Terre à ciel
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Jean-Yves Fick

mercredi 14 janvier 2015, par Sabine Huynh

Extraits de mobiles errants (2013-2014) :


1.
quelle la Nuit
outre quelques traits

_____une — la marée des étoiles

sans absence ni
présence

_____cette pierre plus simple

et d’être donnée
sur l’obscur — elle souffle

_____où vivre se poursuit encore.


2.
on a de l’obscur
éprouvé le doute

__________comme toute une eau

le cercle des jours
défait la mesure

__________anime les heures

et l’errance même
de connaître va

__________puis les digues cèdent.


3.

quoi brûle ces roches
ici ne se consume

__________d’être éphémère

un — et l’avant-gel forge
toute une l’enclume des failles

__________on voit le temps

au vertige simple —
des lierres s’enracinent sur quel sol

__________enfin plus stable.


4.
des flaques de ciel
et la boue plus noire

__________delà toute nuit

ce feu bien plus pauvre
que portent les branches

__________l’insondable rien

la main désœuvrée
recueille l’ouvert

__________un jardin désert.


5.
au grain des voix — toute
l’errance du dire

__________quelques notes claires

et toujours les aubes
que saluent les mêmes

__________songes dans les ombres

trilles — le visible
— ce liséré bleu

__________sans autre mesure.


6
nul autre dessein que
la ligne évidente des heures

__________à elle-même obscure

la chute nue des pierres
et le jour sur le fleuve — un vol d’oiseaux blancs hauts

__________comme l’est au limon

affranchi des embâcles
l’embouchure ou l’amont

__________ce visage multiple — une laisse de sables.


7
c’est plus net le loin
qu’appose la neige

_____aux cimes des arbres

ce feu immobile
et l’éclat du gel

_____où rien ne renonce

à jamais — vois — comme_un
souffle — tout l’immense

qui approche ici.


8.
la nuée une — absence
— au plus noir de l’hiver

__________toute foudre s’efface

– la jetée se défait
et cède disloquée

__________sous la crue violente

– quoi vacille et se rompt
est — toujours ici quand

__________– oh ! – que vienne la nuit.


Extraits de du peu :


c’est un feuillage ?
de l’immense ombre ?
– contre le mur –
 ?la pleine Nuit.


que sont ces rues
 ?ces pas ces voix
 ?toutes trop fortes ?
— le ciel dessus

à son tour loin
 ?trop et tout tourne ?
et rien — vertige – ?
ne dire rien

__________de tout le silence.


est-ce la rosée
 ?ou la pluie nocturne
 ?cela — qui scintille – ?
— des larmes vacantes.


__________rien ne parle plus ? ?
__________de ce qui était –

– on a laissé tout
 ?au seul point aveugle
– effacé le seuil
ici où marcher –

__________revenir au dire ? ?
__________sans autre recours


quoi plus loin — rien ?
— l’ici désert est
 ?la ronce gagne
 ?la roche renâcle

nous — formes de sable –
 ?d’aller encore — où ?
le souffle tenu ?
__________rédime la voix.


d’avant toute nuit ?
que sont les étoiles ?
— sinon la poussière ?
de nous délivrée

nous ces herbes pauvres
 ?que le vent disperse ?
– ô l’indifférent ?
délie chaque écho.


Extraits de Blancs (paru en décembre 2014 aux éditions publie.net, avec des photographies de Louise Imagine) :


2.
vois cet amont désert
plus rien ne sourd
si ce n’est la ténèbre
d’où tu reviens

entends ce qui se cherche
et ne se trouve
dépose-le ici
sans renoncer

sois l’ombre devant toi
tu en ignores
la trame et le dessein

tu vas et c’est bien tout
aucun gisant
ne pourra t’accueillir.


3.
instances du voyage
l’eau prise par le gel
puis l’arbre blanc de sel
devant le grand palais

image ce qui est
instable dans le monde
tu sens au seul passage
des heures l’intervalle

parfois ce sont visages
ou formes plus confuses
tu erres dans un songe

par tes os le sol vibre
avant que de t’ouvrir
l’amande de son feu.


4.
fer et pierre autour
des voix crient tu marches
il n’y a plus d’ombre
les visages penchent

tu ne sais vers où
ni ce qui bascule
les lignes se brisent
et leur perspective

traverse l’hiver
sous les arbres nus
pas de mémorial

et toi qu’attends-tu
tu es étranger
la ville est la cendre.


5.
cela souterrain crisse
sirène la babel
que font les langues toutes
mêlées d’un fer plus sombre

d’aucune grâce ni
figure les regards
d’aller à perte ici
la voix ne porte plus

tu sais que son possible
devra franchir des ombres
semblable aux ombres mêmes

tu sais que pour aller
tu dois laisser l’espoir
briser au noir des roches.


6.
où marches-tu aveugle
la surface n’est qu’autre
nom un plomb fondu vif
en vain au fil des heures

la rue trop rectiligne
n’accepte ni n’éprouve
le méandre du fleuve
auprès duquel tu rêves

tu vas bientôt quitter
la pierre et le chemin
pour quel espace d’autre

peut-être qu’il n’est rien
le miroir trop opaque
rien si ce n’est cette eau.



Entretien avec Sabine Huynh

D’où l’écriture vous est-elle venue ?

À vrai dire, je ne sais pas. Je ne sais si ce que je fais est vraiment écrire – je crois parfois n’être pas trop loin d’y atteindre, en dépit de ce que je peux percevoir d’encore inabouti – ni comment cela s’est instauré en moi.
Pour tout dire très simplement, je n’ai pas de principe d’explication disponible, faute d’en avoir recherché un. Le geste d’écrire en lui-même, si ce que je fais est bien écrire, se suffit à lui-même. Sa condition et sa preuve sont bien évidemment que le lecteur puisse y trouver ou sa place, ou ce qu’il ne savait pas devoir y chercher de lui-même. Et ce(lui) qui en moi écrit, lui aussi.

Et pour ne pas me dérober entièrement à votre question, difficile, je me permets d’emprunter la formule « écrire est un geste », qui peut parfois parvenir à construire « une sorte d’instrument optique offert au lecteur ». J’emprunte ces termes à J.F. Billeter appuyant son analyse du geste sur une phrase de Proust ; je ne saurais mieux dire qu’il ne l’a fait, sinon en précisant que cet « instrument optique » vaut pour qui écrit aussi, une fois le geste abouti.

En définitive, l’image la plus juste qui me vient consiste à comparer l’écriture à la tache aveugle. La seule zone de l’œil qui ne voit pas permet à la vision de se faire. Et écrire est aussi une tâche aveugle, en quelque sorte.

Comment travaillez-vous vos textes ?

Le plus souvent, j’écris directement à l’ordinateur, dans l’interface du site. D’où la notion de « séries », ou de « séquençage » des textes. Ces dernières années, je n’ai quasi plus travaillé qu’ainsi. Cela n’exclut nullement le recours au carnet, voire aux instruments de notation que j’ai, comme tout le monde, dans mon téléphone.
Je constate également éprouver la nécessité d’un recours à des formes, plus ou moins rigoureuses, que je déboîte plus ou moins, notamment en y adjoignant quelque chose comme des appogiatures baroques – les italiques signalant cette polyphonie un peu particulière. Dans le volume Blancs, la page et ses espaces permettent à chaque poème d’en comporter plusieurs qui s’articulent entre eux. Et forment quelque chose d’un son continu à partir d’un discontinu.
Ce qui me semble complexe à formuler, c’est tant la nécessité d’une « liberté grande », et la plus grande possible, laissée à l’intuition, à l’impondérable, à ce qui survient ou peut survenir de juste dans le fil des jours – même dans ce monde et dans ce temps – , et le besoin d’un cadre rythmique dans lequel l’abriter, lui donner forme, et l’amener au dire.
Par ailleurs, je me sais à peu près nul dans le travail sur « projet », au sens où l’entendent les plasticiens, qui ne me convient guère. Je suis incapable d’écrire « sur programme », ce qui ne m’empêche pas d’écrire à partir de photographies, celles de Louise Imagine pour Inlands, ou à partir de peintures, ou des proses à quatre mains pour le site bassescontinues.
Il y a quelques années, j’avais écrit une série de textes sur les photographies argentiques noir & blanc d’un ami. Il avait demandé à des comédiens, qu’il connaissait bien, de lire les textes pour le vernissage : ils avaient spontannément éprouvé la nécessité d’une lecture au moins à deux voix. Polyphonie. À défaut d’un autre mot.

Empiriquement, je ressens qu’un travail, qu’une direction de recherche, encore aveugle, a atteint une masse critique. À partir de ce moment très ténu, je rassemble ce que je considère comme des fragments dans un fichier, leur trouve une architecture en les déplaçant, les regroupant, les mettant en intersection ou en voisinage avec d’autres « formes ». Ce premier stade me permet d’appréhender si la surface sensible a enregistré quelque chose. Puis j’imprime le fichier et le travaille jusqu’à trouver des lignes de force que j’assemble – dans un premier temps, cela est assez ingrat, je travaille sur le parquet, avec l’ensemble des textes sous les yeux – toujours ce besoin de donner une forme, avant de reprendre le mot à mot, avec des encres de couleurs différentes pour garder trace des strates de correction.
Les corrections saisies … je suis encore capable de modifier plusieurs fois chaque texte, pour une seule sonorité.

Parlez-nous de ce procédé de raturage que vous pratiquez sur votre site Gammalphabets et de ce qu’il vous apporte.

La rature … elle me vient directement de Flaubert, pour tout dire. En 2000 (?), l’université de Rouen avait lancé un appel à contributions pour déchiffrer les manuscrits de Madame Bovary. J’y avais répondu, et on m’avait envoyé un extrait numérisé à décrypter, et à transcrire, afin de donner une documentation exhaustive et accessible en ligne aux recherches de la critique génétique.
En quelque sorte, le site Gammalphabets donne à voir un texte fini, « provisoirement définitif », la commande « publier » ne veut pas rien dire ; mais, en même temps, je choisis de montrer quelques-uns des passages par lesquel il lui a fallu cheminer. La mise en ligne d’un texte arrête un état, mais la construction du volume dans lequel il viendra s’inscrire peut encore le modifier, voire conduire à l’écarter.
Pour le reste... je sais, notamment grâce au travail de Daniel Bourrion sur Face Ecran, qu’il existe des logiciels permettant d’enregistrer chronologiquement toutes les frappes clavier, tous les repentirs, et de les donner à voir sous la forme d’animations ensuite. Cette possibilité n’est pas donnée par la plateforme wordpress que j’utilise.
La rature, telle que je la pratique, est simplement la marque graphique de l’élaboration progressive qu’est tout poème. Sa traduction dans l’espace visuel. Elle donne parfois à lire deux textes, voire trois, sous ou dans le même poème.

Quel lien entretenez-vous entre votre travail d’écriture et votre travail d’enseignant ?

Aucun. Mais c’est une boutade. Enseigner me conduit à fréquenter des auteurs « classiques », à me tenir au courant des avancées théoriques les concernant, et même si ce travail de veille ne me sert pas immédiatement pour les cours, il me conduit à des lectures un peu en cascade.
Par ailleurs, des ateliers théâtre ou des ateliers de pratique photographique me permettent un travail continu avec des comédiens ou des artistes photographes.
Il a pu arriver que le travail me permette de rencontrer Jacques Serena, ou Hervé Le Tellier, dans le cadre de demi-journées de rencontre et de mini ateliers d’écriture. Ou participer à « écrire la ville », un atelier d’écriture de la BNF, sous la direction de François Bon – le contact pris à cette occasion est demeuré, nous avons continué à travailler ensemble, notamment dans le cadre de publie.net. Je dois beaucoup à François, il m’importe de l’en remercier ici.

Tout comme je dois aux libraires de Quai des Brumes d’avoir animé plusieurs rencontres avec Pierre Michon, et une conversation avec Pierre Bergounioux.

Quelle serait votre bibliothèque idéale ?

Il y a quelques semaines, je me suis retrouvé très désorienté, par rapport à cette idée de bibliothèque (idéale). Je terminais deux lectures consécutives de À la recherche du temps perdu, et ne m’orientais plus qu’à grand peine dans ma propre bibliothèque.
En même temps, pour continuer à accompagner certains textes – hélas bien moins que je ne le voudrais, faute de temps – vers leur publication, je ressens de plus en plus à quel point une bibliothèque peut être mouvante. Certains de ses rayonnages peuvent devenir des foyers vitaux à un moment donné, comme à d’autres sembler s’ensommeiller, puis revenir à leur urgence. Et bien évidemment, il y manque toujours quelques ouvrages. Ceux que l’on a prêtés ou offerts, ce que l’on a lus ailleurs.
Pour Littré, le terme désigne à la fois la « collection de livres », les « tablettes où les livres sont rangés » et le « lieu qui sert de dépôt aux livres ». Le Cnrtl reprend, en les développant ces trois nuances. C’est très curieux comme aucun dictionnaire, même un dictionnaire accessible en ligne, ne semble considérer comme « bibliothèque » une collection de textes sur supports numériques. Or, dans nos usages de lecture, mais aussi d’écriture, cela a déjà changé. Qui pour utiliser encore une machine à écrire mécanique ? N’empêche, je me souviens de l’Underwood de mon grand-père.

Pour aborder la question autrement, l’idéal serait d’avoir toujours la possibilité d’accueillir le quatre-cent unième livre : Yves Bonnefoy répondait ainsi à la question qu’on lui posait des quatre-cent livres qui avaient compté.

Il y a sans doute deux points de départ à la bibliothèque, qui pour moi sont Racine et Shakespeare. Racine pour la frappe exacte du vers, mais je ne le savais pas le lisant au collège, et Shakespeare pour sa démesure, éprouvée à l’adolescence, dans une salle de théâtre. Un King Lear. Puis plus tard, Homère, l’Odyssée traduite par Philippe Jaccottet, lue et relue en continu pendant un an, et l’œuvre de Pessoa dans les années 90, abordée en même temps que celles d’Eluard, Aragon, Desnos, Bonnefoy et Jaccottet.
Je vis et suis né dans une région sans cesse tiraillée entre deux langues, voire davantage, jusque très récemment. Mes grands-parents n’avaient pas le français pour langue-mère, d’où la place privilégiée qu’y prendraient aussi des auteurs comme Paul Celan, Rilke et Hölderlin, dont je ne parle pas la langue, bien qu’elle me soit une étrangeté familière.


Jean-Yves Fick

Il est né en 1969, un peu lunaire, la preuve, il ne sait toujours pas rédiger de notice bio-bibliographique.Va tenter d’y substituer un paragraphe d’Henri Michaux, et tant qu’à faire on le dit clairement.
J’écris comme je photographie. Pour voir. Pour me trouver, me retrouver, toucher à ce qui était là, sans que je n’en ai l’ombre d’une idée. Étranger à ce qui surgit, j’ai tout de même le plaisir un peu flou d’y reconnaître, surprise ! qui je suis, que je ne me connaissais pas. Un halo ou une aura, comme on voudra, en tout cas, quelque chose qui funambule où je ne l’attendais pas. Cela dessine motifs comme rythmes de vie, « et, si c’est possible, les vibrations mêmes de l’esprit. »
Rédigé avec la note Sur ma peinture d’Henri Michaux sous les yeux, on rendra un meilleur texte la prochaine fois, c’est promis (Henri Michaux, Œuvres complètes, Gallimard, p. 1026).

Parutions :
mars 2010 : revue Echap, éditions de la Sorbonne.
Un noyau de nuit, sur une série de photographies argentiques de Christophe Chabot, en attente.
Il y a le chemin, éditions publie.net, 2011.
Vanités, Nerval.fr, mai 2013.
Inlands, sur des photographies de Louise Imagine, publie.net, 2014.
Blancs, avec les images de Louise Imagine, publie.net, déc. 2014.

Sites :


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