Terre à ciel
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Rachel Lascar-Feldman

samedi 19 juillet 2014, par Sabine Huynh

i.m. Eugène (Raphaël) Lascar


Béance nacrée
____________J’écoute le tumulte abyssal
____________Du coquillage
____________Déserté
____________________Enfant
Enfant, je tenais fort ta main
Au creux de laquelle
Je humais
Les effluves enivrants
D’un commencement
____Vouloir :
____Déjouer les masques du hasard
____Venir de quelque part
____Fouiller dans les mémoires

____________________Et puis
Et puis j’ai dit je suis
Et je suis te quitta
Forte du don de ta force
Errante de tes silences
Mes mains vides assoiffées de savoir
Spirales dans les eaux tourmentées
D’une origine bercée
____Vouloir :
____Rafistoler les maillons d’une histoire
____Raccrocher l’histoire
____Être mon histoire
____________________Enfin
Enfin tu es venu
Toi, mon commencement
Mon père sans précédent
J’ai tenu fort ta main
Je t’amarrais à moi
Errance du bout des doigts
Fuir l’inéluctable finitude
Dunes vertigineuses
Tu as lâché ma main

La mer patine ses coquillages


Ce jardin là, t’en souviens-tu
Le cerisier de notre enfance
Et tous nos sens – au moins cinquante –
Éberlués, chavirés

Ô les rondeurs, les couleurs éclatantes
Les douceurs éclatées sur nos lèvres d’enfants
Et nos dents blanches gourmandes
Saignantes
Du sang giclé de la chair des cerises

Le cerisier de notre enfance
Planté comme un pied de nez à la face de l’histoire
Nous, on la recopiait à l’encre bleue, l’Histoire
En déliés bien appliqués
Lui l’avait remisée dans les replis de sa mémoire
Gravée en noir et en destin

Le cerisier de notre enfance
Cerises lustrées
Noyaux crachés à la face du destin
Les racines s’enracinent, bâtissent des lendemains
Mangez mes enfants, mangez
Il y en aura encore demain
Mangez mes enfants,
Les bonnes cerises du jardin


Dans le fond, hein, dans le fond
Il y a moi, il y a toi, il y a moi accrochée à toi
Au creux de cette lame de fond sans fond
Dans laquelle je me dés-air, dans laquelle je me dés-père
Mon souffle s’arrête sur les bords de ma poitrine
Je n’entrerai pas au pays de Canaan
Tu boiras le lait, tu lècheras le miel
Je serai le gisant – visage de marbre sur le rivage
Les yeux troués à trop regarder à trop te chercher
Je serai la statue – larmes de sel sur le chemin
Je serai le désert je serai sans repère
Je serai sans mon père.


En filigrane
Subrepticement
Entre les mailles des événements
Se glisse imperceptiblement
Le temps

____________________Les jours s’enfilent
____________________Comme on enfile encore
____________________Sa robe à fleurs d’antan
____________________Comme on enfile encore
____________________Sa robe à fleurs
____________________Délavée de printemps

En funambule
Impérieusement
Les yeux bandés de nuit
Je traverse la lune
Inexorablement

En somnambule
Revêtue de nuages
Brodés à ton image
Je rêve mes souvenirs
Sur un coussin de lune

____________________Et ton absence
____________________Accoutrée de velours
____________________Me couve de langueur
____________________Ton absence accoutrée de velours
____________________Murmure ma déchirure
____________________Imperturbablement


Il me reste le clair de lune
Et les oueds asséchés du désert
La djellaba de mon grand-père
Les grains de sable entre mes doigts
Comme du couscous à tamiser

Tu rôdes parmi moi
À pas de lune


Jaillissement, tout est jaillissement
La vie jaillit de toutes parts
Le printemps jaillit sans faillir
Je vais bien, merci, je vais bien
Tu n’es plus là – la vie est là
La vie éclate de vie
La vie éclate de rire
La pomme juteuse savoure son péché
Et moi dolente ma liberté
Je vais bien, merci, je vais bien
Tu n’es plus là – la vie est là
La vie bouillonne
Me tourbillonne
Tu n’es plus là
Mes mots se plient
« Comment je vais ? Je vais bien, merci »
Mes mots s’étouffent, mes mots te taisent
Imposture de mon silence
La vie est là – tu n’es plus là
Tu n’es plus là mais tu es là
Je m’agrippe à ton image
Je m’y accroche
Ne pas lâcher, ne pas lâcher
Je suis l’oiseau à l’aile cassée
Affolée je me cramponne
À ton image pour me soigner
Je vais bien, merci, je vais bien
La vie est là – je suis en vie
La vie est là, tu n’es plus là
Pouvoir te dire pour te dire
Pouvoir te dire sans mentir
Renier le mot
Choisir le signe
Une rosette en boutonnière
Voile noir
Bandage blanc
Pour ne rien dire
Juste sourire
Et puis partir

