
et l’accident mortel
un mur dans un hangar
une échelle contre un mur
une envie de
monter
monter
monter
et
de lâcher les pieds
et
d’ouvrir les doigts
glisser sur les barreaux
culbuter
se tordre se faire mal

mélanger les oranges
les voitures écrasées
les échelles interdites

en aimer le vertige

Retire-moi de la boue
Aide-moi à sortir de la page

Qui es-tu pour croire que je te parle
Cette première histoire : c’était un bruit

Le grincement d’un barreau
Une main s’y agrippe
Le barreau tourne il grince
Le barreau grince c’est une histoire

Reprenons : on remonte un berceau, l’enfant en a besoin
Mais on y pense trop
Qu’on y a eu dormi
On monte le berceau
Le barreau tourne
Et le bois grince
Longueur d’onde oubliée
Clef d’un passé sans porte
Un grincement qui dit
Qu’il fut un temps
Alors
Sans début et sans fin
Doigts agrippés

Un barreau
Dans le montant d’un lit
Une langue d’enfance
Sans mots
Qui ranime le temps

Beaucoup d’automnes ont des rues à leur nom*

Beaucoup d’automnes
Une rue à leur nom
Entre deux à moitié
De couleur
Et de froid

On se force à penser
On mêle l’eau à la pluie
On invente le gris
Un reste de soleil
Au fond d’une poche
Trouée

Au creux de l’été s’installe
Un peu
La saison se fait
Mauvaise
Elle donne aux rues leurs noms
Rive d’un bord à l’autre
L’automne a ça d’unique qu’il n’offre pas deux fois la même flamboyance

A la première tombée de feuille
L’attente d’une excuse
Un sursis
Un manque de patience
La perte consentie de la saison royale
Au profit du retrait

L’idée de la maigreur au temps de l’opulence

Et un corps pour la guerre
Un corps entier
Un corps
De vingt ans et à peine
Pour la guerre sans nom
Pour la guerre
Le voyage – le premier
Les copains qu’on se fait
Le bateau et les vagues
Un corps pour le lointain
Changement de caserne
La terre dénudée
L’inutile surveillance
Un corps d’homme
Pour la guerre
Corps d’enfant pour sa mère
Il lui dit tout va bien
Ici on boit on mange
Et on ne s’ennuie pas
Ou plutôt presque pas
Un corps parmi les corps
Bras nus chaussures hautes
Lacées serrées
Aux lèvres une moustache
Courage de la bouche de ne pas dire un mot
Un corps pour la guerre
Qui ne dit pas son nom
A l’assaut du désert
Chemise sur la tête
Un corps qui s’empoisonne
D’ennui et de bromure
Mélangé à du vin
Qui arrive en camion
Pour des corps étouffés
De vingt ans et à peine

Et
Un tir — fratricide
Et un mort — pour la France
Et un corps — pour la guerre

Dans la guerre — à jamais

Quelles petites pattes et trompes abominables
les mouches à part entière

les mouches
du dehors
les mouches
de l’orage
les mouches qui embêtent
qui collent
qui harcèlent
les mouches une évidence
qui marchent sur la table et par terre
et les mouches qui tombent
noires aux ailes de verre
qui copulent
vibration
bruit acide
mouvement hystérique
quant au papier collant
vivantes colonies de mouches qui se meurent
elles collent à nos yeux et agacent nos nerfs
évidence des mouches qui marchent sur le pain et la toile cirée
étoiles inversées
incrustées dans le blanc
se posent sur nos têtes nos bouches nos sandales
elles énervent les chiens
volent contre des vitres
elles serinent l’été et encombrent l’automne

les mouches à part entière
inutiles au vivant

(* en italiques : Patrick Laupin)


Bio-blibliographie

Catherine Serre est née en 1959 à Lyon, elle vit à Villefranche sur Saône à la porte du Beaujolais.
Après deux vies professionnelles, celle d’enseignante dans le premier degré puis de fonctionnaire au sein de la Ville de LYON, elle a depuis 2012 tout son temps à elle. Elle peut depuis se consacrer de manière suivie à l’écriture (prose poétique, poésie). Elle écrit dans une langue rythmée et imprégnée des forces du sonore, elle se nourrit d’une recherche de liens entre le corps, le mouvement et la langue.
Elle est influencée par la lecture et doit beaucoup aux rencontres avec les poètes d’aujourd’hui.

• Des textes en revue depuis un peu plus d’un an

Cabaret n°7 - Femmes au bord de la crise de nerfs (septembre 2013)
http://www.revuecabaret.com/

DéZopilant n°18 et n° 19, (hiver et été 2014)
http://dezopilant.fr/le-dezopilant/

Paysages Ecrits n°22 (novembre 14 )
https://sites.google.com/site/revuepaysagesecrits/archives/numero-22

Dissonances n°27 (hiver 2014).
http://revuedissonances.over-blog.com/

• Lecture performée de Temps haletant - Indice (texte inédit) sur une musique composée par Philippe Berger dans le cadre du Caveau des lettres (Chaponost) à l’invitation de Maryse Vuillermet (mai 2014)

• Vidéo poème 6 ans et balançoire à partir du texte paru dans la revue Dissonances (Janvier 2015) https://www.youtube.com/watch?v=nFmYLn_RzmY

• Participation au recueil collectif Aiguillages (Cause des causeuses) préfacée par Michaël Glück (février 2015)

• Participation à la revue Cabaret sur le thème du Sud (été 2015)


Mini-entretien avec Roselyne Sibille

D’où vient l’écriture pour toi ?

