Géographie de l’aubeNe serait l’aube inachevée
les trajectoirescité qui se déploie
dans les contours d’une carte à venirdeux rues parallèles bien que courbes
la germination lente des passages
nefs
arcadesrayonnement magnétique des vies qui l’habitent.
À l’étrave des heures
le vent tari des paroles.//
Il me faut arpenter le jour
pour qu’enfin cède
au corps dérivant
la ville
se renouent l’air et les méandres de papier
pour que survienne l’ancrage des fleuves
se révèlent les lignes invisibles des toits
pour qu’enfin disparaissent
le silence
et les peurs amarrées.
Géographie de l’impasseIl me faudra marquer les impasses,
les passages impossibles,
ce qui hésitel’avancée de la rue dans la masse fluide des bâtiments
peu à peu rétrécit
oblique le temps
les angles désagrégés, le resserrement de parois dont le rythme se
fait plus rapidepuis
la fin
le regard sur ce qui bloque
mur
arche
portes aux couleurs basses.De la rue en suspens, le désir plus loin
lueur peut-être
ou clés perdues de l’existence.//
Je raconterai la main qui tremble, l’impuissance à poursuivre une
terre qui recule.Je raconterai la volonté contre le bloc
renonceet le corps se retourne
cède à l’issue opposée
qu’il faudra prendre.Se percute la peur
les jours sans suite, sans espérance autre que le report sur la carte
d’une voie qui se fermeligne dans le geste arrêté
des pas qui butentles zones inaccessibles
au devenir
abandonné.
Géographie de la limpiditéJe rêve parfois d’avenues larges
de simplicités évidentesaux angles dénombrables
aux ouvertures sans faillesexistence
aux détours démasquéset j’avance
chemins aux arêtes vives
parmi d’autres marcheurs clairs
aux croisements limpides
ajustés.//
À découvert
fixerait l’incertitude du temps
la chute des jours
par la régularité de polyèdres
d’unités simples rendues accessibles
charpentes
sans questions
dans la clarté du saillant.Déploiement intérieur
d’une géométrie lucide
ou
le négatif d’un labyrinthecité idéale qui irait ample
blanche
aux murs de sel.
Géographie de la penteAu devant, deux rues jumelles que seul le degré d’inclinaison
distingue
sillons descendants comme terres-bouches
fleuves
eux-mêmes absorbés par les profondeurs.À parcourir l’une ou l’autre, la pente comme seul guide
descente d’un centre imaginé
jamais atteint.Fendre.
Glissement au cœur
par delà
sans résistance.Pourtant, les issues sur le côté
mais plus fort le courant
la foule désertée.//
À mesure, l’ombre formée au-dessus de la tête
arches pierreuses
en suspensions d’objets à la signification
inconnue
répétition de motifs géométriques le long des murs
la pente déployée.Se referme le lacis de plus en plus serré
s’extraire obscurité vacantel’oublié de lumière.
Ivresse de l’aval
en même temps que s’invente inquiétude
d’une nuit utérine.
Géographie de la plénitudeIl m’arrive d’éprouver la plénitude, celle de l’espace clos, de la carte
parvenant à dire l’entièreté d’un espace et dont les segments bornés
délimitent des surfaces où tout se tient, décalque parfait du terrain
dans le creux de la page, en multiples échelles enlacées dont la
perception simultanée ouvre aux perspectives singulières, moment
d’exactitude où le proche rejoint le distant, ce qui suspend, qui va
frêle et incertain, immobile dans une condensation de l’instant, que
je sais cependant fugace au moindre mouvement d’air, le trouble
d’un son, une anomalie qui amorcera la nécessité d’altérer le dessin,
l’image des courants et l’écart des flux, dont la répartition se dissipe
en même temps que le contentement à l’idée de finitude et que
reparaissent les irrégularités, l’extension du quadrillage urbain qu’il
me faut tendre vers l’inconnu, multipliant les encarts, traînant les
pointes à graver, les compas d’égarement, en espoir d’achèvement
dénouement
des dunes.
Entretien avec Clara RegyDans un premier temps j’aimerais bien que vous nous nous disiez quels liens vous tissez ou se tissent -peut-être-naturellement entre musique et poésie puisque vous êtes aussi pianiste ? Ce rapprochement tient-il aussi un rôle dans votre enseignement du piano ?
