Six extraits inédits de l’Alphabet des songesAdelphe
Midi ; je sonne comme un vent d’hiver. Des harmoniques sifflantes, mal accordées, soufflent entre mes bronches. Puis elles meurent, laissant autour de moi un silence de neige. Dans cette bulle sans son, des lilas fleurissent. Certaines pierres ressemblent à des tombeaux, mais sur leur surface lisse les doigts n’accrochent aucun nom. La température va se rafraîchissant alors que se raréfie l’air, poudroyant de clarté. Je ne saurais te décrire la solitude et la paix. Elles prennent des proportions de Titans, comme de lents torrents inondant la fertilité des terres à perte de vue. Quel besoin avons-nous des mystères ? Ils nous prient de vouer nos vies à les débroussailler ! Et ils se moquent de nous quand nous y parvenons, autant que lorsque nous échouons sur nos rives d’impuissance. Adelphe ! Cultivons l’inconnu, l’innocence et l’encens, sans plus chercher le trop simple dans l’ordre secret du chaos.
ErmiteJ’avance la lanterne à la main et des lucioles plein les doigts. Le front ceint d’une barbelure de dentelle, je joue à celle à qui les animaux traqués viennent quémander conseil. À pas de loup, je m’approche des arbres dormeurs pour m’engloutir dans leurs nœuds. Ma langueur se fait plus accablante encore à mesure qu’en songe mes tendres disparu·es m’accueillent et me fêtent. Oh, le timbre doux des voix éteintes aux murmures de rigoles… Elles chuintent à mon tympan comme une caresse triste et joueuse. Peu à peu, les lunes de deuil décroissent avec le chagrin, comme des éponges comprimées se vident de leurs ruissellements. Toujours elles se trempent, et jamais elles ne sèchent, même si les eaux sans cesse se renouvellent. Toi qui m’appelais déjà ermite, ne reviens pas de suite. J’ai besoin de cet exil. Rassure-toi, je n’y serai plus seule. Tout le monde a besoin d’espace pour respirer.
FélonsDans une sphère réglée par la traîtrise et une violence que beaucoup ne sentent pas, tu n’arrives plus à remettre d’aplomb tous les renversements. Tu t’épuises à dénoncer, redresser, réparer. Tes forces s’amenuisent et les idiots utiles s’ajoutent de tout leur poids sur l’arête fléchie de ton dos. Pendant ce temps, le brouillard s’étend. Ceux qui marchent à l’oblique et parlent trouble avancent leurs pions. Il suffit de dresser l’oreille : ils nous bercent de leurs mélodieuses menaces. Ton imagination, lucide, t’octroie une vision migraineuse du futur. Est-ce toi qui vomis l’avenir, ou bien l’avenir qui te vomit ? Tes yeux, escarboucles en furie, rougeoient d’une fournaise rentrée. Tu as le droit de haïr les félons. Ils ne te rendront grâce de rien. Mais tu n’as jamais droit à l’attaque – ou tu ferais partie de leur engeance. Chauffe ta forge et construis un pays qui ne leur ressemble pas.
ItérationIl fait un temps de rêves brûlés. L’odeur de feu mâchure jusqu’aux replis de mon cerveau. Nous butons, écrasées par la carcasse noueuse de nos espoirs. Fait-elle un bon engrais pour nos espérances suivantes ? Pas ici. Pas maintenant. Dans deux jours ? peut-être dans deux ans ? Personne ne sait quand aura lieu la prochaine itération. Les arbres veilleurs abandonnent leurs branches mortes aux mains fracassées de vieillesse. Toi, tu commences ton périple initiatique. Le visage plein de suie, tu marches dans les pas des orages. Suivre la foudre ne te fait pas peur. Tu n’imites pas le tonnerre, tu l’incarnes ! Ta chair vibre, réverbère les roulements graves comme le flanc rocheux d’un pic. Te sens-tu vide quand ils s’éteignent au loin ? L’incendie a ravagé jusqu’aux désirs les plus enracinés. N’accouche pas tout de suite. Il n’y a que les dragons qui naissent des œufs calcinés des volcans.
LimitesEnfant, j’étais une plante en pot. Il y avait des limites à ne jamais dépasser. Maison. Jardin. École. Toujours entre quatre murs, derrière une porte fermée, la hauteur d’un portail ou le froid du grillage. Pas de champ où courir à perdre rage. Pas de bois où s’égarer et pour se retrouver. La route était dangereuse, tracée que pour le passage. Il ne fallait pas rencontrer l’inconnu. Après tout, on devait nous protéger du pire. Mais le pire n’est pas un inconnu. Aujourd’hui, on me dit : « Tu n’as pas de racines. Il te faut les chercher. » Comment auraient-elles pu pousser dans leur cloche en terre cuite ? Elles sont frêles et fragiles et ont l’air piteux des radis. Je les lèche comme la biche ses blessures. Entre-temps, mes branches ont grandi hors de toute proportion. La raison s’exalte de ces fractales infinies. Elles ont cherché les limites du ciel. Par chance, elles les cherchent encore.
