Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Cathy Jurado

mercredi 13 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Extraits du recueil inédit Hourvari

Petit cheval

J’ai d’abord visité un ventre nocturne
(il ne m’en souvient pas)
avant que de venir parmi les neiges
chasser
si maladroite
avant que de changer tous les plans renverser tous les vases de cristal et crever tous les pavillons
des oreilles délicates
si gauche, cherchant Reina depuis toujours,
j’ai tous les gestes de l’éléphant et tous les cœurs de porcelaine
j’ai sans doute hérité la maladresse et la peur
et peut-être aussi
(de frères et de sœurs oubliés autrefois dans la nuit)
les nidations de papier
au milieu des déserts blancs

qui sait

Sur les cartes numériques des landes et des zones
je suis le point qui se déplace seul et anarchique
tournant dans le sens contraire
des impasses périphériques
et je regarde toujours les femmes en contreplongée
comme un chat dans la foule des villes
une enfant perdue dans la topographie
du grand peuple adulte des espèces

Je me tais jusqu’à m’en faire les lèvres bleues
Je surveille tous mes pièges à loup
Je piste le poème boréal
guettant le gargantexte
je cherche à débusquer Reina
mon enfance est toujours en embuscade
et les forêts d’orage qui tournent-voltent
défont les nids les tissus les paperolles
les paraboles

Mais il y a toujours un petit cheval fou tissé de désir
bouche cousue quelque part dans l’obscur
(là où naissent les lettres d’amour et les forêts d’images et les neiges nouvelles
parmi le souvenir de grands périls)

Villes naufrages

J’ai cherché aussi dans les villes, parmi leurs réseaux de lumière et de pluie, dans les faisceaux croisés des hauteurs et des rues — abscisses et ordonnées de nuit sonores où l’on croit parfois comprendre quelque chose du monde.
Reina fuyait toujours en avant dans le hasard des huttes humbles, aux abords des chantiers ou des périphériques, dans l’herbe interstitielle traversée parfois d’un frôlement plus proche comme une onde de fourrure.
J’ai cherché longtemps, dans les villes, ce qui aurait pu être aussi ma nature et mon monde. Je n’ai trouvé que la moelle de ma liberté. Le désir est ailleurs ; Reina fuit en avant, dans la nuit de toutes les cités.

Dans les flaques d’eau au pied des cheminées d’usine
flotte Reina comme un grand corps de nuage
sa peau épaisse de baleine bleue ciel
à présent rose vapeur
et la voilà
sa chair immense vaisseau inerte
ventre contre ciel
émergée à peine
sombrant au rythme des jets de sang
chaloupant sur la houle du soir
requins voraces en embuscade
veilleurs de nuit

Reina a fui.

Amarres d’automne

J’ai cru capturer Reina
dans le baiser d’un roi de chair

Inscrivez cela :
Seul, on n’habite que ses limbes
la neige n’est jamais que la neige
le silence une peur
et les corbeaux de novembre un présage de nuit

Il fallaitt que tu sois là
corps hanté par l’amour
il faut que tu sois là
avec tout ton poème
pour que l’automne devienne une nappe d’oiseaux mobiles
pour que la solitude soit un festin
et la douleur une racine solide

Ecoutez donc cela :
je dirai à nouveau son nom sans le dire
à chaque morsure de ma langue
car c’est te prononcer
toi,
Reina,
averse et sable et pollen
et poussière

Dispersez cette parole encore
sur les routes stellaires :

il est amour le souffleur de vertige
il est la veilleuse sur la table
l’astre portuaire
la voûte de l’été

Annoncez cela :

Nous avons choisi un village et un pont
Comme escorte et caravane.
Nous chassons ensemble à présent
Relevons nos pièges à l’orée des nuits
Nouons nos mains sous la tente d’affût.
A travers les éclipses de la rivière
J’ai longé le chemin des troupeaux
Jusqu’à une forêt aux arches solides.

Tout au bout
Sous les lampion des terrasses
Le soir était un verre de liqueur
Dans la fraîcheur de sa main d’homme
Il regardait venir la nuit
Attendant que je dépose mon manteau.

Reina nous observait toujours depuis la rive.


