Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Stéphane Lambion

mercredi 15 juillet 2020, par Cécile Guivarch

« Arriver »

il

longe                   le                    fleuve                    le              long               de              la                    rive

 

s’ef      fraye
            d’un chemin
            inconnu jusque là

 

(il fait un pas de côté, un autre pas de côté, se rend compte qu’il est revenu à la position initiale, refait un pas de côté)

 

remplit
             son corps
             en cette terre qui
             ne plie pliera pas jamais
            sous son poids outre le
            centimètre de boue qui
            dégorgeant le ralentit

 

(il ne sait pas où il va)

 

s’en     racine
            sans
            source
            ni peur

 

il suture
ses pas
un à
un

 

re       tombe
            au bord
            se re-
            tourne revient
            d’où qui ne fuit personne
                                                                  poursuit

 

marche jusqu’à
plus soif et c’est bientôt
que tombe la dernière goutte

 

il en      terre de
            sa rage
            les cris

 

s’ef      face à lui-
             même sa peine
             à porter trop lourde

 

(ne rien dire, ne pas parler : silence dans tout cela et sur toute chose)

 

il poursuit
            son penchant
                        de la terre

 

ex-       prime l’urgence dans
            ses pas vite dé-
            passe toute mesure

 

(qu’est-ce qui pourrait l’arrêter)

 

il effleure du bout
du pied un brin
d’herbe qui
flotte

 

es-       suie le revers
             de la terre
             sur sa main

 

il s’écueille
             sur la rive

 

s’emmêle et prend terre

 

et le voici au bout du fleuve, toujours il cherche cela qui le fait, pour une certitude se serait arraché un œil et pour jouer aurait fermé l’autre, en tête sa fuite et dans son sac ses désirs qu’il n’ouvrira peut-être jamais, des certitudes à sacrifier il n’en a plus

 

il

se                    laisse                   porter                    par                    le                    bruit                    du                    courant

« Dans un bruit blanc »

                        outre l’air
 

            j’ai construit
 

les murs de ma voix
 

derrière le pays        désitué
 

je cherche              mon endroit
      un bruit blanc
      où m’envelopper
 

à peine
      le quadrillage de mes os
 

poreux        malléable       perméable
 

je
n’ai qu’un ciel beige où attendre la catastrophe
 


à toi je repense qui
      en mes nouages
 

            me
            touches
            m’accèdes
            m’accélères
 

ce soir peut-être
le monde tournera-t-il encore une fois


Entretien avec Clara Regy

Vous vouliez évoquer le « rapport entre l’écriture et la vie » ?

C’est fascinant de voir combien il diffère selon les auteurs : il y a les artisans, les dilettantes, les génies… Pour moi, l’écriture part toujours d’impulsions extérieures ou d’images soudaines qui deviennent de la poésie – pas toujours bonne au début – que je laisse décanter avant de commencer le travail à proprement parler, à la fois pénible et excitant. Ces deux phases, c’est l’urgence et la patience, comme dirait Toussaint. La première est merveilleuse, c’est le coup de foudre du texte qui nous tombe dessus ; la deuxième est une bataille, une lutte – mais amoureuse (quand il n’y a pas de lutte, quand un texte prend chair trop facilement, je ne peux m’empêcher de le regarder avec méfiance).

Que faire quand les impulsions extérieures sont muettes, quand rien ne vient ?

Dans ces moments-là, si je me force à travailler, j’ai l’impression que c’est artificiel, que j’écris dans le vide. Pour écrire, il faut être dans un état, comme un acteur. Ça ne s’obtient pas en un claquement de doigts. Alors, quand rien ne vient, je prends un livre et je découvre les états des autres, je prends un stylo et je fais mes gammes (c’est-à-dire que je griffonne puis je jette à la poubelle), je traduis, et surtout, je fais des rencontres ; bref, j’attends. Comme l’écrit Jaccottet, « on garde la chambre de l’absent en état de l’accueillir s’il revient ». Écrire quand on n’a rien à dire, ça n’a pas d’intérêt – mais peut-être ne dis-je cela que pour justifier le fait que je tâtonne beaucoup et écris assez peu ?

Alors que nommez-vous le « tâtonnement » dans l’écriture ?

C’est un mouvement double : d’une part, j’élargis ma recherche littéraire en essayant des formes, des genres différents ; d’autre part, plus je procède à cet élargissement, plus je me rapproche d’un noyau, comme si je circonscrivais peu à peu ma voix (sans jamais la trouver tout à fait – et tant mieux). Au fil des années, à tâtons, je creuse. Je me creuse.

Et votre « travail » de traduction ?

Le processus est très différent : quand je traduis, il n’y a ni urgence ni patience mais un constant mélange des deux, et plutôt que de chercher un état, il s’agit de retrouver celui de l’auteur lorsqu’il écrivait son texte – sinon, la traduction devient une simple transposition mécanique. Lorsque j’ai traduit les Canti domestiques de Radu Vancu, qui tournent beaucoup autour du suicide de son père, cela avait été assez difficile. Je m’étais d’ailleurs un peu réfugié dans le travail de la langue en visant une grande fidélité – sans doute autant par peur de mal faire que par scrupule de traducteur… En tout cas, c’est un travail passionnant, souvent très sensuel.

Être étudiant et poète aujourd’hui ?

Ma réponse est biaisée car je suis dans une école où l’on ne se sent pas trop étudiant, et désormais je donne plus de cours que je n’en prends. Cela dit, je reste universitaire et poète, ce qui est effectivement un statut délicat : la critique et la théorie littéraire peuvent vite assécher l’esprit, lui faire perdre un rapport intime et sensible aux textes. De fait, je sépare très nettement mon travail académique et mon travail littéraire, tout en appréciant ce que le premier peut apporter au second : se plonger dans une œuvre, une pensée, une voix, c’est la plus belle façon de garder « la chambre de l’absent », d’attendre que vienne une impulsion. D’ailleurs, lorsque je parlais de ma voix, il aurait fallu dire qu’elle est la somme et le substrat de mille voix étrangères, amies, parmi lesquelles se trouvent avant tout les auteurs qui m’ont marqué – et que je m’efforce d’étudier avec le même amour que je les lis pour moi-même.


Stéphane Lambion, né en 1997, vit à Paris où il se consacre à la poésie. Il a publié en 2019 son premier livre, un récit poétique intitulé Bleue et je te veux bleue. Il travaille actuellement sur un recueil de poésie, presque achevé. En parallèle de son activité d’écriture, il traduit de la poésie contemporaine (roumaine, italienne et anglophone) et l’étudie (il est normalien et agrégé de lettres).

Livres :

  • Bleue et je te veux bleue, L’Échappée belle éditions, 2019

En revues et recueils collectifs :
« Dissidence », Nos Périodes IIDissidence, Le mot : lame, 2018
« Cette petite maison au toit de tôle », Le Courage n°4, Grasset, 2018
« En cœur », Le Nouveau Recueil, mai 2020
« Failli », Point de chute n°0, printemps 2020

Traductions :
Barlumi (extraits), Giulio Burresi, Le Nouveau Recueil (revue en ligne)
04:00 Canti domestiques, Radu Vancu, édition des Vanneaux, 2019

Le site de l’auteur : http://stephanelambion.fr


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