QuiconqueJ’ai écrit un livre noir qui n’avait pas de fin. À peine avait-il des chapitres. Tu as commencé à le lire, adelphe, et tu as rencontré ton crépuscule bien avant le sien. Mais ton parfum demeure en nous. Jamais le passé ne se termine. Il course le présent, le double, le précède, s’infiltre goutte à goutte dans les avenirs possibles. Le futur essore sa chemise trempée de souvenirs. Vieux chien rincé d’averses, le passé s’ébroue et l’éclabousse. Il faudra trouver un moyen d’arrêter qu’il nous suive. Qu’il ferme les yeux en paix, immobile. Qu’il se sente moins seul dans son cercueil. J’embrasse son front si froid qu’il me glace. Oh, la rigueur délicate de ces doigts qui viennent cueillir mes larmes sur mes joues. Il connaît leur chemin mieux que quiconque. Je serre fort sa main une toute dernière fois. Il faut lui dire qu’il a fait de son mieux ; que d’autres temps veillent maintenant.
Entretien avec Clara RegyLa présentation de vos textes, le choix de leur « mise en forme », cela vous est-il venu naturellement ou l’avez-vous senti nécessaire ?
N’est-ce pas un peu la même chose ? Bien qu’il m’arrive d’écrire en vers, la prose s’est imposée ici avec évidence. Après avoir écrit quelques poèmes de longueur et de forme analogues, je me suis rendu compte du motif récurrent qui émergeait et j’ai décidé de le systématiser sur une série entière. Cela semble un peu aride et géométrique d’expliquer que l’on s’en est tenu à environ 900 signes (espaces comprises) pour former un carré plus ou moins marqué sur une page, mais cette contrainte formelle n’en était presque pas une tant elle est venue naturellement. De même, le titre des premiers poèmes commençant chacun par une lettre différente du début de l’alphabet, la forme de l’abécédaire est apparue moitié par hasard, moitié par nécessité, déterminant d’avance une suite de 26 poèmes.
Quels sont les auteurs (poètes ou non) pour lesquels vous avez le plus d’intérêt, d’affection et pourquoi ? Est-ce parce qu’ils vous surprennent, vous émeuvent ? Ou pour d’autres raisons ? Voulez-vous nous en dire davantage ?
La difficulté de ce genre de question est que j’ai des goûts littéraires si éclectiques qu’il est ardu d’y répondre sans omettre une part de vérité par souci de simplicité, ou bien sans partir dans tous les sens et vous perdre dans mon labyrinthe où chaque couloir est un cas particulier ! Car je n’aime pas tous les écrivains et écrivaines pour les mêmes raisons, et de la même façon. J’ai l’impression d’aimer chaque à sa manière propre, qui n’est pas tout à fait comparable et encore moins substituable à une autre. En fait, il n’y a aucune propension au monothéisme en moi, sous aucune de ses formes. Je suis une polythéiste littéraire : j’ai des « périodes » d’enthousiasme débordant, mais quand je m’amourache d’une nouvelle plume, je n’en répudie pas pour autant celles qui l’ont précédée, je l’intègre avec faste à mon panthéon. Par exemple, j’ai toujours une grande affection pour J.R.R. Tolkien qui a enchanté mon adolescence. Il m’a laissé des fondations solides qui ont déterminé mon rapport au pouvoir, au courage, à l’humilité. Puis j’ai accueilli l’iconoclasme joyeux de William Blake, la suggestivité de Katherine Mansfield, l’héroïsme tragique de Wole Soyinka, la force apocalyptique d’Andrea Dworkin, la monumentale Marguerite Yourcenar ou encore les mots de scalpel de Nawal El Saadawi. Toutes et tous ont en commun de me stimuler intellectuellement de manière puissante, et quel que soit le genre, d’écrire dans un rapport constant au monde, y compris et surtout dans ses aspects les plus terribles. En définitive, j’aime me sentir déplacée, avoir l’impression que quelque chose bouge en moi, pousse, évolue – craque parfois –, pour se reconfigurer avec plus de justesse face à l’univers ou la société.
Comment résister à l’envie de vous demander ce qui a inspiré le recueil l’Alphabet des songes que vous venez de terminer ? Ainsi pourrons-nous sans doute connaître quelques-unes de vos sources d’inspiration…
Ce recueil est né avant tout d’une effraction. Il y a un an et demi, j’ai perdu un ami très cher, que j’aime appeler par son nom complet, car il est à lui seul tout un poème : Leib Herschel Matos Fradinho Cymerman. Pendant sa dernière année, nous étions quotidiennement en discussion et sa disparition absurde a laissé un gouffre béant, comme chez la foule de ses ami·es qu’il a marqué·es à jamais de sa gentillesse et de son esprit papillonnant. J’avais besoin de lui rendre hommage, de lui rendre justice, et de continuer notre conversation brutalement interrompue. Alors j’ai décidé d’entrer dans la brèche. J’ai lâché les rênes de la raison qui n’avait aucune explication à donner et ces poèmes sont venus, chacun à son rythme, en un an. Ce choc m’a changée. La personne que j’étais avant n’aurait pas pu écrire ces lignes. Nul besoin d’avoir connu Leib pour les lire, mais beaucoup de ces textes l’évoquent, explicitement ou subrepticement, et j’espère qu’un peu de son esprit subsiste et passe dans leur lecture.
