Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Un ange à notre table > Raphaël Rouxeville

Raphaël Rouxeville

dimanche 2 octobre 2022, par Cécile Guivarch

Quatorze poèmes extraits de Bercail (recueil en cours d’écriture)

Voisin

L’enfant, à la suite des vôtres, espérait le voisin, de subsistance et de joie. Le chien qui le suivait en cercles faisait dix fois le chemin.
Ce n’était pas tout à fait solitude. Barricadés dans l’abri d’une grange perdue, ouverte tantôt au plein soleil, aux oiseaux, tantôt aux flocons et aux brouillards suspendus à mi-pentes.
Pas si rare était la grange ouverte au facteur. Et à la voix de l’ami qui arrive, à son chant, son pas froissant l’herbe, son sifflement (le rappel du chien dans la montagne). Tous, vous l’attendiez demain, pour la besogne. Pour sa sueur, ses reins et ses bras, sa peau et les nouvelles.
« Il n’y a pas de mauvais temps » dit-on en Cotentin. « Que du temps qui dure ». Ici, au sommet, si s’accroche un peu la pluie, on aura du souci. Mais on fera autre chose (ce n’est pas ce qui manque), en pensant au voisin.

Parcelles

D’une certaine fraîcheur des volcans, des parcelles de mémoire, des desquamations tombent. Des questions aussi dans le soir.
Vrai, il faut le foin aux vaches. Et vrai, arrivent des odeurs de laiterie.
C’est ici l’aube humide de la montagne qui submerge vos prunelles. C’est l’instant du passé à Vendeix où vacillent l’âme et l’humeur.
Mais voici que point pour tous encore un jour de plus.

Strass

A la grange, on parle franc et rude ou l’on ne parle pas. Ici, on rentre les bûches. On préfère le sifflement ou le chant. Tout le reste est jeté à la superficie de la plaine. On aime un jappement, un cri de milan noir ou les voix de l’étable.
Les vôtres portent, sous les aiguilles de grand-mère et de la pendule, chandails de grosse laine sur chemise à carreaux, très boutonnées. Et cheveux très peignés. Ou sinon, mèches de broussailles.
Longtemps, votre jeunesse fut de vous arracher à vos monts, de vous diluer dans la ville. Délaissant la corvée de bois, vous allâtes trimer, partout larbin, dans l’aire de la plaine. Dans ses lieux d’aisance, de strass, de paroles dispendieuses et de vie facile. Où personne ne siffle et rien ne saurait chanter.

Fuyards

Deux fuyards perdus dans la neige se grognent d’amour et se gémissent, montent au lieu honni qui partout les poursuit. Dent de la Rancune, porte mouvante, odeurs de bouc, odeurs des siècles.
La buée du temps toujours précède les animaux
Au territoire interne, dans le très vieil enclos, tous sont rattrapés et tous sont devancés. Aucun retour, aucun col ne se franchit. Le sol sous l’ongle se dérobe.
Et la paroi avance encore.
Fourrures d’eau et de vapeur. Le passé, jamais assez, jamais vraiment vécu, les garde en sa vallée.
Et toute neige devient pluie.

Gueule

Une échappée dans la nuit, à pas de loup. Sous la futaie, une souche sombre se décompose.
Ce qu’il y a, c’est finir.
Le sang circule jusqu’aux étoiles quand le souvenir ne remonte plus.
Temps malade. Aucune odeur, plus de frisson. Sec, le cœur alors se jivarise.
Dans l’orbe, brûler se tête à la détente. Dernière émotion à la lune.
Dans le pus jaune noir d’un essaim, il revient, le monte-charge du passé.
J’ai de ces êtres-là en moi, plongeant une dernière fois dans la gueule du temps, au fracas de l’éclair.

Ennui

Les secondes s’écartent comme la main, s’en vont mourir en hécatombe.
Votre pays est là. D’habitudes. Entre poèmes à soi et prières à quoi.
Je ne sais plus dans cet ennui à quoi riment nos psalmodies.

