Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Geneviève Liautard

dimanche 2 juin 2019, par Roselyne Sibille

LA BEAUTÉ

Je voudrais pouvoir dire

je sais la beauté
son cheminement mystérieux entre les mousses
l’aridité des sables

son surgissement entre les branches quand la lueur céleste
un regard amoureux
balaient l’herbe rase de la combe

son déploiement dans les rires d’enfance
leur grelot si proche des larmes

son murmure accroché aux lèvres de celle qui s’ignore
leur pulpe nacrée
fruit mûr et sombre
le miel de leur suc

Pouvoir dire

je la sais farouche
pour l’avoir entraperçue
dans les yeux de l’enfant apeuré
ceux des bêtes palpitantes qui s’enfuient à notre approche

Pouvoir dire

je la sais fragile
quand la fleur perce le tapis de neige immaculé
l’oiseau hirsute sort de sa coquille

Pouvoir dire

Je la sais violente
dans la lente éclosion des compressions violette du lilas
celle du papillon délivrée de sa gangue de soie
ton petit corps sorti du mien

Pouvoir dire

elle n’est pas que belle
mais par-delà le champ que le labour a rudoyé
les mottes dures que l’étrave a brisées
les pierres apparues qu’il faudra sortir
déposer sur d’autres plus vieilles encore
murs peu à peu construits
à partir de rien
qui pèse le poids d’une vie
par-delà les obstacles et les tumultes

Pouvoir dire

c’est elle qui nous sauve en nous étreignant

L’EAU

Je voudrais pouvoir dire

Je sais l’eau…

ses débordements
son manque

Parler de celle vive et libre
qui dans un même élan
désaltère à sa source
noie dans son tumulte

celle enfantée dans le silence de la terre
qui sourd doucement
que rien ne contient
qui est de cette vie
l’immémoriale transparence

Dire
son chuintement sous les mousses
son clapotis dessous les pierres
son bruit de tambour sur les vitres
sa hâte à l’assaut des gargouilles

Dire
sa fureur
quand le torrent fait volte-face l’écume aux lèvres

sa pureté
passage ouvert derrière le regard

son murmure
qui brouille sur la placidité du lac
l’image réverbéré

son miroir
au revers du ciel ensemencé d’étoiles

Parler de celle
qui refuse le corps à corps avec les sables
quand de sa bouche ouverte la terre l’appelle en un cri silencieux

celle qui se replie dans le sombre des failles
les glaces éternelles
l’apesanteur des nuées

celle qui sature ce corps que l’on a

corps pourtant si proche de devenir matière
qu’à marcher pour mesurer les sables
nos pieds saignent
et nos bouches gercées aspirent l’air brûlant

Dire
son manque absolu sur l’autre bord du monde
et à portée de regard
des visages d’enfants

De l’aride ils ont gardé la soif

ventres mous
regards enténébrés

dans les cuvettes sales
l’eau des morts

au creux des mains
l’amère désespérance

Dire
la patience du nomade qui
en portant au front
la première goutte
abreuve son âme et rend grâce


Petit entretien avec Clara Regy

Vous dites « être entrée en poésie tardivement », quels sont alors les poètes qui vous ont nourrie et vous nourrissent encore ? Et les auteurs d’ouvrages moins tournés vers la poésie qui vous ont, aussi, peut-être « suivie » ?

Effectivement, je ne me suis autorisé que très tard à écrire pour être lue. J’avais bien sûr dévoré les romantiques, m’étais imprégnée de la poésie lyrique que je reproduisais maladroitement quand j’étais adolescente mais mes études scientifiques ne m’ont pas orientée vers la littérature et c’est bien plus tard, au cours d’un tournant important dans ma vie que j’ai renoué avec l’écriture. C’est la découverte de l’œuvre de Philippe Jaccottet qui m’a convaincue à sa suite, que « tout n’est pas dit » et qu’il y avait peut-être une place pour une voix balbutiante dans le grand concert des poètes d’aujourd’hui.
Donc, oui, Philippe Jaccottet et les poètes qu’il a traduit. Ceux qu’il m’a fait connaître et en particulier Gustave Roud, plus récemment Jean-Pierre Lemaire, font partie de ce que j’appelle ma « famille » en poésie. Entre poésie et prose, Henry Bauchau tient une place importante dans ma bibliothèque. J’ai une affection toute particulière pour Virginia Woolf et ne saurais les citer tous de peur d’en oublier.
Mais j’aime passer de la lumière à l’ombre et inversement ; me laisser bousculer par la poésie de Juarroz, celle d’Alejandra Pizarnik.
Je ne sais plus qui a dit : « J’attends d’un poème qu’il me tranche la gorge et qu’il me ressuscite ». Je me frotte à des écritures incandescentes qui me coupent le souffle… et puis je reviens vers la voix apaisante de Philippe Jaccottet qui m’apprend l’exigence tranquille, lui qui dit « ne pas vouloir franchir le bord de l’interrogation. »
J’ai des goûts très éclectiques et je lis volontiers les poètes d’aujourd’hui, connus et moins connus. Les amis poètes me font souvent de beaux cadeaux dont je me délecte et que je chronique volontiers.

