Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Christine Bloyet

mardi 14 février 2023, par Cécile Guivarch

Extraits inédits de à corps perdus
 

peut-on faire l’
                  inventaire des visages croisés aimés oubliés peut-on cerner dis
cerner la trace laissée par les regards familiers ou lointains que l’on porte en soi et dont le poids s’
accroît
                  sans cesse

 
*
 

se superposent les yeux les bouches les baisers se dé
composent les pauses les gestes
les courbes des corps se re
composent les ombres blanches des absences celles qui m’ont touchées modelées dé
chirées celles qui forment dé
forment le tissu de ma chair dans laquelle je dé
coupe ma collection
                                                                        de silhouettes

 
*
 

j’aperçois un homme allongé sous un arbre endormi dans une histoire qui lui
échappe depuis toujours il
me donne dans la fugace intimité d’
un instant l’empreinte volatile de sa présence de son
absence il
ressemble à cet autre qui lui
succède sous le même
arbre j’entends le bruissement de leurs paroles qui ne
me dit rien ils m’
oublient dans le silence qui me guette ils s’
éloignent en creusant
dans l’obscure concavité de mon être un grand vide pour abriter le leur ils m’
ont choisie pour ça je
leur jette en ultime cadeau ma petite main gelée qu’
aucun d’eux ne
                                                                        saisit

 
*
 

leurs noms confondus
leurs visages fondus corps gestes bouches se

bousculent j’
épelle les lettres

brisées de leurs silences de leurs dénis
leurs non confondus

 
*
 

lequel creuse la trace lequel féconde la blessure lequel me fait pencher selon l’

imperceptible
inclinaison du relief l’

imperceptible
inclination de mon être

lequel
me précipite

 
*
 

peut-on tracer de corps en corps la courbe
que forme de points d’

impact en
déchirures

                  les rencontres

 
*
 

les corps perdus perdurent dans ma mémoire se dispersent les lettres de l’
alphabet

bégayante au gré des salives
un visage

déchire mon corps
orphelin

il éteint l’étin
celle

de son regard dans la flaque où
meurt l’

étoile sacrifiée d’
un feu d’
                  artifice

 
*
 

tandis qu’
à la racine violette de mon ombre inexpérimenté il
appuie sur la fleur
rouge de ma
                  blessure

 
*
 

peut-on calculer l’
intensité d’

une rencontre
et l’onde sismique de sa
                                                                        répercussion

 
*
 

un soir pluvieux d’
octobre alors que rien ne présage la douceur à venir
précipités
l’un contre l’
autre sus
pendus sous
traits à l’
attraction
terrassés
un soir pluvieux d’
octobre alors que rien ne présage la douleur à venir

 
*
 

il y a de vastes plaines mangées par l’horizon où les corps s’
                                                                                                           enfoncent s’
effacent et dis
paraissent

la danse douce douloureuse des ombres sur la toile délavée
                                                                                                          du paysage

 
*
 

elle embrasse
celui qu’elle n’aimera

pas l’autre n’a pas
de gestes

son corps sombre son
visage reste

dans l’air il
scrute au loin

captif
comme un nuage

immobile et
fuyant

 
*
 

sur le pré déserté elle voit sa silhouette s’agiter dans le vent en signe d’
adieu

définitif son visage est tourné il dis
paraît em

portant son image dans l’oubli où il
sombre sur l’

autre versant de la
colline

 
*
 

elle déchire son profil sur la ligne de fuite où s’ac
                                                                                         crochent les morceaux de son corps
dis
                  loqué

 
*
 

sa présence se
coule

au creux de son absence elle abandonne son corps dans un grand pré d’herbe fauchée

tandis que la rivière
charrie

les mots qu’ils n’ont jamais
trouvés

 
*
 

elle aime celui qui part elle voit son souffle dans le soir s’
évaporer il s’

