Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Marie Tavera

jeudi 1er juillet 2021, par Cécile Guivarch

récemment le début

souffle dans notre cou le calcaire immobile
le bord comme surface
pelage du mur où souffle
  

                                                                            le souffle se retient comme l’exhalaison

 
 

dans la durée du temps s’inscrit le territoire où longe notre vie
le jeu des hirondelles
la forêt recommence
  

l’armature de l’œuf cède
ta main touche le souple du dos de la cuillère
le vent souffle tandis que je l’entends
nous tenons les coquilles ouvertes de nos mains inscrites à ce silence
sa courbe
d’un tenant
longe le plan continu de nos vies
  

*
  
de l’intérieur
je guette
ouvre
         et ferme au passage du vent
 

le coq du voisin ramène à la surface un peu
entre ses cris les hirondelles
ou les bergeronnettes
chaque plan est construit autrement que la surface des cris
portant les murs
  

*

  
sous le soleil le jour seulement
cette circonférence inscrite au paysage

l’axe remanié du jour longue crête sensible

  

ensemble
le talc sur la pierre est aussi dans le champ comme la terre est sèche
récemment retournée
pays au ras des choses
reste la poudre

  
                      l’hirondelle

  
moutures comme aux briques des murs les lichens cumulent dans l’air sec
le silence agrandi des terres tournées le pelage oublié des herbes le dedans
des arbres en profondeur
instants de l’étendue

lente de la forêt

le pli continu
l’air sec
le dessous d’un genou comme on va sous la table
jambes lisses
qui continuent
presque ouvrant à la pierre
comme fait la bascule du corps devant la vitre la tête me tourne devant la vitre
à la pente du toit le corps des hirondelles
le corps entier des pierres

  

*

  

récemment le début
la forêt le rejoint
sa durée est le champ plus vaste qu’on regarde encore
et encore
plus loin que ces montagnes dont il reste la fin

 

Entretien avec Clara Regy

Lors de notre premier « échange » vous avez proposé de multiples thèmes, notamment l’écriture et ce que vous nommez « l’organique et la perception », pouvez-vous nous en dire davantage ?

Je dirais que c’est de là que vient mon écriture : du corps, des sens. C’est la colonne vertébrale de ma poésie, son terreau. C’est un ancrage dans le très basique, même si après je peux réfléchir dessus, être traversée par des idées, des émotions, la trame de mon écriture c’est le corps, la façon dont il est impacté, par les sons ou la lumière notamment, et cet énorme mystère de la diversité de nos perceptions respectives, quelque chose qui me fascine et que je travaille dans le dessin aussi, puisque j’ai cette double pratique.

Mon expérience première est celle de l’incompréhension, de l’enchevêtrement, de la question, et l’écriture me ramène très souvent à cette question radicale (au sens propre : la racine) de l’incarnation comme constat, simple constat, cette si banale étrangeté de toutes nos perceptions mêlées. Je suis régulièrement saisie par la question de ce que l’autre perçoit, comment est le monde de la personne que je côtoie, de l’animal que j’entends, et comment nos perceptions se tissent à d’autres. Dans la fugacité.
Jean Tortel a écrit un vers que j’aime beaucoup, à ce propos : C’est vert et bleu. Après ma mort ce sera vert et bleu.

Et « lecture et musique », sans doute cette alliance vous a-telle émue, troublée ?

J’ai plutôt voulu évoquer l’impact qu’a eu, sur ma pratique même d’écriture, la rencontre avec un musicien de Genève, Joseph Frusciante, avec lequel il a tout de suite été évident de travailler en improvisation.
Cette pratique a vraiment élargi l’accès que j’ai à ma propre poésie, et m’a fait découvrir une sorte de mode idéal d’expression & transmission de mes textes. Un peu comme si j’avais ouvert la fenêtre de ma maison pour la première fois, j’ai senti quelque chose qui disait « ah voilà, c’est ça mon paysage en fait ».

Ce premier duo, Narval, reste absolument central pour moi, mais nous pouvons beaucoup moins travailler depuis que je vis en Ardèche (nous avions établi un rythme de recherche en studio presque hebdomadaire, cela nous a permis de défricher beaucoup afin d’élaguer les écueils et réflexes conditionnés, illustratifs & co). J’ai maintenant formé un second duo, avec une musicienne ardéchoise, qui ouvre bien sûr sur d’autres couleurs, de par les personnes et les instruments (Joseph joue le bamboo à corde qu’il a lui-même créé et le sax alto, avec pédale wha wha, ce qui implique que nous sommes tous deux amplifiés, tandis qu’Anne joue la contrebasse et parfois le violon, en acoustique).