J’ai depuis l’enfance joué du piano et écrit, et cela s’est poursuivi jusqu’à présent. Il y a un territoire commun à la poésie et à la musique qui m’intéresse beaucoup, c’est celui de l’écoute. Je suis particulièrement sensible dans un texte à sa capacité à être lu à haute voix, j’ai profondément ancré cette idée d’une voix qui relie. Peut-être l’écho d’une mère parlant à son enfant, ou le souvenir de nuits adolescentes où la radio me guidait jusqu’à tard, présence rassurante d’un monde éveillé, d’un ailleurs qui existait en dehors de ma chambre endormie.
En parallèle, il existe en musique tout un vocabulaire lié à l’expression orale : on parle de phrases, de respirations, de césures... Passé un certain niveau de déchiffrage des notes et des rythmes, c’est d’ailleurs souvent autour de cette problématique que se cristallisent les difficultés de mes élèves pianistes. Nous apprenons alors à parler en musique, à conduire un discours.
Hors ce territoire commun entre poésie et musique, j’essaie dans mes projets liant les deux disciplines de mettre en place des complémentarités. La partie musicale est plutôt centrée sur la création d’atmosphères, de paysages sonores évoluant lentement. Elle est prégnance, émotion diffuse. Le texte apporte quant à lui le rythme, la scansion, et bien sûr le sens, il parle à la partie plus cognitive de notre cerveau.
Vous créez des « œuvres sonores interactives » en mêlant bien sûr vos 2 « arts » pouvez-vous nous en dire davantage ?
J’ai effectivement créé une série d’œuvres interactives qui intègrent voix parlée et sons/musiques enregistrés : il s’agit de déambulations sonores géolocalisées, de dispositifs sur écrans tactiles, d’objets sonnants et parlants à manipuler… Il y a dans ces projets une dimension supplémentaire qui m’intéresse particulièrement : l’interactivité, c’est-à-dire pour l’écoutant une manière d’intervenir sur le déroulement sonore.
Nexploria par exemple invite l’écoutant, via une interface web, à choisir et assembler des fragments sonores et textuels que j’ai écrits. Toposonic est une balade sonore géolocalisée, dans laquelle texte et musique se modifient progressivement en fonction du lieu visité par le promeneur.
Cet aspect interactif est pour une moi une manière d’intégrer l’écoutant à l’acte de création, et je crois que nous avons besoin de ce type de partage par la réalisation d’actions communes. Je le constate chaque jour en enseignant le piano : mes élèves se donnent beaucoup de mal pour jouer une partition qu’ils pourraient écouter en quelques clics sur Internet. Mais l’acte de faire, et de faire ensemble, est primordial.
Sous l’appellation « inspirations littéraires » quelles œuvres, quels auteurs -poètes ou non-nommez-vous ?
J’explore souvent dans mes textes des thématiques telles que le sentiment d’étrangeté de nos sociétés, la solitude malgré un monde hyper-connecté. La marche et l’errance. En filigrane, l’absurdité de la vie, et son impossible dépassement. Des auteurs qui me nourrissent en relation à cette thématique, je regroupe pêle-mêle Samuel Beckett, Marguerite Duras, René Char, Antoine Emaz... Il y a également les auteurs qui traitent de l’irruption de l’irréel dans le quotidien : la poésie de Thibault Marthouret, celle d’Aldo Qureshi ou encore les œuvres du courant du réalisme magique sud-américain. Ceux qui entretiennent une relation particulière avec l’oralité : la poésie-action de Serge Pey, les textes de Sébastien Lespinasse, ceux de Georges Aperghis. Et puis bien d’autres « hors-thématique », dont la justesse du dire me touche particulièrement : Claude Barrère, Bernard Noël, Andrée Chedid...
Et la dernière question, la subsidiaire dis-je à chaque fois : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
Liberté, inventivité, partage !
Gaël Tissot est poète et musicien, et crée notamment des œuvres interactives qui intègrent voix parlée et sons enregistrés. Il conçoit ainsi des déambulations sonores géolocalisées, des dispositifs sur écrans tactiles, des objets sonnants et parlants à manipuler…À travers musique électroacoustique et écriture poétique narrative, ses œuvres explorent des thématiques telles que la solitude dans un monde hyper-connecté, le sentiment d’étrangeté de nos sociétés, la marche et l’errance. Par la sensorialité de l’écoute, elles cherchent à ré-enchanter le monde, à donner un nouvel éclairage étonnant, parfois presque magique, à une réalité connue.
Ses œuvres sont diffusées en France et à l’étranger, et ses textes sont régulièrement publiés en revues de poésie.
Gaël Tissot a contribué aux revues Verso, Filigrane, Lichen.