Cellulaire

Parfum de café frais.
Pénombre.
Autour de la suspension, la nuit n’accorde à la cuisine qu’un cône imparfait de lumière ; et les braises adjacentes du poêle.
On entend, écho dans la montagne, un moteur à 800 mètres de là, tournicoter, aspirer des jappements lointains, des froissements de hêtres et de plumes trempées. Les phares happent à chaque virage les déchets humides de la nuit.
Puis un couloir noir de silence, avant la relance du moteur : ronron familier aux plis jaunes des herbes versées, des creux enneigés et des vapeurs froides s’échappant des roches.
Sur la table, un cellulaire éteint, une radio éteinte.
Un bol rose qui fume. Vos doigts, de paysan et d’artiste, de maçon.
Aussi des confitures. Deux tranches de pain, des miettes, un morceau de fromage.
Des clés et un stylo dans un cahier, protégé d’une couverture de plastique rouge.
La voiture stationne devant la maison. Un portière claque. Denis déjà.
Offrir à peine un café. Et sans plus tarder, dans les balbutiements de l’aube, descendre, descendre la montagne jaune, jusqu’à la ville.

Uniforme

Dans ce train, par la fenêtre, l’univers vous semble un immense caquetage. Partout, la terre est recouverte d’un nuage vain, pailleté, qui retombe opaque et rend chacun aveugle.
Dans un autre compartiment, un autre que vous, en uniforme empire (prussien, français ou russe) tourne le dos et s’enfonce dans la nuit. Le train perfore l’air à l’opposé de la gare où attend votre amoureuse.
Mais c’est vous qui, plus haut dans la voiture, en souffrez le chagrin.

Sentence
Une nuit vous cheminiez éternellement, longeant l’Amour, sous les branches bleues, sur un tapis d’aiguilles. Vous rejetiez la sentence anguleuse de votre cœur.
Je ne serai pas votre juge.

Faille

Vous êtes drapé de plumes. L’Ange de la Vieillesse, dans ce combat de pierre, appose déjà ses mains solides sur votre visage dur, quoique encore jeune. Ses doigts s’y enfoncent en silence puis serrent votre cou, formé dans la lave.
Quelles voix disparues, quel baiser ancien de volcan se sont déposés sur vos lèvres d’ange ?
Vous tombez, malgré vos ailes, dans une faille infinie. Vous êtes et serez toujours (tel le veut la Vieillesse) un monstre de temps, chutant à l’aplomb de la paroi. Et à la fraîcheur du matin, vous n’aurez jamais qu’à offrir le baiser salé du passé.

Mèche

C’était une nuit de juin au pied du brasier. Parmi les rires, tous les êtres et les monts alentours vous étaient indistincts. Car ici, vous fûtes nuitamment Valentin de la Saint-Jean. Adossé contre un talus, la nuque au creux des mains, vous aperceviez dans le méandre gris et trouble, une mèche brune ; et, entre les flammes rouges, le sourire de porcelaine de celle que Dieu vous aurez refusé au grand jour.
J’ai en de pareils mystères la foi du charbonnier.

Transparence

Parqué, hautain, enclos dans une sphère de glace, votre vrai chant tape la paroi et vous revient muet pour vous meurtrir.
Jours dolents d’animal encagé. Aux cris atones, à la voix inutile. Poussant son chant vers le bleu, dans la transparence épaisse et maudite d’une sphère.

Manteau

Ce soir au Sancy gronde la montagne.
Avec les oiseaux et le gibier, toutes les bêtes se blottissent, se taisent pour disparaître.
Pourtant tout encore est jauni, tout est roux ; mais les pentes soudain se couvrent d’un voile sombre et religieux.
Tous se sentent petits mais tous excèdent dans le monde. Gens et bêtes ont peur, et tous viennent s’y verser.
Dans votre grand manteau, votre vie se cache aussi aux roulements de l’orage. Que n’ai-je manqué ? Où est l’envie, le léger ? Premières grosses larmes du Sancy. Vous laissez glisser le manteau au bord d’une ravine. Puis la pente guide vos pas, avant l’éclair, jusqu’à la grange.