éloigne d’elle elle
voit

lentement la forme
sombre

de son corps
se
                  fondre

 
*
 

un fil invisible re
lie parfois

deux êtres
l’un
à l’autre

à travers la distance incalculables les chemins parcourus les routes les déroutes les conduisent
parfois

l’un vers
l’autre

 
*
 

de quelles fibres se tisse le lien invisible invincible et secret secrété par une insaisissable
et mystérieuse loi d’

avant
la mémoire

 
*
 

la rencontre ne se ferait-elle pas dans ce mouvement de retour vers
le lieu que l’
                         on a quitté

pour aller chercher au loin celui ou celle qui guettait depuis la terre
de notre départ

rencontrer n’est-ce pas rencontrer de nouveau celui ou celle que l’
on a perdu
                         depuis toujours

 
*
 

de failles en failles ils
sautent ils

jettent des regards de graines inconnues des ponts de raphia invisibles des navires transparents
à travers

les brumes ils voguent extatiques voyageurs vers les contrées riantes où les sources guérissent
les anciennes
                           gerçures

 
*
 

je pense à toi malgré la cruauté d’un temps où rien ne nous prédestine malgré ce qui nous détourne depuis le début l’un de l’autre les paysages traversés solitaire les prairies et les landes je pense à toi au moment où cela a commencé à ce qui savait en nous prémonition obscure dont on ne possédait la clé toi me regardant depuis l’absence dont je souffre mon corps remontant le fleuve souterrain de la tristesse vers toi sur le récif dont j’entrevois l’âpre silhouette et dont je saigne la blessure je pense à toi depuis le lieu où je n’apparais pas toi dans l’ignorance où tu me portes moi repliée dans l’alvéole irriguant je pense à toi dans la barque d’abandon brûlant la limite où ma prière heurte le sommet toi retenant ton souffle dans l’abri de fortune quand meurt le mouvement des vagues je pense à toi dans la secrète altitude où mon cœur s’ouvre ton corps dans le sable et la houle tes mains fleurs immortelles dans le déferlement des pluies acides je pense à toi depuis la terre épineuse de l’enfance quand tout se tait quand rien ne tarit la soif

Entretien avec Clara Regy

As-tu toujours écrit ? Ou, si ce n’est pas indiscret un élément particulier, un moment particulier, t’a fait un jour : « entrer en écriture » ?

J’ai commencé à écrire vers l’âge de 11 ans et comme beaucoup d’adolescents par l’écriture d’un journal mais aussi en m’essayant à la poésie que je découvrais à l’époque à travers des poètes tels que Rimbaud, Verlaine, Mallarmé. Un de mes grands chocs poétiques a été la découverte d’Apollinaire, avec Zone, ce long poème d’une folle modernité. Je crois que j’ai alors compris ce qu’était la poésie. J’ai été ébranlée par ce poème comme s’il s’adressait à moi, je ne comprenais pas tout mais je l’éprouvais. Ces vers résonnent encore pour moi « Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter/ Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté ». j’ai également été transportée par la découverte des Illuminations de Rimbaud. J’ai compris alors que ce qui se disait dans le poème ne pouvait se dire ailleurs.
La poésie est devenue très vite importante et nécessaire et j’ai continué de lire les poètes qui me tombaient sous la main.

Aujourd’hui as-tu besoin de moments propices à l’écriture, d’un environnement choisi, ou vient-elle seule quand elle veut ? Et pour toi : peut-on parler « d’un travail de l’écriture » ?