Il me fallait ordonner le monde, le rendre lisible, au sens littéral du terme, une manière de métaboliser les expériences directes violentes mais l’écriture a été longue à s’imposer.
Avant d’écrire j’ai passé des années à me frotter aux mots d’un langage intérieur, comme une sorte d’hallucination.
Puis il y a eu ce que je qualifie de passage à l’acte, presque inconscient, à partir de la fin des années 90, des carnets mais aussi des notes à l’arrachée, des tentatives sans suite puis à partir de 2002/2003 la nécessité devient consciente comme une faim, mais sans savoir où aller ni comment, c’était un fouillis, je savais seulement que je devais le faire.
En 2007, quelqu’un que j’admirais, comédien et metteur en auteur suisse reçoit un de mes textes pour préparer une soirée de lecture, il appelle cet élan poésie et me le fait savoir, j’accepte ce cadeau et je m’y mets. Son avis, arrivé sans que je le cherche, m’a aidé à comprendre que mon chemin d’écriture, j’en étais responsable. Cela résolvait le problème ! Le lecteur ne peut que constater la qualité (ou pas) après coup, il faut d’abord écrire… Je tente depuis de transmuter l’expérience intérieure et sensorielle en rythmes, en sonorités, en organisation de l’espace, en langue. Je donner à lire mes textes, aux lecteurs de dire ce que c’est ou si c’est assez.

Comment travailles-tu tes écrits ?

J’ai une grande chance : depuis 2012, j’organise librement mon temps sans (trop) de contraintes, j’ai travaillé jeune, peu voyagé, eu trois enfants et des métiers prenants et soudain un grand espace de temps et de mobilité m’est offert, un cadeau de la vie. Je sais ma chance d’être libre pour écrire sans contraintes matérielles.
Pour m’y mettre j’ai besoin d’un vide intérieur, je passe du temps à créer cet espace dans lequel les mots vont venir se loger. J’ai tendance à repousser le moment, même si le besoin est impérieux, c’est un défaut ou une paresse… Alors je mets en place un système, écrire tous les jours pendant x jours par exemple… Cette contrainte est fructueuse, la discipline est un passage obligé pour moi, sinon je me disperse… Après quelques semaines je me (re)pose à nouveau, retravaille les productions, cogite, vaque, lit ….
J’aime quand le début des textes s’impose, un petit choc de sens que je vis sur un mode de projection massive. La brièveté, la condensation en deux ou trois mots d’un puissant affect me galvanise et la suite vient alors sans trop de peine.
Si je ne trouve pas ce début je le vole ! Çà et là, dans une lecture, un mot presque au hasard, sinon je cherche une expression, un mot dans un de mes carnets. J’y écris mes notes personnelles, mes idées brusques et les mots des autres, ces carnets m’accompagnent toujours pour ne rien manquer, ou le moins possible, car plus l’idée est forte plus elle est fugace, sorte de rêve fulgurant aussitôt oublié. La marche, le déplacement sont propices à cette émergence, le carnet… comme un filet à papillon.
J’aime écrire à l’ordinateur, les carnets sont pour les chemins, les déplacements, les voyages, à la table ma page c’est l’écran. J’y écris vite et j’aime l’apparition des lettres, j’aime la correction rapide, j’aime ne pas me perdre, les classements y sont faciles, je laisse aux carnets une écriture plus flottante, sans classement, sans logique, une écriture impulsive et hors du temps.
J’aime écrire avec la voix, lire et relire à voix haute au fil des jours et des reprises, on entend ce qui tient, on peut renforcer le rythme en creusant le texte, on peut aussi constater que c’est une friche.

Quelle part occupe la poésie pour toi au quotidien ?

J’aime la lire, souvent. C’est une compagne et une source. Il s’agit d’y trouver refuge, la poésie m’offre toujours ce dont j’ai besoin au moment de la lire.
J’aime le choc de la première lecture d’un livre, la découverte d’un auteur, j’aime la musique intérieure du texte, les sens multiples qui s’y dévoilent, les chemins ouverts.
J’aime lire la poésie à voix haute.
J’aime la mise en voix par les poètes eux-mêmes, j’assiste à autant de lectures publiques que je peux.
J’aime la poésie vivante, variée, aux imaginaires multiples, parfois savante parfois triviale, parfois lyrique ou ultracontemporaine, parfois sonore, performative, visuelle aussi. J’assume ces grands écarts même s’il vaut mieux parfois se taire qu’essayer de les défendre ensemble. La condition de mes choix est que la langue éclaire la condition humaine, que les mots ouvrent à l’indispensable.

