Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Avril Caumes

samedi 28 mars 2020, par Roselyne Sibille

JOURNAL DU SILENCE

Mercredi
La place du marché, les maisons défraichies. Le marché aux épices avec ses odeurs charnelles et son vendeur au visage figé, l’air absent .Le patron qui surveille derrière son rideau.
Dehors, soudain, la voix connue, qu’on n’avait pas entendue depuis longtemps, la voix amie qui hèle. L’accolade, l’invitation à boire un coup. La familiarité retrouvée. (Avoir une place en creux).

Jeudi
Au milieu de la nuit, l’insomnie presque brutale, l’esprit en éveil. Le chat, grosse masse de poils, chaude et ronronnante, lovée dans le lavabo de la salle de bain, comme dans un berceau. La caresse. (Avoir une maison dans la nuit).

Vendredi
Bureau, chaises et Mathilde en face.
Mathilde, 18 ans, intense, inquiétante, sourcil noir épilé en une virgule arquée qui surmonte un regard brillant, fixe, étrange. Un œil d’aigle. Il va falloir parler avec elle. (Travailler avec les autres).

Dimanche 18 heures
Plage de De Haan, immense, la mer qui se retire. Les reliefs de sable humide au couchant font comme une peau de reptile. Un homme au loin, athlétique, se dévêt, rentre dans l’eau, s’ébroue, sort, met un peignoir blanc avant de s’agenouiller dans le froid, face au soleil. Insoutenable beauté (Croire aux Dieux ?)

Dimanche 20 heures
La voiture se gare en urgence devant le bâtiment neuf de la clinique. Des hurlements se font entendre, comme prévu. Un homme jeune vient ouvrir fébrilement. Bloquer sa respiration et monter. (Agir)

Mardi 20 heures
L’eau de la piscine est froide, il faut y aller. L’eau enveloppe et soutient. Des jeunes hommes autour, sont là, eux pour s’entrainer. Ils s’élancent, tendus et vigoureux, bousculent et dépassent. Trop lente. (Vieillir un peu).

Mardi 21 heures
Le CD où il chante, donné par lui, écouté dans la voiture à l’arrêt, les cheveux encore mouillés avec l’odeur de chlore de la piscine. La voix que l’on connait n’est plus. Surgit une autre voix, voix du profond de lui, langoureuse, suppliante, cris gutturaux. Cœur battant dans la nuit, on tremble un peu. (Le mystère de l’autre)

Mercredi
Le retour du travail, le repas, les dernières recommandations aux enfants. S’assoir sur le lit, prendre le carnet, l’ordinateur et écrire. Shéhérazade. (Écrire pour te retenir)


Avril Caume, en 5 paragraphes, raconte à sa manière ce que la poésie représente pour elle...

Je peux vous raconter comment j’ai vécu l’annonce de la publication d’un poème de mon recueil, non publié, « ça valse ». Deux personnes incroyablement accueillantes de Terre à Ciel ont bien voulu lire « ça valse » et, alors que je ne m’attendais à aucun retour, il y en a eu, très encourageants. Et elles m’ont suggéré d’envoyer une dizaine de textes pour le comité de sélection. Là, l’avis a été plus critique. Un poème a été sélectionné. Alors que j’ai l’âge que j’ai, que j’exerce un métier prenant, que je suis prise comme beaucoup de femmes dans la double contrainte de la vie familiale et de la vie professionnelle et que je cours toute la journée, j’ai été très surprise de ce que j’ai ressenti alors que je tenais tout cela à distance. Le mot « cela » recouvre l’activité d’écriture, le fait de faire lire ce qu’on produit, travaille, retravaille, laisse de côté, reprend en utilisant les interstices, les vacances, les soirées et parfois les nuits et ce durant quatre ans. C’était déjà presque bouleversant de faire lire, de se détacher, mais de là à penser à publier...Je ne me sentais pas concernée, pas légitime. Et puis, avec mon envoi à Terre à Ciel, j’ai ressenti une joie intense et en même temps, la déception de ne pas plaire à tout le monde, comme si le recueil devenait moi et moi le recueil. Se soumettre à l’avis du lecteur rend modeste et vulnérable. Et du coup, on sent clairement à quel point on veut être entendus, dire quelque chose qui parle d’expériences familières pour nous tous, et à quel point ce besoin est important malgré la vie qu’on a... Et être publiée, donne la légitimité, fait sortir le texte hors du tiroir, le projette au dehors de soi et donne cette identité d’auteur. Et être nommée, c’est naître.
Naitre à soi-même peut être violent.