Un signe comme insigne de toi
Pour pouvoir dire sans rougir
Je vais bien, merci, je vais bien


À la cime d’un arbre, je te cherche
Dans une boule de nuage, je te cherche
Sur l’aile battante d’un oiseau entêté
Au bout de cette antenne sur le toit d’à côté
Dans le ciel bleu d’hiver
Ou dans son manteau gris traversé par la pluie
Je te cherche
Entre les bras nus des arbres implorants
Plasma de sang séché en attente du printemps
Je te cherche
Sur la branche la plus haute
Sur la feuille attachée refusant de lâcher
Je te cherche
Je te cherche
Mon échelle flotte dans la houle des cieux
Je me retiens des deux mains
Je cherche
En vain


Fissure entre deux tombes
Fissure entre deux mondes
Quelques brins d’herbe, de pissenlits
Herbe folle
À pousser de la sorte le béton
Fissure entre orient et occident
Moyen-Orient entre deux chaises
Prêtes à s’exploser la falaise
Au moindre petit tremblement.


Presque
Il suffit de tellement peu
À la limite
Liminaire
Être dedans
Pas tout à fait
Être sans être
Ou presqu’en être



Rachel Lascar-Feldman est née et a grandi en France, à Lyon, où elle ai fait une licence de littérature. Elle est arrivée en Israël à l’âge de vingt-trois ans. Elle a fait un Master de littérature à l’université hébraïque de Jérusalem où elle enseigne depuis une vingtaine d’années la langue française. Une formation en psychodrame l’a menée à écrire des pièces de théâtre et à créer un théâtre francophone à Jérusalem. Elle a dirigé ce théâtre pendant huit ans, tout en faisant à la fois de la mise en scène et de la formation d’acteur. L’écriture poétique s’est imposée à elle à la mort de son père. Les deux pièces qu’elle a écrites, Le Trou – prix Arts et Lettres de France, 2000 – et PluriElles, ont été représentées plusieurs fois, notamment au Festival des Arts de Jérusalem.


Mini-entretien avec Sabine Huynh

D’où vient l’écriture pour toi ?

Pour moi, je crois que l’écriture vient d’un besoin impérieux de comprendre le monde ; autant celui que j’habite que celui qui m’habite. Une sorte de fil d’Ariane qui du fond du labyrinthe me guiderait vers la lumière du jour, domestiquerait mes monstres et autres Minotaures. Je me souviendrai toujours du regard tout rond des nouveau-nés de Louna, ma chienne. J’étais fascinée : ces petits chiots me parlaient de moi ! En effet, je suis sûre que moi aussi quand j’étais une toute petite fille, je devais regarder le monde de la même façon qu’eux. Avec ce mélange d’effarement éberlué, d’innocence, d’attirance, de vitalité. Tous ces yeux penchés sur le berceau de l’enfant… palette du monde et des émotions à déchiffrer ! À sept ou huit ans, je voulais écrire mon premier roman. J’aimais lire. J’avalais les livres, comme disait ma mère. Évidemment, ils m’offraient un monde beaucoup plus simple que la réalité, avec les bons d’un côté et les méchants facilement repérables de l’autre. Inspirée par le Club des cinq, Cosette et la Bibliothèque rose, je rêvais d’aventures et de bons sentiments. Je comprends aujourd’hui qu’à travers mes aspirations de romancière en herbe j’essayais surtout de contrôler, sinon de m’approprier, ce monde trop peuplé pour ne pas être aussi désertique ; ce monde si paradoxal, si bizarre, si chaotique, et si plein de promesses.
Comprendre ne suffit pourtant pas à créer. Certes, nommer les choses constitue déjà une victoire sur l’informe. Mais ensuite les écrire, c’est les réinventer ! En fait, je crois que chez moi, l’écriture émane d’un désir souverain de donner vie. C’est le fruit d’une gestation portée par l’imaginaire et la projection de soi. Encore un souvenir : j’étais dans ma classe à l’université, face à un tableau impeccablement blanc. Saisie d’une pulsion irrépressible, je me suis vue tracer un simple et long trait sur ce tableau, ressentant un bonheur immense à passer du néant à un « il y a ». J’étais dans l’état béat d’un enfant émerveillé devant son gribouillage. Au-delà des fameuses angoisses de la feuille blanche, je ressens dans le fait d’écrire un plaisir de démiurge, seul apte à lutter contre le vide, à ressusciter les morts, à danser face au destin.

