Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Jasmine Viguier

vendredi 19 juin 2015, par Cécile Guivarch

Extraits de RéconciLiée (inédit)

Je suis sous le ciel
maintenant

(plus aux pieds des montagnes)

dans la douceur

Je garde mes distances avec l’océan
ceux de la côte

Je vais souvent près du fleuve

Mains ouvertes rien qui retient
les fleurs même fanées nos peurs
la nuit les cris au loup nos cœurs serrés
d’on ne sait que faire à chaque doigt
la bague et demain qui sera quoi
tout est donné à plus vaste

Je décide d’habiter le rire clair de l’enfant
______ et ses questions d’importance

Serment de silence au monde
fait d’une goutte de sang et de feuilles mortes

Trois cailloux blancs
au fond des poches nos trésors
dissimulés dans les miettes du goûter

Présent perpétuel

L’adieu aux mots

dans une douceur de printemps à faire tomber les pulls
un matin d’oiseaux insistant derrière la fenêtre

Je laisse les livres sans espoir d’autrement
à cause du trop vivant en moi

assouplis ce qui est raide

le ciel attentif
accompagne avec précaution

Après l’orage on cueille
les odeurs en bouquet dans la forêt
respiration subtile des verts

Un été doux aux cigales insistantes
la peau s’habille sariette et romarin
caresses veloutées des sauges et de l’origan

La nuit les coquillettes
traversent le jardin
à dos de fourmis

au commencement était
______le verbe…

non

au commencement était
______ un battement de cœur

notre ignorance portait un savoir immense

entêtée je tente de garder le monde infini
______comme aux premiers instants

je me re-lie

Sur le fil à linge les mésanges picorent
les boules de graines suspendues
devant les vignes prises par le gel
Les mains dans l’eau chaude
je rassemble mes mots d’hiver le froid
enserre la maison secouée de vent

Les jours paresseux gorgés de nuit
on fait infuser les mots avec le thym citron
Grands bols partagés à petites gorgées
sous l’énorme couette où s’enfouir
jusqu’au printemps

Ce matin le soleil
étonné de comment c’est arrivé

Trop d’écrits encombrent

Je m’en suis allée
sans donner d’explications

renouer
à peine deux ou trois mot sur le dos


Entretien avec Clara Regy

- Vous avez été invitée sur France Culture avec d’autres femmes poètes, pensez-vous qu’il y ait une écriture véritablement féminine ?

Non, je ne pense pas et en même temps en suis-je bien si sûre ? C’est un questionnement qui me traverse depuis quelques temps. Il y a dix ans, j’aurais haussé les épaules et répondu : Bien sûr que non, quelle question ! Aujourd’hui je serai beaucoup plus mesurée dans ma réponse. Ceci dit, je ne pense pas que ce soit juste de parler d’une « écriture féminine ». Quelque part, l’écriture n’est ni masculine ni féminine. En même temps, je dois bien reconnaître que nos sensibilités d’hommes et de femmes sont différentes et c’est cependant avec celles-ci que nous écrivons… Je ne saurai pas très bien expliquer cela, mais il m’arrive de plus en plus souvent, lorsque je lis un texte ou un poème, de me dire au détour d’un mot : « tiens, c’est un homme ou bien c’est une femme qui écrit cela ». C’est bien évidemment du pur ressenti de lecture. Ça se joue à un mot, un vers, mais très souvent la lecture du nom de l’auteur vient confirmer mon impression. C’est assez fréquent quand je lis des textes en revues, par exemple, où je ne fais pas forcément attention de prime abord au nom de l’auteur. Alors qu’en conclure ? Que j’ai une représentation très arrêtée de comment doit ou devrait écrire un homme/une femme ou bien qu’il y a des ressentis intimes et une manière d’être au monde propre à chacun et que l’on creuse en tant qu’auteur(e) avec l’écriture ? Je crois qu’il s’agit vraiment plus d’une question de sensibilité que d’écriture et que c’est cette sensibilité avec laquelle nous percevons le monde qui, s’exprimant dans et par l’écriture, donnerait à conclure un peu hâtivement qu’il existe une écriture féminine. Voilà un peu où j’en suis de mes réflexions sur cette question. Qui sait ce que je répondrai dans dix ans !

- Avez-vous des « rituels » d’écriture ?

Non, je ne crois pas. Je suis tellement dans un temps contraint et limité qu’aucun « rituel » ne parvient à s’installer durablement. Je ne dis pas que c’est confortable mais c’est comme ça.
Je pourrais dire que le moment d’écriture idéal pour moi, c’est tôt le matin avant le début de l’accélération du jour ou bien au milieu de la nuit qui est une grande parenthèse de vie. Le silence a alors une autre teneur. C’est plus ouvert. En plus l’avantage de la nuit, c’est que rien ni personne ne vous arrête… Mais allez faire votre journée de travail après ça ! Certains y arrivent, moi je suis lessivée au bout d’une quinzaine de jours. Alors je compose. Mon écriture est pour beaucoup une affaire de temps volé.
Cela ne gêne pas le surgissement du poème qui, de toute façon, s’impose de lui-même. Ce sont des esquisses jetées n’importe où n’importe quand sur un bout de papier, les marges d’un cahier de réunion, le téléphone portable… Le papier est bien à ce moment-là (ou disons l’écriture manuelle car il existe des tablettes où l’on peut écrire à la main) parce qu’il garde la trace des mots barrés, des hésitations… et ça nourrit déjà un premier (re)travail lors de la saisie sur l’ordinateur.
En revanche, le travail du texte, sa réécriture et puis ensuite son insertion dans un ensemble sont beaucoup moins compatibles avec cette affaire de temps volé. Cela se passe à mon bureau-atelier de préférence et cela me demande du temps et de la disponibilité. J’ai aussi besoin, quand je suis dans ces phases-là, de pouvoir laisser « reposer » le texte pour le redécouvrir neuf et mieux voir ce qui tient ou pas. C’est pour ça aussi que j’écris très lentement finalement.

- Quels sont les auteurs qui marchent à côté de vous ?

Il y en a beaucoup et j’ai bien peur d’en oublier. Et puis, c’est aussi un paysage changeant qui évolue selon les périodes. Certains auteurs m’accompagnent depuis longtemps, presque le début, et je reviens à eux régulièrement. D’autres m’accompagnent sur une période plus ou moins longue mais de manière quasi exclusive avant que je m’en éloigne. D’autres enfin, découverts récemment, sont très présents mais combien de temps en fin de compte marcheront ils à mes côtés ?
Il y a tout d’abord Antoine Emaz pour ses poèmes comme pour ses notes sur l’écriture, et aussi Roger Lahu, Daniel Biga, James Sacré sans oublier Albane Gellé, rencontrée à mon arrivée à Nantes. Je découvrais leurs livres en même temps que je commençais à comprendre que les bouts de textes, les fragments, ces choses saisies-écrites sur le vif de l’instant et reprises ensuite avaient peut-être quelque chose à voir avec la poésie contemporaine, que peut-être je pouvais « pousser » un peu plus loin ce travail et voir… Importants donc, essentiels même, et toujours aujourd’hui.
Guillevic, que je redécouvre périodiquement, est là lui aussi.
La lecture de Valérie Rouzeau, et notamment Pas revoir et Va où, a été importante. Figure quasi incontournable pour toute une génération d’auteurs dont je fais partie, il aura aussi fallu apprendre à s’en détacher. Et en écriture, se détacher de… est aussi une manière d’être accompagnée par…
Aujourd’hui, Ariane Dreyfus, Florence Pazzottu, Sabine Macher, Amandine Marembert, Françoise Ascal sont des voix de femmes qui me sont tout aussi essentielles, et plusieurs de leurs livres continuent d’être « à portée de main ».
Plus récemment, j’ai rencontré ceux Mireille Fargier-Caruso et de Thomas Vinau. Et aussi les Cantilènes d’un rien du tout d’Antonio Placer. Je pressens que nous allons faire un bout de chemin ensemble…

- Peut-on dire que l’écriture a toujours été là pour vous ?

Toujours je ne sais pas ;-) mais très vite oui… La lecture aussi d’ailleurs. Disons aussi qu’elle a été très vite nécessaire. Au-delà des histoires inventées, des livres écrits et fabriqués enfant. (Je me souviens avoir tapé le début d’un roman sur une vieille machine à écrire pour ensuite l’illustrer à l’encre, enfin en fait, juste le premier chapitre ;-) L’écriture est rapidement devenue le lieu où il m’était possible d’apprivoiser les décalages ressentis très tôt entre moi et le monde, entre ce que je percevais/ressentais au dedans et ce à quoi j’étais confrontée au dehors. Elle était l’endroit où composer avec cela, le moyen par lequel je pouvais recréer une certaine unité et donner à la fois un peu de cohérence à ce qui m’entourait et moins de prise à ce qui me traversait. Aujourd’hui c’est toujours un peu la même chose, même si ce n’est plus seulement une affaire de décalages à apprivoiser heureusement !
Je pense à une phrase de Guillevic « Ecrire c’est creuser dans du noir ». Il y a de cela effectivement. Il y a aussi ce vers de Mireille Fargier-Caruso qui m’a accompagné quotidiennement de longues années « Manque de toute sa chair un monde qui serait le nôtre ». Je crois que je tâtonne dans la langue avec l’espoir d’approcher un monde qui serait mien et où respirer avec un peu plus de calme.

- Quels mots pourriez-vous associer à celui de « poésie » ?

Oh là là, il y en a beaucoup !!! Je fais une sélection : respirer d’abord, parce que la poésie a vraiment quelque chose à voir avec la respiration pour moi. J’ai globalement tendance à étouffer, à me heurter à l’étroitesse des choses et de la vie que l’on se fabrique. La poésie (et l’écriture) est comme un petit peu plus d’oxygène au quotidien, elle aide à respirer mieux.
Puis accueillir, parce que la poésie ce n’est pas seulement une affaire entre mes petites pages et mon stylo ou mon clavier et son écran, ça déborde, c’est un regard, une manière d’être jusque dans la langue, de saisir et mettre en mots ce qui survient autour ou en dedans…
Tenir, avec l’idée de tenir debout, résister, ne rien lâcher de ça qui est essentiel pour soi et bien sûr aussi l’idée de tenir l’écriture.
Relier, parce que la poésie crée des liens, réunit ce qui s’oppose, s’ignore ou parfois entre en conflit. Elle relie et me relie. J’ai parlé plus haut des difficiles ajustements entre le dedans et le dehors. Il y a aussi les frottements entre l’avant et l’après, l’ici et là-bas, le vous et le nous… Or elle tisse des liens singuliers entre tout cela, crée de possibles cheminements et fait parfois littéralement sauter les verrous du cerveau. En cela je dirais que la poésie me fait voir le jour… sous un autre jour :-)
J’ajouterai silence. La poésie creuse, cherche à dire, à donner à voir et à sentir. Elle veut être « au plus près »* et ce faisant, elle reste plus proche du silence que du bruit et de la profusion. Ecrire un poème c’est aussi écrire avec le silence, entre les mots et sur l’espace de la page. Et puis on sait bien comment les mots nous taisent parfois et qu’il vaut mieux leur préférer un silence ou un blanc qui se laisse inventer. Enfin, il me faut un certain silence intérieur pour être réceptive à la poésie, pour lire comme pour écrire et autant dire que parfois, vu les rythmes de vie, ce n’est pas gagné !
Et pour finir, vivant et sauvage, deux mots qui vont de pair avec poésie. Et je boucle la boucle avec respirer. Quant à sauvage, je l’entends dans une acception positive. Pour faire simple, disons que quelque part j’ai le sentiment que mon écriture poétique nait du sauvage, de l’instinct, du non domestiqué, je veux dire de cette parcelle de pur vivant sauvage que nous avons en nous. Et par ailleurs, elle bouleverse, bouscule, invente, joue avec, renverse,… les mots, les phrases, les structures grammaticales, les images…
Bref, la poésie c’est un peu le bordel, ça résiste franchement à l’organisation et c’est quelque chose de très joyeux aussi.

* Titre d’un livre de Roger Lahu, paru au Dé Bleu en 1998)


Jasmine Viguier est née en 1973 à Paris. Après avoir passé son enfance à Lyon, elle vit et travaille actuellement à proximité de Nantes.

Elle a publié :

  • Nord intérieur – Contre-allées (Lampe de poche), 2011
  • Les mots nous taisent – Contre-allées (Poètes au potager), 2009
  • Exactement là – l’Idée bleue, 2008
  • Sahara – Aléas, 2001

Ainsi que dans les revues : N 4728, Ecrit(s) du Nord, Microbe, Cabaret, Décharge, Contre-allées…
Une ville, accompagné de photographies d’Olivier Grouazel est visible sur le site de Remue.net.

En parallèle à son travail d’écriture, elle conçoit et réalise des petits livres singuliers qui sont une manière de prolonger par la forme et l’objet certains de ses textes accompagnés d’encres et de collages.
Elle tient aussi irrégulièrement un blog : http://dans-les-marges.blogspot.com.


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