Entretien avec Clara Regy

À quelles racines ou à quelles sources puisez-vous votre écriture ? A quels auteurs êtes-vous particulièrement attachée ?

L’écriture vient, depuis toujours, du corps. De quelque chose comme le ressassement interne et organique de la langue, son rythme ou sa pulsation dans les creux, les plis de la vie. La poésie a toujours été là, et c’est aussi une affaire collective. Je veux dire d’abord dans le sens de la nécessité de se trouver des frères et sœurs en poésie : les premiers chocs poétiques (Baudelaire, Rimbaud, Louise Labbé, Anna de Noaïlles, les Romantiques) sont initiateurs de cette identification féconde. Depuis, je cherche toujours de nouveaux frères et sœurs. René Char et Yves Bonnefoy, comme Camus, sont des figures tutélaires, mais aussi des auteurs aussi divers qu’André Du Bouchet, Philippe Jaccottet, Guillevic, Anne-Marie Albiach, Marina Tsvetaieva ou Perrine Le Querrec par exemple. Ce dialogue est essentiel à mon écriture, tout comme les liens qui se tissent avec d’autres artistes (peintres, photographes), dans l’échange créatif avec eux.
Mais je dis aussi affaire collective au sens où la parole poétique naît également chez moi d’un désir de « prêter voix forte » (comme on prête main forte) aux silencieux, à ceux que notre société silencie. La voix du poète est habitée par tout un chœur de voix. Celles de ses contemporains les plus marginalisés peut-être, ceux qu’il contribue à rendre visibles. J’aime rêver à cela : l’écriture comme prenant en charge le monde, le poème comme un manteau d’Arlequin fait de la multiplicité des voix qui traversent l’écrivain. En ce sens, ce qui fait feu dans ma langue poétique, ce qui la bouscule et la renouvelle, c’est toujours une rencontre avec l’autre. (C’est ce qui est présent dès mes premiers textes, rassemblés dans Vulnéraires, chez L’Harmattan, mars 2020)

Peut-être oserai(s)-je vous demander en mêlant deux propositions : ce que vous entendez par « la dimension politique de l’écriture » et la place que les femmes peuvent (pourraient) y trouver ? Est-ce judicieux ?

L’idée d’une dimension politique de la poésie est souvent considérée comme une tarte à la crème, voire franchement critiquée comme un crime de lèse-majesté vis-à-vis d’un art qui ne serait validé que par une pureté, une neutralité au regard des enjeux du moment. Je ne sais pas ce qui est le plus romantique : croire aux pouvoirs de la poésie ou croire à sa pureté, à son être « hors sol ». Ce que je crois viscéralement c’est que la poésie possède un pouvoir sur le réel, qu’elle peut contribuer à démolir des murs, à défaire des barbelés, à faire entendre l’inaudible et à créer de nouveaux imaginaires qui projettent le monde vers d’autres possibles. Pas en assénant des savoirs fermés, mais en ouvrant des expérimentations. Au commencement, je pense que l’acte d’écrire est une forme d’auto-défense (contre la douleur, la solitude, l’oppression, la dimension tragique et violente de notre condition) : un texte est une grenade de désencerclement d’abord pour soi, et donc pour le monde ensuite, par effet de rebond. La poésie, plus particulièrement, est forcément politique, elle qui dégage un espace de langue libre et clandestin dans le langage (si malmené par les contemporains à la langue de bois commerciale et managériale) : elle porte l’étendard d’un écart vis-à-vis des formes normatives, des langues creuses aliénantes. Elle redonne vie à l’insurrection.
Personnellement, je vois dans l’écriture une arme puissante pour donner à entendre une autre forme de vérité, de rapport au réel. J’essaie de relier cette pratique poétique aux valeurs qui m’habitent et me fondent. C’est ce que j’ai tenté avec Feu, poèmes jaunes, recueil sur le mouvement des gilets jaunes, co-écrit avec Laurent Thinès (Le Merle Moqueur/Temps des Cerises décembre 2020), ou dans mon recueil à paraître aux éditions Musimot fin janvier 2021, sur l’odyssée des réfugiés en Méditerranée : Ceux qui brûlent.
Dans ce travail de sape des forces mortifères, les femmes ont un rôle majeur à jouer, qui leur a longtemps été refusé. La poésie féminine commence à peine à oser s’imposer. Nous osons à peine prendre la parole, nous en emparer sans attendre qu’on nous la donne. Je suis révoltée par le peu de place qui est faite aux poétesses, aux autrices dans l’édition française contemporaine. Tous les rôles clefs (dans les maisons d’édition, dans les jurys, les structures d’attribution des résidences ou des bourses, les comités de rédaction des revues) sont presque toujours tenus par des hommes, comme dans la plupart des autres domaines culturels ou professionnels d’ailleurs. Quand va-t-on sortir de ce moyen-âge ? La proportion de femmes publiées est très insuffisante, surtout au regard du fait que davantage de femmes lisent, et écrivent. Je le constate aussi dans mes ateliers d’écriture, dans toutes les rencontres littéraires, les lectures publiques : presque exclusivement des femmes. Et lorsqu’on cherche à les lire : où sont-elles passées ? J’ai constaté il y a peu, avec effroi, que ma propre bibliothèque de poésie reflétait cette inégalité : je possédais très peu de recueils de femmes. En particulier chez les classiques, qui m’ont pourtant nourrie pendant très longtemps. Alors depuis quelques temps, j’ai pris le parti de lire non pas exclusivement des femmes, ce qui serait absurde et injuste, mais plus de femmes que d’hommes. Une façon de rétablir la justice, à mon niveau au moins.