Gothique

Les joues creusées, les yeux fous, la peau hâve, voici l’heure victorieuse où le maillot jaune avance dans la foule.
Le rejeton de Laërte, à ce moment, est pareil à l’enfant que sa mère libère de sa couche.
Car c’est, là et là, perfection du temps.
C’est la gloire et l’instant de toute naissance.
C’est le moment où un vent d’Olympe creuse, en pleine roche, sur une montagne de France, un temple, une cathédrale espagnole.
Fédérico le fugitif seul la pénètre. Et durcit – sa chair se modifiant mémoire. Puis, tête de pierre, médaille ibérique, le héros de tant de routes s’abolit en un disque de pierre que veillent les étoiles. La voûte entière est céleste, la voûte entière partout l’admire. Il n’est plus beau berceau et n’est plus beau triomphe.
Tous, les enfants gothiques aussi, sont bien repus (petits monstres coutumiers de la gloire). Dieu même alors sourit, perdu dans son sommeil.

 

Entretien avec Clara Regy

Peux-tu nous dire d’où vient ce titre La Penchée, celui de ton premier recueil, dans la collection Polder ?

La Penchée, c’est une figure féminine. C’est à la fois une vraie femme et pas du tout. Une femme qui, dans mon imaginaire, est devenue archétype. C’est une figure féminine de l’amour, une figure féminine de fascination qui produit de l’instabilité puis du déséquilibre dans l’œil qui la regarde. La Penchée est le lieu parfumé, sanglant et mouvant où réside Perceval. Cela revient, pour Perceval, à ne pas savoir ce qu’il aime le plus : entre la femme désirée, l’espace éternel qui l’en éloigne et l’énergie surhumaine, insensée, qu’il déploie pour s’en rapprocher. La Penchée, c’est Perceval, liquéfié, perdu, jusqu’au vertige et à la sidération, tout près de la folie et de l’anéantissement. La fin’amor à l’époque de Tinder et du smartphone, j’ai conscience que cela soit légèrement anachronique. Mais c’est pourtant mon histoire. J’ai dû naître une première fois aux alentours de 1222. La Penchée, au bout du compte, c’est la condition qui crée l’énergie et le lieu (fait de jouissances et de meurtrissures, de pétales et d’éclairs). La condition qui fonde et rend possible la poésie.

La Penchée (22 textes pour ce Polder sur un ensemble de 80 restant à publier) est initialement le titre d’un de mes poèmes. Et il est devenu celui de mon premier recueil, tant les thématiques du « penché », de l’instable, de la chute ou de l’inversé traversent la plupart de mes poèmes (je n’en ai eu conscience qu’a posteriori). J’aime les pôles opposés/apposés, le bas qui permute en haut, j’aime que se mêlent et se confondent les espaces et les époques, que le ciel se mélange à la terre, que les niveaux de langue se percutent jusqu’à inventer parfois une nouvelle langue « vernaculaire ». J’aime aussi l’ubiquité que permet l’imaginaire et devenir, par exemple, moi-même cette Penchée.

As-tu besoin d’un environnement particulier, d’objets particuliers pour écrire ?

Non, pas de lieu particulier, pas de gri-gri non plus. J’ai écrit, jusqu’ici, essentiellement sans carnet ni stylo, « sans les mains » . De 2016 à 2019, j’ai eu besoin de trois ingrédients : le plein air (ville ou campagne), la solitude et le mouvement. La marche, le vélo, un trajet en voiture ont fait surgir des bribes de langage immédiatement fusionnées à une émotion et à un rythme. Mon imaginaire se mettait alors à mouliner, de manière très obsessionnelle (au rythme du moteur, du pédalier ou des jambes), et créait le poème. En voiture, une chanson pop-rock anglaise ou US (Tindersticks, Morrissey, Nick Cave, The Divine Comedy, REM, Aldous Harding, etc.) pouvait renforcer le pouvoir déclencheur du déplacement.
Parfois, au retour d’un de ces déplacements inspirés, mon travail immédiat sur carnet était incroyablement facile. Il se limitait à la transcription du poème-mouvement. Les mots coulaient sur le carnet. Ensuite, je n’avais plus qu’à mettre le poème au propre sur l’ordi, dans son intégralité, presque sans retouche. C’était providentiel. Et rétrospectivement assez impressionnant. Il m’est même arrivé d’écrire de la poésie « en direct » sur un média dit social, ce qui est une connerie sans nom.
D’autres fois, le poème-mouvement n’accouchait que d’un simple fragment qui était ensuite augmenté et transformé. C’était très bien aussi, car ce fragment constituait le cœur du poème et gardait en lui l’énergie créatrice de ce qui avait été imaginé en mouvement. C’est ce noyau d’énergie initiale, cette tension, qui ensuite venait irradier l’ensemble du texte.