Je peux vous raconter comment je vis. Je suis née en 1964 de parents qui ont connu une forme d’exil, des pieds-noirs d’Algérie. J’ai toujours lu avec avidité, « tu bousilles tes yeux » était le refrain préféré de mes parents et je préférais lire plutôt que d’aller jouer, ce qui était considéré comme bizarre, mais je m’en foutais ! Comme d’autres, j’ai écrit beaucoup de poésie à l’adolescence, dans un groupe, autour d’une professeure de français charismatique et bienveillante qui nous a poussé à continuer et nous a donné pas mal d’outils durant plusieurs années. Moi j’ai tout arrêté car j’ai investi des études scientifiques. Il fallait être sérieux. Je suis devenue médecin et tout cela a pris tellement de temps et d’énergie. Je suis partie très loin de ma région d’origine, à l’autre bout de la France à cause des concours. J’ai travaillé, travaillé, fait des enfants, eu une famille. La vie, quoi. Et un jour, j’ai eu des nouvelles de ce fameux groupe d’écriture, presque trente ans après. On me demandait la permission d’utiliser un texte que j’avais écrit à 16 ans ! Certaines personnes du groupe étaient devenues, poètes et publiaient, d’autres écrivaient des romans et publiaient. Eux n’avaient pas renoncé. Eux continuaient à créer, à imaginer, à jouer avec les mots, à dire. Ça a été un bouleversement complet, inattendu, vraiment inattendu. Et ces personnes, se souvenaient de moi écrivant, lisant, rêvant...c’est comme si une autorisation à écrire à nouveau m’était donnée. Une sorte d’ébranlement, de séisme qui a révélé à quel point j’avais organisé dans ma vie une sorte de manque, de mutilation en ne laissant plus de place à la création. J’ai pris conscience que je continuais à écrire dans ma tête continuellement des tas d’histoires, à narrer la vie des autres, les sensations, les révoltes, la vie quotidienne, mon métier. Et j’ai donc recommencé à prendre des notes, à écrire des phrases éparses, à noter mes rêves et j’ai pu voir comment le plaisir venait, comment les mots venaient, disaient mieux que moi. Le poème dit mieux. J’ai été vers d’autres personnes, j’ai partagé avec elles des écrits, j’ai été à des lecture publiques, je fais partie d’associations poétiques sur Lille où je vis, j’ai organisé à l’hôpital des ateliers d’écriture pour soigner les jeunes patients et j’ai des projets d’écriture. Ça me parait dingue d’écrire cela, des projets d’écriture, d’oser l’écrire !

Je peux vous raconter ce que représente la poésie. Oui, écrire, écrire de la poésie est fondamental et peut changer une vie, la rendre plus complexe aussi. C’est un acte de création. C’est presque un geste politique, de subversion par les temps qui courent après le profit, la finance, le grand machin mondial. Car écrire de la poésie ne sert à rien, ne produit pas de richesse. On ne devient pas un people, les satisfactions égotiques sont faibles, on est plutôt dans l’attente d’être lu. Écrire de la poésie peut permettre de chercher le plus petit dénominateur commun entre nous, parler d’universel à partir d’une vision individuelle. Écrire un poème est une expérience partagées par plein de gens, plein de jeunes. La poésie parle du monde, le questionne. C’est aussi un espace de réflexion sur la langue, une remise en question du langage, de ses règles... La poésie, c’est une transformation, une transmutation à l’aide des mots et du langage de nos désirs, de nos sentiments, de nos liens, de l’intime. Tout peut être transformé .Jouer avec les mots, avec « la pâte-mot » comme dit Tarkos, inventer, tresser, se donner des contraintes, laisser venir, vider, couper, simplifier, chanter. J’aime le fait de jouer avec la forme. La poésie est cette forme courte qui cristallise en elle une force peu commune et j’aime qu’elle explore le jaillissement. C’est une boxeuse. Même la vie quotidienne, les rapports dans le travail, les petits riens absurdes peuvent faire l’objet du poème et le relie ainsi au monde. Le sombre en nous, l’imperceptible et le caché sont aussi des voies inspirantes. Et souvent, autre chose jaillit qu’on n’attendait pas...Dans le fait de faire de la poésie, il y a aussi la liberté de ne pas écrire tout le temps, de faire des pauses, exactement le contraire de la vie normée. Mais quelle liberté incroyable, ça, en est presque perturbant ! Attention, ça ne veut pas dire que tout ce travail de digestion et de régurgitation soit sans douleur, sans coincement de vertèbres. Comme dans toute cuisine, il y a le mystère de la transmutation et l’art du sorcier... Je dois dire que l’exercice de la liberté est difficile et moi, je suis en perpétuel conflit avec moi-même pour me donner du temps pour écrire. Je ne sais pas si je résoudrai cela. Les résistances résistent.