Et dans la richesse de vos propositions, je lierai(s) bien aussi l’écriture et le réel à
« l’écopoétique » ?

Écrire de la poésie aujourd’hui, comme de manière générale créer, œuvrer, cela ne peut pas avoir le même sens qu’autrefois. À cause des questions environnementales et sociétales. Nous vivons déjà une forme de fin du monde, en tout cas la fin d’un monde, et cela implique de repenser ce que nous faisons. Écrire aujourd’hui, c’est écrire dans un monde dégradé. De manière irréversible. Plus que jamais, cela devrait nous imposer de développer de nouveaux imaginaires, d’écrire des textes qui soient aussi des espaces pour d’autres possibles du monde. C’est cela, la recherche écopoétique. La poésie, au-delà des lamentations effondristes, peut se faire lucide et chercher en même temps à ré-enchanter le réel. Par exemple en redonnant une place centrale aux vivants, humains et non humains. En trouvant d’autres manière de les honorer. Hölderlin parlait d’habiter poétiquement le monde… J’aime à penser que les poèmes peuvent constituer, dans notre monde contemporain abîmé, des lieux d’habitation, des refuges, des cabanes de langage…

Vous pouvez aussi nous parler de vos ateliers d’écriture en quelques mots ?

Quel bonheur ! Les ateliers d’écriture sont des moments précieux de partage et de création collective. (Autrement dit un remède possible à certains maux de notre société !) J’ai eu la chance d’être formée dans le cadre du D.U. dispensé par l’Université d’Aix-Marseille et de découvrir la richesse inépuisable de ce type d’ateliers. Les miens sont conçus comme des laboratoires d’écriture créative autour de la littérature contemporaine, et sont ouverts à tout type de public, depuis les novices jusqu’aux plus aguerris des participants. On y explore entre autres les formes poétiques.

Sans oublier la question subsidiaire : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?

Liberté, lucidité, alliance.


Cathy Jurado, originaire d’Aix-en-Provence vit aujourd’hui à Besançon.
Elle est agrégée de lettres et anime des ateliers d’écriture.
Les Forges de Vulcain ont édité son premier roman, « Nous tous sommes innocents », et elle a publié en revue divers textes de critique d’art, de fiction ou de poésie.
Sa poésie prend racine dans un rapport intime avec la peinture et la photographie (collaborations avec le peintre marocain Hassan Echair, le plasticien Max Partezana, travaux sur les gravures de Gerard Palézieu ou sur les photographies de Marie Baille, Serge Assier). Mais la littérature est pour elle, par nature, éminemment politique. Qu’il s’agisse de réhabiliter les voix des marginaux et des fous (Nous tous sommes innocents, 2015), d’évoquer la question douloureuse des réfugiés (Ceux qui brûlent, à paraître en janvier 2021 aux éditions Musimot) ou du mouvement des Gilets jaunes (Feu, poèmes jaunes, décembre 2020 au Temps des Cerises), elle interroge les pouvoirs de la poésie sur le réel.