Oui j’ai besoin de moments propices à l’écriture, c’est-à-dire de silence et d’une certaine forme de solitude. Mais j’ai aussi besoin du mouvement de la marche, du mouvement de la vie et de la rencontre. Il y a des moments où je suis immergée dans un travail d’écriture, d’autres où j’écris moins. Des moments où l’écriture peut surgir de manière inattendue et des moments où elle se fait plus laborieuse, il y a aussi des moments d’aridité…
Mais même quand je n’écris pas, l’écriture m’occupe et me préoccupe, car le travail poétique n’est pas séparé de la vie, mais en lien avec elle et pose sans cesse la question de la nécessité du poème, de sa capacité à donner…Rilke dit « les vers ne sont pas, comme le croient certains, des sentiments (on les ressent toujours trop tôt), mais des expériences. » Un travail invisible de maturation, de gestation est nécessaire.
D’une manière générale, j’écris assez lentement et quand un ensemble a trouvé sa forme, son rythme, sa cohérence, je retravaille longuement mes textes. J’aime employer le mot texte qui renvoie à tissage, texture et évoque le travail de la matière.
Pour moi le poème travaille la langue, sa matérialité, sa matière sonore et visuelle. La forme que prend le poème, sa découpe sur la page fait partie à part entière du travail d’écriture.
Je taille, je polis, j’élimine les scories jusqu’à ce que le poème tienne tout seul, jusqu’à ce qu’il s’impose comme une évidence… Idéalement j’aimerais que chaque poème ait la force la simplicité d’une évidence. Qu’il transmette une énergie, un courant de vie, qu’il sonne juste et avant tout qu’il touche l’autre, le lecteur…

J’évoquais les mots et maintenant j’aimerais en venir à leur place dans la page, dans les poèmes (ci-joints) tu as choisi une mise en forme « très aérée », peux-tu nous en dire davantage ?
Comme je l’ai dit plus haut la forme que prend le poème et la manière dont les mots se déploient sur la page, s’élabore et s’affirme dans le mouvement même de l’écriture et impose son équilibre ou son déséquilibre. La découpe du vers est constitutive du poème et fait sens autant que la signification stricte du mot qui dans la construction même du poème dit d’une autre manière …Le mot dans le poème irradie d’une énergie presque primaire voire primale.

Quels sont les auteurs (poètes ou non) qui accompagnent ta vie de lectrice ?

Les poètes qui m’accompagnent sont nombreux. Il y a ceux qui m’ont nourrie, ceux qui ont joué un rôle dans mon parcours d’écriture, ceux avec qui je me sens en grande proximité, ceux auxquels je reviens régulièrement et qui continuent de m’inspirer, et ceux que je découvre ou redécouvre. Les premiers, Apollinaire et Rimbaud et puis Césaire,Withman, plusieurs poètes de langue espagnole, Juarroz, Jimenez,Valente, Paz qui me passionnent, Gelman qui me bouleverse. Dickinson, Pessoa, Celan, immense poète que je relis sans cesse, plus proches de nous,Venaille, Noël, Dupin, Dimoula poétesse grecque, Christensen que j’ai découverte avec les premières traductions de ses textes en français, pour ne citer que quelques-unes des figures qui m’inspirent. Ce sont des rencontres, mais il y en a beaucoup d’autres…
J’aime également entrer en dialogue avec les poètes par la lecture de leurs journaux ou des essais qu’ils ont parfois écrits.

Question subsidiaire -habituelle- si tu devais définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?

Vie, présence, mystère, que je vais brièvement commenter car cela peut sembler de grands mots alors que ce sont des mots simples.
Vie : car le poème quand il est réussi bien sûr, génère un courant de vie, il est porteur d’une intensité, d’une énergie, d’une vibration particulière. Il est comme un organisme vivant. Il s’adresse à moi.
Présence : le poème est une présence. Il s’incarne dans le moment de la lecture, et quel que soit le moment de sa création, il est toujours d’actualité. Il commence quelque chose, il inaugure, il ouvre un nouvel espace.
Mystère, dans tous les sens que l’on peut donner à ce mot car le poème fonctionne parfois comme une énigme. Mais également parce que le poème explore ce qui est enfoui, caché, obscur. Il y a une puissance de révélation dans le poème au sens photographique de mise en lumière mais également dans un sens presque mystique…
Mais aussi parce que quelque chose résiste dans le poème, un noyau d’obscur, irréductible à une compréhension intellectuelle et à toute définition.

Christine Bloyet vit à Nantes. Elle anime des ateliers d’écriture tout en se consacrant à la création poétique. Deux recueils publiés aux Éditions Henry : Étreinte et pas même une brindille. Des textes en revue : Verso, N4728, cabaret, Gare Maritime, Incertain regard, et Terre à ciel.


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