Que t’apporte l’écriture ?

Je ne sais pas … C’est nécessaire. Ne pas écrire est une privation, comme ne pas marcher, ça fait mal. Il faut écrire.
J’aime reprendre les textes après les avoir laissé « reposer » et y trouver le fil, le petit éclair qui va les structurer, qui va me guider vers leur forme achevée.

C’est une question de matière aussi. Enfant j’aimais graver dans les arbres, tailler des écorces, construire des petits objets, enrouler la laine, faire de la poterie, regarder les fourmis. J’y vois des points communs avec l’assemblage ou le modelage des mots, leur résistance ou au contraire leur faiblesse. Je triture des sensations pour en faire de la langue, c’est une métabolisation si on pense en terme de digestion ou alors une sublimation si on pense en terme de psychanalyse …

Quel auteur est fondateur pour toi ?

Pour moi il n’y a pas d’auteur fondateur, il a des moments de fondation ou des épisodes du chemin.

Ados dans les années 70 je me voulais libre, féministe sans chapelle, je voulais choisir par moi-même mais j’étais perpétuellement en colère, en bute avec moi-même et avec les autres, difficile d’être aidée, de me fixer. Et puis je changeais de pays et de maisons souvent, impossible pour moi de structurer quelque chose de durable dans ces conditions.

Les grands chocs face aux textes sont venus des poètes : Nerval, Supervielle, Desnos, Apollinaire mais aussi Camus, celui de L’étranger, Sartre, celui des Chemins de la Liberté et du Mur, Beauvoir celle des Mandarins, de L’invitée. J’avais choisi la filière math, la filière littéraire me fascinait sans que j’aie pu me l’accorder. C’est resté un manque. Au théâtre j’ai complété cette éducation lacunaire, au TNP, à Avignon …

Dans les années 80, Duras ! Il était temps… que j’ai lue et relue à m’en rendre malade, j’ai pris des pages de notes, je traquais par exemple un mot au fil des pages et cherchais tous les sens cachés… C’était du fétichisme mais je n’arrivais pas à voir / comprendre comment elle s’y prenait, avec des mots si simples, pour créer des abîmes. C’était la première fois que je me posais ce genre de questions.
Dans la même période je découvrais Dylan Thomas et Virginia Woolf, j’habitais au Pays de Galles, je lisais en anglais comme on grimpe les pentes d’une montagne.
Bien plus tard la lecture de A la Recherche du temps perdu m’a habitée, à la fin, au bout de un an et demi tout me tombait des mains, plus rien ne m’intéressait, je n’arrivais plus à me remettre à lire et puis c’est revenu, laissant en moi la trace merveilleuse de ce voyage au long court.
Depuis ce sont surtout les poètes, hommes et femmes d’aujourd’hui qui m’accompagnent et leurs écritures diverses voire divergentes, les citer n’aurait pas grand sens, j’en oublierais trop ou la liste serait trop longue, j’en aime les voix singulières et fortes. Cette comtemporaineïté compte pour moi, elle donne au texte une dimension supplémentaire. Je pense profondément que le contemporain est démocratique, les exégètes ne sont pas encore passés par là, les hiérarchies ne sont pas faites non plus, on peut aimer ou détester au risque de se tromper mais dans le mouvement de son temps.

Quelle est ou quelle serait ta bibliothèque idéale ?

La bibliothèque réelle s’est construite tout au long de ma vie, des rencontres, des découvertes, des capacités de lecture et des évolutions. S’y mêlent toutes sortes de livres et les époques s’y mélangent aussi.
On y trouve une collection d’ouvrages de poètes vivants, les livres se côtoient, s’attendent et se répondent. J’aime les savoir là et les retrouver. J’ai aussi quelques livres numériques mais ce n’est pas encore ça.

Enfant ou presque, je m’étais invitée dans une petite bibliothèque, j’aidais la bibliothécaire à ranger les livres, j’y lisais des après-midi entières avec ce sentiment merveilleux que tout était possible, que je ne m’arrêterais jamais. Ça a été une expérience formidable. Quand je suis partie de cette ville ce lieu m’a manqué, peut-être cette femme m’aurait-elle guidée, elle avait commencé tout en me laissant lire librement.

La bibliothèque idéale… à tout moment elle contiendrait le livre dont la lecture me manque. C’est aussi une bibliothèque partagée, elle résonne des échos des lectures des autres, elle n’a pas de problèmes d’argent pour se fournir ni de problème de place pour les rangements… Je pourrai acheter des livres tous les jours si j’en avais les moyens, la liste ne s’épuise jamais. L’an dernier à la fête du Livre de Bron nous avons gagné les livres des auteurs invités, 60 livres d’un coup environ, une expérience géniale pour une bibliothèque !

Quels sont les trois mots que tu associerais le plus volontiers à celui de « poésie » ?

Les premiers mots à venir sont la marche, le corps et l’enfance puis tout de suite après la langue, la voix et la pensée dans sa fulgurance.
Un peu plus de trois mots donc…

(Page établie grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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