Je peux vous raconter ce que j’ai écrit. « Ça valse » est un recueil de 30 poèmes sur la thématique de l’amour, mais traitée comme une révolte, une prière. Pas l’amour avec un grand A. Le commencement, la jouissance, le manque, la rupture, l’apaisement sont évoqués en désordre et rythmés par 5 textes sur le quotidien, le calme, la répétition. La langue tente, avec une prose expressive, de faire surgir des histoires ancrées et situées. Transcender le réel par la force de l’écriture, parler du monde à travers une femme et sa tentative d’enchanter le quotidien. Actuellement, je travaille à un projet de poèmes sur le thème professionnel, la médecine. J’écris sur le rapport avec les patients, leurs histoires qui se mêlent à d’autres histoires autour d’un leitmotiv « je les aime autant que je les déteste ». La thématique de la vie de la femme m’intéresse aussi et j’explore ce qui fait conflit, ce qui fait avancer, ce qui interroge : maternité, filiation, transmission, vieillissement, politique, quotidien...Mais sans pathos ! Cru, fort, le poème « cette violence plus forte que la parole » dit Michaux.

Je peux vous raconter comment je lis. Je lis, je musarde. Il y a tellement de courants et de flux divers actuellement, que je lis au grès des rencontres, des conseils. Je lis de la poésie contemporaine : Valérie Rouzeau, Yves Bonnefoy, Brigitte Fontaine, Michel Houellebecq, Christophe Tarkos, Jean Palomba et des auteurs découverts grâce à Terre à Ciel comme Isabelle Alentour, Roselyne Sibille, Florence Saint-Roch et beaucoup d’autres. Je lis des auteurs de ma région comme Jean-Marc Flahaut qui m’a fait découvrir la poésie américaine, Marie Ginet, Dominique Quélen, Robert Rapilly, Charles Pennequin ...Je lis des auteurs français classiques, de Ronsard à Eluard, en passant par Verlaine. J’aime les auteurs du XXéme siècle : Jaccotet, Queneau, Ghérassim Luca, Guillevic, Aimée Césaire... J’aime la poésie d’auteurs étrangers, les traductions : j’adule Pessoa, Marina Tsvetaïeva. Akhmatova ; quand elle est lue par André Markowicz poète et traducteur, me fait monter les larmes aux yeux ! J’aime l’iranienne Forough Farrokhzad, le turc Nâzim Hikmet, le suédois Thomas Tranströmer. J’apprécie la poésie américaine, William Carlos William, Reznikoff, Brautigan, Carver... J’aime la poésie qui parle du quotidien, Ponge et actuellement Jean-Michel Maulpoix, Antoine Emaz, James Sacré, Albane Gellé, François de Cornière. Mais aussi l’écriture à contraintes, Perec, Roubaud, Jacques Jouet, Michelle Gangaud, Frédéric Forte, Lucien Suel... Je voudrais être capable d’apprendre des poèmes par cœur, ça serait un viatique pour la vie comme elle est.

Propos recueillis par Clara Regy

Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille


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