Mais il arrivait (malheureusement ou pas) que le poème-mouvement s’envole comme il était venu. Une rencontre, une conversation, une pensée qui interfère, un imprévu, et le poème « sans les mains », faute d’avoir été écrit assez tôt, m’échappait sans retour.

Depuis peu, après une assez longue période de jachère, au cours de laquelle l’alchimie du poème-mouvement a moins (voire plus du tout) opéré, j’ai commencé à écrire « assis ». C’est plus reposant mais aussi moins fulgurant. Je viens de me lancer dans une sorte de conversation poétique avec les textes d’un auteur qui a été fondamental dans mon envie d’écrire et qui marque mon écriture. Ce nouvel ensemble en cours d’écriture s’intitule « Bercail ». J’y prends du plaisir.

Quels auteurs (poètes ou pas) font partie de ce que l’on nomme le/ton quotidien ?

Aucun. Et je n’aime pas les catalogues littéraires J’ai passé deux années avec Arthur Rimbaud (le poète-mouvement, justement) sur qui j’ai écrit une Maîtrise de Lettres. Cela crée des liens indéfectibles. J’ai l’impression que Rimbaud est un membre de ma famille. Avant cela, il était déjà avec moi quand je faisais mon service militaire. Simple bidasse dans le cadre de Vigipirate, je patrouillais avec un collègue, jeune photographe, à l’aéroport de Lille (nous devions surveiller les vols Alger-Lille en période d’attentats islamistes). J’avais d’un côté de mon treillis un chargeur complet de balles de Famas et de l’autre, l’œuvre intégrale d’Arthur, volée dans une bibliothèque. J’en lisais des passages à la pause.

Question subsidiaire obligatoire (!) si tu devais définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?

La poésie pour moi est d’abord une friction, un frottement, une explosion au cours de laquelle s’amalgament une émotion et un langage musical (le mouvement étant, lui, un déclencheur). Donc émotion, friction, langage.
Mais j’ai aussi envie de te répondre œil, œil, œil. La poésie, ce sont trois yeux . Les deux yeux du poète (l’œil introspectif et l’œil tourné vers le monde) et celui, merveilleux du lecteur : l’œil qui accueille et caresse le poème. Cet œil du lecteur, chargé de son propre imaginaire, donne, littéralement, une nouvelle dimension au poème. Ainsi, sans lui, la feuille reste plate. Elle attend d’être volume.

Raphaël Rouxeville a officiellement commencé à écrire à 44 ans, c’est-à-dire avec stylo et sur feuille. Il est redevenu, à la rentrée 2022, professeur de Lettres en lycée, après une parenthèse de 12 ans marquée par d’autres activités professionnelles, pas si marquantes.
Raphaël s’interroge beaucoup sur la question de l’ego dans les pratiques artistiques et donc dans l’écriture poétique. Qu’est-ce qui pousse des gens, la plupart du temps retranchés, à jouer des heures avec les mots et les sonorités du langage, alors que la vie n’attend personne derrière le carreau ? L’ego ? Quelle gloire poursuivent-ils à pratiquer un genre littéraire moribond, alors que c’est juillet ? L’ego ? La poésie est-elle un monocle pour mieux voir le monde et ne pas sentir janvier rosir le nez des passants ? Ou n’est-elle qu’une corde jetée à l’autre. Et qui sauve-t-elle ? Avril ? L’ego ?
Raphaël remercie Terre à Ciel de publier quelques-uns de ses poèmes, comme l’ont fait aussi (notamment) les revues Le Capital des mots, Décharge, Lichen ou encore Recours au poème.

Bibliographie

  • La penchée, coll. Polder, Décharge, 2022

Bookmark and Share


Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés