L’œil du cyclone
Elles sont tombées dans nos bras
les unes après les autres
les unes
par dessus les autres
du nord au sud et d’est en ouest
mikado d’âmes livides
abattues
par les vents tourbillonnantsIci
dans l’œil du cyclone
rien n’est plus prévisibleHier c’était la grande l’embellie
et aujourd’hui déjà
comme un mauvais présage
la bourrasque arrache
au ciel noir des flocons
essoufflés
qui meurent tels des pétales
au pied des cerisiers en fleur
Les mendiants
Régurgités de la vague
réfugiés hagards bouleversant
l’ordre de nos urgences
mendiants assoiffés
d’air
tendant simplement la main
en balbutiantEncore un peu d’air
juste un peu
d’airSur la berge
de leurs grands yeux ouverts
leurs gueules asséchées
dessinaient par intermittence
de grands O silencieuxBulles de sable fin
A bout
de souffle
leurs trachées roses avalèrent
sans broncher
nos cornes d’abondance
Bermudes
La marée montante
nous aura poussés au large
des vents fourbes et perfides
à ne plus pouvoir
revenirSabordage
sur un océan de pénurie
les requins achèveront la mutinerie
dans le triangle de la mort
les fantômes en blanc surfent sans fin
les vagues scélérates
du déni et de l’oubli
Insomnie
Quand il se réveille glacé
ballotté par la nuit
angoissé
sous cette lune noire
il s’agrippe à toi
comme à une jetéeQuand il part
oppressé et blême
au petit matin
vers le large
tu te raccroches à lui
comme une femme de marin
Les corps échoués
Chaque matin
ils attendent
étendus sur la plage blanche
de leur lit
comme des marins
recrachés par la grande maréeBouées échouées
Lunes des néons
Nous venons ici
pour les tourner délicatement
un par un
sur leur flanc puis sur leur dos
afin que leurs corps lourds
et leurs visages tuméfiés
ne s’abîment pas
au sable des dunes inhospitalièresPeau huilée massée protégée
A la fin du jour
nous nous glissons à leur côté
pour les retourner
un à un
sur leur flanc puis sur leur ventre
afin qu’ils recrachent
à leur tour
de leurs poumons de noyés
le sable et l’écume
de la grande maréeAu soleil couchant
persiste en filigrane
sous nos paupières diaphanes
l’image flottante de tous ces corps
allongés
Entretien avec Clara Regy
Vous évoquez votre « naissance à la poésie » que cache cette belle image ? Comment cette « naissance » a-t-elle changé « votre parcours de vie » ?
J’ai commencé à écrire mes premiers textes poétiques à onze ans après la découverte en cours de français d’auteurs classiques comme Baudelaire, Rimbaud, Hugo, Molière ou Racine. La poésie est devenue dès lors une nécessité pour moi et un medium qui me permettait de « verbaliser » les émotions éprouvées en raison de mon extrême sensibilité au monde extérieur mais aussi des tiraillements de mon monde intérieur. Mes premiers « alexandrins » (qui ont disparu) ont été échangés avec ma petite amie de l’époque (Cathy Jurado, elle-même poétesse), qui est devenue, après une histoire épique, ma compagne actuelle et avec qui nous avons écrit récemment FEU – poèmes jaunes (2020). Mon premier texte poétique en prose (retranscrit en forme versifiée dans Cubes poétiques, 2019) s’intitulait « L’éphémère » et disait en substance ceci : « Un frêle matin pâle / En silence, s’éveille et ouvre au monde, / Sous cet immense soleil qui l’inonde, / Ses ailes de cristal ; // De gerbes de fleurs / Et d’herbes en lierres, / En finesse effleure / Et caresse l’air. // Pétale odorant. / Mistral enivrant. / Astre cruel, ange déchu. / Cycle éternel d’un jour échu. // L’espoir du souffle d’une vie. » (1985). Ce texte assez naïf et élégiaque (genre devenu « hasbeen ») résume bien, je crois, mon approche poétique par l’observation (voire la contemplation) et la captation de sensations externes, devenant elles-mêmes source d’émotions intenses (ré-)interprétées et mises en résonance avec les sentiments soulevés (ou bien souvent préexistants). Il marque aussi la prévalence déjà aiguë du thème de la « finitude » dans mon bestiaire poétique. J’ai ensuite continué d’écrire pendant mes années lycées avant de tomber dans le grand gouffre irrémédiable des « carrières » médicale puis universitaire, creusées à la fois de passion mais aussi de beaucoup de sacrifices, et pendant lesquelles je dois avouer avoir perdu beaucoup de mon « temps de cerveau disponible » pour lire et écrire. C’est finalement dans la période la plus difficile de ma vie (2016) que je me suis raccroché à nouveau à la poésie, comme à une bouée dans la tempête, qui m’a non seulement à nouveau sauvé mais aussi permis de rejoindre le rivage de mon vrai « moi ». Donc pour être tout à fait exact, je suis né à la poésie dans l’enfance puis j’ai été ressuscité par elle (et l’Amour) à l’adultessence !
Quels sont « les influences », peut-être auteurs, poètes ou non qui vous guident dans votre « approche personnelle » de la poésie ?
Pour la perfection du vers : Baudelaire et Hugo. Pour la prose : Aloysius Bertrand. Pour l’élégie : Saint-John-Perse. Pour la contemplation : les auteurs japonais de haïkus et Pessoa. Pour la dérision : Molière et Tarkos. Pour la couleur : Rimbaud. Pour la révolte : Garcia Lorca et Saez. Pour le soleil : Char. Pour le mystère : Bonnefoy. Pour la beauté pure : Bobin. Pour la mélancolie : Dickinson. Pour le désespoir : Salabreuil. Pour l’amour : Éluard, Apollinaire et Brel. Pour la magie de l’enfance : Prévert et Saint-Exupéry. Mais cela reste une réponse non exhaustive à une question très rhétorique (ou théorique selon) car j’essaye de me nourrir des instants de grâce de tous ceux que je vois, que j’écoute ou que je lis, en particulier en revue. Je suis en fait très peu attaché au style de l’auteur et en poésie comme en musique ou en cuisine (trois arts qui sont pour moi très proches), je suis assez éclectique. En revanche, je suis très réceptif à la sensibilité du poète, son humanité, sa fragilité, sa capacité de dérision et sa générosité vis à vis du lecteur.
Je ne sais ce que vous mettez exactement derrière ce terme « société », mais votre vie de citoyen semble s’animer de réelles convictions que vous défendez publiquement. Quelle place prend alors la poésie dans ces différents « combats », même si ce terme peut paraître un peu fort ?
Pour moi la poésie est « politique », surtout à l’époque que nous vivons où se mettent à nouveau en place des mécanismes de contrôle social par la perversion du langage à des fins de travestissement de la réalité de nos vies. Dans ce milieu, le poète a un rôle majeur à jouer en tant qu’éclaireur, dénonciateur d’imposture ou « simple diseur » de vérité. La force des mots, grâce à l’imaginaire mobilisé et aux émotions suscitées, est considérable et les tyrans le savent bien, eux qui continuent de séquestrer, torturer ou éliminer nombre de nos frères et sœurs de par le monde. Le poète est un rebelle par essence. La poésie est notre dernier bastion de liberté. Après La garde de nuit (recueil dénonçant la dégradation des conditions de travail des soignants) et FEU - poèmes jaunes (recueil témoignage et hommage sur le mouvement des Gilets Jaunes), je collecte au fil de l’eau dans un autre recueil (Révoltes) des textes « coup de gueule » en relation avec l’actualité sociale et politique du moment.
Vous êtes chirurgien et semblez avoir créé des liens entre votre profession et la poésie, pouvez-vous nous en dire davantage ?
J’ai été surpris récemment en lisant et en faisant des recherches bibliographiques de constater que de nombreux médecins étaient aussi poètes. J’en citerai quelques-uns ici : William Carlos Williams (poète américain, auteur de Paterson), Jean Métellus (neurologue parisien d’origine haïtienne, auteur d’Au pipirite chantant) et Lorand Gaspar (chirurgien humanitaire engagé d’origine Hongroise, auteur du Quatrième état de la matière). A cela, rien de vraiment étonnant car en effet, le « médecin » n’est-il pas le mieux placé pour connaître, jusque dans l’intimité de sa vie et de sa chair, l’animal humain ? En miroir, ne peut-on pas aussi dire que le poète est à sa façon un explorateur et un guérisseur de l’âme humaine ? Ainsi, vous pourrez lire en introduction sur Terre à ciel quelques poèmes extraits de mon Carnet de pandémie poétique, et écrits dans l’épreuve sanitaire que nous traversons. Je travaille aussi en parallèle sur un nouveau recueil qui s’intitulera La chirurgie est une poésie.. à suivre.
