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Poésie d’aujourd’hui

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Antoine Bertot

mardi 31 mars 2020, par Cécile Guivarch

Les pièces d’un paysage (extraits)

inlassable à noter
pour ne pas oublier

les faits du jour se perdent

sans date

la neige dure
la brume basse
facile de passer
outre
s’ouvre le ciel

et puis le reste
« écrase »

prendre exemple

après avoir tracé
chiffres et lignes
on ouvre la route
le réseau à vif

les travaux résonnent alentour
on raccorde
et enfin le revêtement lisse
à neuf sans une marque

« qu’on n’en parle plus »

l’épaisseur d’eau lentement s’écoule
au fil du jour

le soir reflète
encore
une pellicule froide
devenue orange proche
du gel sous la lampe

dans quel enchevêtrement
la main fut retenue

puis relâchée

branches dénouées pour que le corps
sensible parvienne
à répondre
à reprendre le pas
autrement la trace

« pour commencer le jour
veux-tu comme hier
à la pelle
débarrasser l’épaisseur
tombée de nuit »

cela vibre ailleurs que sur la vitre
où je vois le vent remuer
un paquet de feuilles
tout juste retenu dans son élan

encore le temps pour laisser les yeux
se perdre en fatigue
avant de retrouver
la plaque brisée du sol ou bien
tendre
vers un instant
se dire

« la brume sur les pentes se lève »

ouvrir à la fin

la lumière est un peu facile
si bien que le couchant
bien beau rouge dans la vitre en face
semble léger reflet à peine
une couleur
une teinte à la limite

suffit pour cette heure à nous tenir

« je cherche le mot
comme seulement expirer
qui résume non
donne sa densité
à notre vie proche
l’intensité d’être
mêlée aux branches »

voilà où je suis
d’où je te vois

qu’importe le nom parmi les feuilles
où résonnent quelques ombres
lointaines

et font croire

qu’elles viennent de quitter la ligne
vers les branches à la marge emmêlées

et que parfois nous parlions ensemble


Entretien avec Clara Regy

Commençons par la photographie que vous aimez aussi, quels liens entretient-elle avec votre poésie ? Amour ? Amitié ? Ou tous leurs contraires ?

« Amour » et « amitié » ne sont pas les mots qui me seraient venus à l’esprit immédiatement. Si mes poèmes et mes photographies peuvent partager quelques motifs (notamment celui du pay-sage), rarement un poème s’inspire directement d’une image, ou inversement. Ce sont plutôt deux lignes parallèles de création. Et deux lignes non pas continues mais brisées. En effet, il y a des périodes pour l’écriture et des périodes pour la photographie. Les deux ne se font pas de manière simultanée, sans doute parce que chacune sollicite un type de sensibilité, d’écoute un peu différent et sans partage. Donc, lorsque je photographie, il n’y a pas d’écriture ; lorsque j’écris, il n’y a pas de photographie. L’une prend le relais de l’autre, ou l’éclipse. Pour autant, je crois que, ainsi à distance, elles s’influencent malgré tout. La mémoire de la main droite, avec laquelle je déclenche une photographie, informe la main gauche avec laquelle j’écris. Telle image que j’oublie, ou une autre ratée, telle courbe ou lumière qui m’a arrêté, participent sans doute discrètement à l’écriture et se retrouvent au détour d’une phrase. Mais alors, ce n’est pas un choix, c’est comme ça.

Vous dites être aussi, inspiré par la photographie de « l’autre », sauriez-vous dire ce qui peut déclencher l’envie d’écrire « à partir » de celle qui n’est pas de vous ?

Au contraire de mes photographies, j’ai parfois pris comme support d’écriture des images dont je n’étais pas l’auteur. Par exemple, des images de Raymond Meeks, Nolwenn Brod, Israel Ariño, Marguerite Bornhauser... Dans ce cas, les textes que j’écris se concentrent sur une série photo-graphique plutôt que sur une photographie en particulier. Ce qui « déclenche » l’envie ? Difficile à dire, si ce n’est que je reviens régulièrement à cette série lorsque je regarde des images, que je feuillette des livres. J’ai la sensation, en bref, qu’un dialogue, au fur et à mesure, s’instaure entre elle et mes phrases. Alors je ne cherche pas à décrire les images, mais plutôt à déplier une émotion qui insiste obstinément lorsque je les regarde. Cela peut prendre son origine dans la simple texture d’une matière, le reflet étrange sur une peau, un regard, l’éclat d’une couleur, l’opacité d’une ombre… Un détail en somme à partir duquel je tente d’écrire pour, à la fois, m’approcher sensiblement de l’image, circuler parmi ses motifs, ses échos, ses ruptures et, aussi, nécessaire-ment m’éloigner d’elle.

Vous évoquez « l’écriture d’extérieur » et donc de façon plus ou moins directe « l’écriture d’intérieur » que cachez-vous derrière ces mystérieuses formules ? Avez-vous aussi, quelques rites d’écriture ?

C’est en fait assez simple. Pour l’écriture du paysage, elle se fait, dans un premier temps, à l’extérieur, sur le motif si je puis dire, même si ce n’est pas forcément ce que je vois ou entends qui dicte le poème. En réalité, la marche permet d’amorcer un poème, d’en poursuivre un autre, d’en abandonner un dernier. Je reviens alors de la marche, parfois, avec quelques mots griffonnés sur un petit carnet ou seulement une sensation à développer. De ce petit carnet, je passe au cahier dans lequel j’essaie de ressaisir cela et de lui donner vraiment forme.
Et puis, quotidiennement, il y a l’écriture d’intérieur qui dépend, quant à elle, des hasards du jour : travail à partir des images, lectures (aujourd’hui, sur la table : Pourquoi la musique ? de F. Wolff, Récits des marais rwandais de J. Hatzfeld, la biographie de Charlie Parker par F. Médioni, Hui de Y. Miralles...), écoute de ce qui vient de dehors (passage dans la rue, bruits de travaux...), variations de lumière à la fenêtre... Cela est matière aussi pour les poèmes ou pour des notes très éparses. C’est un temps de patience alors que la marche active un peu les choses.

De quels auteurs vous êtes-vous nourri (poètes ou pas) et aussi peut-être vous nourrissez-vous encore ?

En désordre, et sans donner de raison : Robert Bresson, Antoine Emaz, Pierre Reverdy, Arnaud Claass et un musicien, Thelonious Monk.

Et pour terminer une question « essentielle », il n’est pas interdit de sourire. Quels sont les trois mots qui pour vous, pourraient représenter « la poésie » ?

Tension / Relier / Obstination.


Bio-bibliographie :

Antoine Bertot, né en 1988, habite à Gex, où il enseigne au collège. Il a publié des poèmes dans plusieurs revues (N47, Arpa, Diérèse, L’intranquille, remue.net...) ainsi que deux recueils (Paysage Jura et Les pentes) dans les Anthologies Triages 2017 et 2019. Il est également photographe.


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