Pour les influences littéraires qui les ont nourris, il y a bien sûr Aloysius Bertrand et son Gaspard de la nuit, ma passion ancienne pour les mythologies, mais aussi des découvertes fortuites, comme Le Livre pour toi de Marguerite Burnat-Provins, pour lequel je remercie chaleureusement la communauté de Wikisource du partage en ligne. Puis il y a eu surtout la rencontre lumineuse avec la poésie québécoise. D’abord, mes trois Grâces que je salue du fond du cœur : Diane Régimbald, Denise Desautels et Louise Dupré. Leurs mots m’ont accompagnée au cours de ce chemin et ouvert des portes que je ne soupçonnais pas. Dans leur sillage, je ne peux pas citer tout le monde, mais ont compté sur ce chemin Andréane Frenette-Vallières, Mathieu Simoneau, Hélène Dorion… J’ai envie de leur dire : merci. Merci, vous avez été et êtes toujours mon baume et mon eau vive.
Question subsidiaire ? La poésie en 3 mots : quels seraient-ils ?
Pour moi, aujourd’hui : souffle, transformation, réparation.
Harmony Flavigny, nom de plume d’Harmony Devillard, souhaite restaurer par souci d’équilibre le nom occulté de sa mère, parallèlement à celui de son père. Née en 1990 en Île-de-France, elle fait son hypokhâgne-khâgne aux lycées Condorcet et Fénelon de Paris, puis étudie l’anglais à la Sorbonne et à Cambridge. Pendant ses années ans au service des éditions des femmes-Antoinette Fouque et de leur collection de livres audio « La Bibliothèque des voix », elle publie avec Camille Chaplain deux traductions d’Andrea Dworkin puis devient membre de l’ATLF. En 2024, elle est jurée du Prix du livre audio Lire dans le noir. Férue de mythologie et de théâtre, impliquée dans le militantisme féministe et anticolonialiste, elle ne se destinait pas à la poésie. Rencontrer Andréane Frenette-Vallières et les Éditions du Noroît, qui précipitent un coup de foudre pour l’écriture de Diane Régimbald, en décide autrement. Via l’association le Temps des Rêves, elle se lie d’amitié avec la poète Flora Delalande et participe pendant deux ans à ses ateliers des quatre saisons. Sous cette conjonction d’étoiles, elle finalise son premier recueil, l’Alphabet des songes.
BibliographieAnthologies
- « Yggdrasil », Runes et Ruines, dir. Marilyne Bertoncini, Embarquement poétique, à paraître en 2025.
- « Autour d’un bâton », Printemps de Durcet #38, Itinérance poétique & petits zéditeurs, 2024. Poème exposé sur une borne du Chemin de Durcet (Orne, Normandie).
- « Communication », revue illustrée Pierres d’Encre, n°9, Le Temps des Rêves, Arcueil, 2020.
Traductions de l’anglais
- Andrea Dworkin, Woman Hating : De la misogynie, co-traduction avec Camille Chaplain, avec le soutien du CNL, des femmes-Antoinette Fouque, Paris, 2023.
- Andrea Dworkin, Notre sang : Discours et prophéties sur la politique sexuelle, co-traduction avec Camille Chaplain, avec le soutien du CNL, des femmes-Antoinette Fouque, Paris, 2021. (Édition poche, coll. « Grands classiques du féminisme américain », 2023.)
- Voltairine de Cleyre, L’Esclavage sexuel (livre électronique), La Table d’Harmony, Paris, 2021.
- Emma Goldman, Le Mariage et l’Amour (livre électronique), La Table d’Harmony, Paris, 2020.
- Alma De Groen, Les Mauvaises Sœurs (Wicked Sisters 2020 : recherche d’un projet de mise en scène.
- Alma De Groen, Les Fleuves de Chine (The Rivers of China), extrait (Acte I, scène 3) paru dans Heron : Creative Journal of the Katherine Mansfield Society, n°2, 2019.
Notice biographique
- « Alma De Groen » (français et anglais), dans le Dictionnaire universel des créatrices, des femmes-Antoinette Fouque, Paris, 2018.
Entretien
- « Traduire Andrea Dworkin : Harmony Devillard, passeuse de matrimoine », propos recueillis par Lucie Sabau, Journal n°63, Osez le féminisme !, 2024.