L’improvisation et la recherche sont au cœur des deux projets, chaque membre du duo est engagé dans une matière commune qui a sa vie propre, et le travail consiste beaucoup à se déprendre de son propre travail justement, créer de l’espace libre. C’est le risque et la joie de l’improvisation, où pourra éclore un sens inaperçu, oublié, où la rencontre vient remuer le poème comme on secoue des draps.

Quant au troisième volet poésie et « mémoire ou mémoires », cela ne peut qu’éveiller notre curiosité...

Là il s’agit pour moi de l’épaisseur de l’écriture, une dimension que je ressens très fort, où plusieurs plans de mémoires se tissent. Ma mémoire personnelle, plus ou moins consciente et accessible, elle-même incluse dans des dimensions mémorielles qui la dépassent totalement et relèvent peut-être de l’espèce, du corps, de je ne sais pas trop quoi en fait mais tout cela coexiste, est enchevêtré et fermente dans ma marmite.
Tout ce jeu entre les strates perceptives et les strates mémorielles est la force motrice de mon écriture.

Mon voisin, tel paysage, cette libellule, chaque peuple et chaque forêt est à la fois canal et créateur de multiples mémoires, parfois très contrastées. Les façons dont toutes ces mémoires se côtoient et se co-construisent, on peut le voir à l’œuvre au sein d’une seule famille, d’un paysage, c’est sans cesse agissant, à n’importe quelle échelle. Nous baignons dans ces eaux, elles nous constituent.
On peut vouloir expliquer ça, et c’est ce que font les différentes traditions scientifiques ou religieuses, on peut aussi se laisser traverser par l’étonnement, rester sur la crête de la question, et j’aime beaucoup cet endroit-là, qui ne cherche pas à résoudre. C’est ce que savent faire les poètes qui me touchent le plus.

Ainsi peut-être en saurons-nous davantage sur ce qui vous a menée à/vers l’écriture, mais cela ne nous dira peut-être pas quels sont les auteurs qui vous accompagnent !

Ils sont nombreux. Quelques compagnons vraiment majeurs : André du Bouchet, Roberto Juarroz, Edmond Jabès, Lorand Gaspar, John Berger.

Et pour terminer, l’habituelle proposition : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?

poreuse / sonore / sédimentaire

 
Marie Tavera

Née à Paris en 1974, j’ai vécu en Suisse la majeure partie de ma vie et suis installée en Ardèche depuis 2014.
Je m’y consacre à l’écriture et au dessin, deux pratiques nourries par mon expérience de la porosité et du mouvement comme modes dominants de perception : entre (in)visible et (il)lisible, ce qui traverse. Et aussi : d’où regarde-t-on ? Avec quelle focale, depuis quel endroit (de soi, du monde, de nos perceptions, mémoires, etc.) ?
Dans ma pratique picturale comme dans ma poésie, je cherche une focale qui dise à la fois l’adossement au tangible et son affranchissement : le lieu qui vient, qui est perçu, qui échappe. Peut-être à cause de mon regard de myope, peut-être parce que le vivant est déjà forcément ailleurs, hors de sa trace, dans le mouvement et la texture.

Publications :

  • Frau(x), collectif, éditions Le Frau, 2019
  • Prédations, avec des cyanotypes de Claude Baudin, La Baraque de chantier, 5 ex, 2019
  • Les jardins de décembre, avec des encres de Nicolas Blondel, livret de la collection « Bêtes noires », éditions Le Frau, 2018
  • Levées, éditions Le Miel de l’Ours, 2017
  • Nids variables, éditions Le Miel de l’Ours, 2008

En revues : Recours au poème (à paraître), L’Épître n°347, Faire-part n°38-39, Traversées n°94, Diérèse n°74, La canopée nos 25 et 27, Paysages écrits revue vraie n°29, N47 Revue de poésie nos 29 et 31, Ecrit(s) du Nord, nos 31-32, L’intranquille n°12, Lichen n° 4, La Couleur des jours nos 2 et 13, Inédits Le Courrier avril 2018

Résidences d’écriture :

  • « Aux extrémités de notre Univers », autour de l’exposition de Gerda Steiner et Jörg Lenzinger, commande du Musée de Valence, 2019
  • « Le moment du paysage », résidence en ligne, éditions du frau, 2020

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