Comment travailles-tu tes écrits ?

Malheureusement, j’ai rarement sur moi un carnet où griffonner mes idées géniales ! Alors il y en a seulement quelques-unes qui résistent au balayage du temps et qui insistent pour se retrouver sur la page blanche. Le mot prédomine pour moi. Le mot comme signifiant, le mot dans sa matérialité du son et de la forme, mot-mater ou mot-mère qui porte en lui toute une charge d’émotions, de non-dits et qui va creuser des tunnels pour libérer la pensée. Écriture générationnelle en somme où un mot en engendre un autre… Destin filial : les mots se cognent, s’appellent, s’interpellent et poursuivent leur petit bonhomme de chemin. L’écriture génère de l’écriture. Par exemple, un mot m’attire pour sa musicalité, ou pour tout ce qu’il ne dit pas mais suggère – comme une photo qui laisse deviner qu’elle n’est qu’une séquence d’un contexte beaucoup plus large – ou pour les associations qu’il inspire, et le texte est amorcé.
Je suis lente. Mon acte d’écrire s’inscrit dans la durée. J’observe les mots se faire l’amour ou la guerre, donner sens ou au contraire brouiller les pistes. Je les déniche dans les dictionnaires, les encense, les désavoue, les écris, les efface pour les réécrire. Ma page d’écriture dans un cahier d’écolier serait pleine de ratures… mais l’ordinateur aseptise toutes les cicatrices du temps.

Quelle est ta bibliothèque idéale ?

Je ressasse la question en tournant la tête vers mes étagères remplies de livres. Livres d’aujourd’hui, d’hier mais aussi d’avant-hier sinon d’un passé plus lointain. Bouquins reçus, achetés, empruntés… Beaucoup de littérature, du théâtre, de la poésie, de la philo, pensée juive, histoire juive et tout un pan réservé à la psychanalyse, sans compter les dictionnaires. Est-ce que je pourrais jeter certains de ces livres ? Certainement, mais peu finalement. Ils sont de ma famille. Ils sont de ma chair, de mon sang. Ils m’ont formée, élevée, accompagnée, consolée, réconciliée, confrontée. Ceux que je n’ai pas lus ressemblent à ces cousins lointains qu’on se promet de rencontrer un jour. Les perdus geignent encore comme un membre amputé et les mal-aimés s’entassent silencieux sur une petite pile de côté : il faudra bien s’en débarrasser ! Quant à tous les autres, les plus nombreux, paisiblement endormis ou rouverts de temps à autre, ils tissent ensemble inlassablement les fils de ma mémoire, m’offrant jour après jour le trésor précieux d’une continuité.
Ma bibliothèque idéale, ce n’est pas une liste de titres ou d’auteurs, mais un dialogue confus, brouillon, généreux avec des gens – des écrivains, des poètes, des penseurs – rassemblés là sur mes étagères. C’est un lieu de rencontre où grâce à eux, à travers eux, je vais aussi à la rencontre de moi-même. Bien sûr, certains sont ou étaient un jour mes préférés, mais tous ont leur place, car c’est le bourdonnement de leurs paroles mêlées que j’entends en moi. A quoi bon citer Aimé Césaire si ce faisant j’ai l’impression de tromper Rimbaud ? Pourquoi Michel Tremblay et non plus Albert Cohen ? Houellebecq me plaît passionnément. Est-ce une raison pour devenir sourde à Georges Perec ? Garcia Marquez, Thomas Mann, Kafka, Proust restent des intouchables. D’accord, mais j’aime autant Kundera, Colette, Virginia Woolf, Stefan Zweig ou Romain Gary. David Grossman et Meir Shalev me parlent de mon ici d’aujourd’hui ; Pagnol et Giono, me chuchotent celui d’hier. Or ces quelques noms en occultent déjà tellement derrière eux… Je ne voudrais pas être sur une île déserte !
Et puis… il y a encore quelques livres de mon enfance, Georges Sand et même la Comtesse de Ségur, que je lirai un jour, c’est évident, à mes arrière-petits-enfants ! Et rangée par hasard entre Marguerite Duras et Yasmina Reza, l’autobiographie de mon père dont la voix chaleureuse se distingue de toutes les autres pour me transmettre encore et me guider toujours. Dans ma bibliothèque idéale, il y a une étagère vide. Pour tous les livres encore à lire, et ceux qui ne sont pas encore écrits…


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