Mais vous n’échapperez pas à la question subsidiaire, si vous deviez définir la poésie en trois mots, quels seraient-ils ? (peut-être sont-ils déjà dans ce questionnaire ?)
Partages – Émotions – Entrailles
Neurochirurgien, poète, humaniste social, défenseur de l’hôpital public et militant contre les armes sublétales, né en 1974 près d’Arras et vivant non loin de Besançon.
Il a commencé à écrire ses premiers poèmes à l’âge de 11 ans. Sa poésie s’ingénie à explorer les différentes formes d’écriture en gardant comme point de mire la force des émotions qu’elle agrémente parfois d’une pincée d’humour - car tout cela n’est pas sérieux - ou d’une pointe de politique - bien que lire, écrire, vivre la poésie en soit déjà un acte fort.
Recueils de poésie
- Cubes poétiques (lignes de vie) – Editions de l’Harmattan, 2019
- La Vierge au Loup (récit d’un psychopathe) – Aethalides éditeur, 2019
- La garde de nuit (réparer les soignants) – Z4 éditions, 2020
- FEU – poèmes jaunes (avec C Jurado) Le Temps des Cerises Coll. Le Merle Moqueur, 2020
- La patience des araignées –2021, Librairie Galerie Racine (à paraître)
Collaboration aux revues
- Les chats de Klimt (Cubes poétiques) : Filigranes n°102 juillet 2019
- Ma crécerelle, Le jour polaire (La garde de nuit) : Comme en Poésie n°79 sept 2019 ! A l’index n°40 2020
- Epreintes et ténesme (La garde de nuit) : Lichen n°40 sept 2019
- Jolis maux (La garde de nuit) : Lichen n°41 oct 2019
- Le jour polaire (La garde de nuit) : Traction-Brabant n°85 sept-oct 2019 : ARPA 2020
- FEU : Poèmes jaunes (série de 5) : Nouveaux Délits oct 2019
- Sous la soutane du berger (La vierge au loup) : Dissonances n°37 oct 2019
- La grande salle de Garde (La garde de nuit) : Poésie/Première n°75 déc 2019
- Haïkus réunionnais : Lichen n°43 déc. 2019
- Les actes, Le fil jaune (Feu : poèmes jaunes) : Verso, 2020
- Le temps d’orage : Verso, 2020
- Quand ils ont tiré (Feu : poèmes jaunes) : Revue Europe n°1094-1095-1096 juin 2020
- Po (Hommage à C Tarkos) : Revue Traversées n° 96 (été 2020)
- Les quais bleus, Humanité déconnectée (Le congrès) : Verso (2020)
- Po (Hommage à C Tarkos) : Lichen 52, 53, 54 (sept, oct, nov 2020)
- Soleil jaune (Feu : poèmes jaunes) : Lichen 55 (déc 2020)
- Au crépuscule jaune et cerise (Feu : poèmes jaunes) : Décharge n°186 2020 : Lichen 56 jan 2021
- Anatomie de la vague : Le Capital des Mots (aout 2020)
- Sur la vague : Terre à Ciel jan 2021
- Le vent dans les arbres (5 poèmes) : Revue Traversées n° 100 (été 2021)
Livres collectifs
- Le jaune de l’automne (extrait de Feu : poèmes jaunes) : Gilets jaunes, jacquerie ou révolution Ed. Le Temps des Cerises sept. 2019
- Compagnies Républicaines d’Insécurité : On est là ! S D’Ignazio, ouvrage photo sur les mouvements sociaux Ed. Adespote, mai 2020
- Cinquante nuances d’araignées (la patience des araignées) : recueil en forme originale dans l’anthologie de Triages septembre 2020
Lectures de poésie
- Tarkos opéra : PO-É-SIE (14 jan 2020, Théâtre des 2 scènes, Besançon)
Blog de poésie
- Le Poème de Lorenzaccio http://poemelorenzaccio.canalblog.com-
Prix
- Prix de poésie 2019 : Livres en campagne avec « Solstice d’hiver » (La garde de nuit).
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