Blog : https://vies-de-reina-nackt.webnode.fr


Bibliographie

  • Recueil Feu, poèmes jaunes, décembre 2020 aux éditions Le Merle moqueur/ Le Temps des Cerises. (Recueil co-écrit avec Laurent Thinès)
  • Recueil Vulnéraires, L’Harmattan, mars 2020.
  • Livre d’artiste Nébuleuses infractueuses avec Pascale Lhomme-Rolot, plasticienne. (Février 2020)
  • Mangrove, livre pauvre avec des collages de Max Partezana (Collection Daniel Leuwers). Novembre 2019.
  • Nous tous sommes innocents, roman. Janvier 2015. Editions Les Forges de Vulcain, Paris.
  • Le Syndrome écran (nouvelle noire), éditions Marsam, Maroc (2009)

A paraître :

  • Recueil Ceux qui brûlent, Odyssée, à paraître en 2021 aux éditions Musimot.

Participations à des livres collectifs / anthologies

  • Anthologie Ralentir des Editions La Chouette imprévue. (décembre 2020)
  • On est là ! Serge D’Ignazio, ouvrage photographique sur les mouvements sociaux. Ed. Adespote, été 2020.
  • Anthologie : Gilets Jaunes : jacquerie ou révolution ?, Collectif au Temps des cerises, septembre 2019.
  • Contributions au catalogue de l’exposition Quatre rives, un regard, sur les photographies de Serge Assier, en collaboration avec Vicky Goldberg (New York Times), Michel Butor et Fernando Arrabal. (Préfaces) Exposition labellisée Marseille capitale européenne de la culture exposée à Marseille ( Mai 2013) et en Arles, Festival international de la photographie, été 2013.

Participations à des revues : textes de création

  • poèmes dans la revue Traversées, avec des dessins d’Hassan Echaïr janvier 2020, Ouste n°28, mars 2020, Le Capital des mots, avril 2020, A l’Index mai 2020, Europe juin 2020, Eurydema Ornata N°8 Juillet 2020, Lichen juillet, septembre, octobre et novembre 2020, Verso, Arpa et Sœurs automne 2020…
    Météor n°2, décembre 2019, Ecrits du Nord, novembre 2019, Nouveaux délits, octobre 2019, Traction-Brabant septembre 2019, Comme en poésie, septembre 2019, numéro spécial de la revue Cabaret sur la Nuit, juillet 2019, Filigranes Juillet 2019. Revues Décharge et Conférence (2011). Magazine Littéraire du Maroc (2011).

Participations à des revues : textes de critique

  • Articles de critique littéraire dans Diacrititk, 2020.
  • Publication de textes de critique littéraire dans le Magazine Littéraire du Maroc de 2009 à 2011
  • « Les Chemins du Regard », sur les gravures de Gérard de Palézieux, in Revue Institut d’Arts Visuels, Orléans (2000)
  • « L’Architecture d’une âme », sur les photographies de Marie Baille, in Revue Conférence n°9 (1999)

PRIX Littéraires :

  • Prix du 1er roman du Baz’Art des mots (Hauterives) pour Nous tous sommes innocents. 2015.
  • Prix de la nouvelle noire de l’Institut français de Marrakech pour « le syndrome écran » (Ed. Marsam), 2009.
  • Prix de poésie de la Fondation de France, 1998.

Expositions/ Performances :

  • Lecture en scène du poème « Ceux qui brûlent, Odyssée », sur les réfugiés, à la Villa Méditerranée à Marseille, à la médiathèque de La Ciotat et à Ginasservis, au profit de l’association SOS Méditerranée. 2017-2018.
  • « Le rêve dans tous ses états », exposition collective, à L’Aparté, (Hôp hop hop) Besançon. 2019. Exposition d’un texte accompagné de photographies et d’une lecture audio.
  • Installation « Rêve de Reina » : participation à l’événement « Labo démo » organisé par Le Centre Walonie-Bruxelles de Paris en lien avec le Centre international de poésie de Marseille et Montevidéo (Octobre 2020).

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