Et puis, je peux profiter de cette tribune pour remercier ceux qui m’ont confortée dans la voie du poème. La revue Filigranes qui a accueilli mon premier texte et le groupe de Poètes du Scriptorium conduit par Dominique Sorrente avec qui j’ai cheminé de longues années très stimulantes.

Vous aimez travailler avec d’autres artistes, pouvez-vous nous en dire davantage ?

J’ai pratiqué l’écriture à six mains avec deux amies poètes pendant dix ans. Malibert est né d’une rencontre et de la passion partagée pour l’écriture. Cette pratique d’un « nouvoiement » généreux et exigeant, a donné naissance à plusieurs recueils dans lesquels les écritures se sont puissamment mêlées.
Rencontre et passion également avec le photographe Patrick Aubert avec qui j’ai réalisé Baby Blues paru au Petit Véhicule, mais aussi avec Bernard Vanmalle dont les encres ont été très inspirantes pour moi. Qui a connu ce léger sentiment de malaise dû j’imagine à l’intense concentration, la sensation inouïe qu’un courant passe entre soi et la toile, en redemande, c’est évident.
Pour expliquer ce phénomène j’aime citer François Cheng qui fait dire, dans « Le dit de Tianyi », au vieux calligraphe chinois :
« … Dire les quatre étapes du voir : voir ; ne plus voir ; s’abîmer à l’intérieur du non-voir ; re-voir. »
Eh bien, lorsqu’on re-voit, on ne voit plus les choses en dehors de soi ; elles sont partie intégrante de soi, en sorte que le tableau qui résulte de ce re-voir, n’est plus que la projection sans faille de cette intériorité fécondée et transfigurée. »
Il parle de la source de la peinture mais je crois qu’on peut aussi l’appliquer à l’écriture quand elle naît de cette co-présence.

Pour la musique, c’est différent. Pour l’instant je n’ai rien écrit sur une partition musicale mais l’inverse est vrai et là encore, il est passionnant de voir ce que peuvent inspirer les poèmes à un compositeur. Cela a été le cas pour Baby Blues avec Lionel Buresi.

Puisque la traduction semble faire partie de votre quotidien, quels liens faites-vous entre l’écriture et la traduction, quelles particularités cette dernière activité -ou plutôt cet art- fait-elle (ou-il) émerger ?

La traduction pour moi est récente, cinq ans à peine que j’ai entrepris à la demande de mon amie Delia Morris de co-traduire avec elle l’œuvre de l’américaine, poète et essayiste, Jane Hirshfield. Je lui en serai éternellement reconnaissante tant cette pratique me comble tous les jours un peu plus. Et puis, il y a eu cette rencontre, même si à distance, avec cette magnifique poète.
Le lien avec l’écriture et la traduction ? Pour moi ce sont deux activités parallèles. J’avoue que traduire m’éloigne un peu de ma propre écriture. Une façon d’échapper à la page blanche sans doute tout en restant dans l’écrit. Je crois que cela m’a donné par contre une plus grande exigence linguistique. Je ne me suis jamais autant plongée dans les dictionnaires depuis que je traduis. J’ose penser que mon écriture s’en est améliorée.
Traduire, c’est transporter dans sa propre langue un univers entier contenu dans le poème. C’est une grande responsabilité, une école d’humilité et de persévérance.

Et l’environnement ? Vous semblez vous sentir fort concernée par ce qui nous fait sortir de notre « petit moi » ou « petit nous », quel rôle le poète doit-il jouer dans -je vous cite- « ce monde de bruit et de fureur ? »

Nous devrions tous être concernés. Nous ne pouvons pas écrire après les grands traumatismes du XXème siècle, les drames du présent et ce futur si incertain, comme si de rien n’était ; tourner la page, se voiler la face et continuer à s’inquiéter pour notre seul confort sans regarder en face le monde en marche sous tous ses aspects, y compris les plus noirs.

Et là j’ai envie de revenir à Jane Hirshfield qui nous encourage à poser les questions essentielles de l’existence humaine. Comme elle je pense que le poème doit tenir ensemble ce qu’il nous est si difficile, voire impossible de tenir, de penser, à savoir les contradictions de notre monde, le paradoxe ultime étant : nous allons mourir et - malgré cela, ou grâce à cela - le monde reste pour nous merveilleux.
Il doit être un moyen de s’éveiller à une conscience universelle, un antidote à ce qui cherche à nous aliéner, une façon de garder « le cœur vivant pour espérer ».
Comme le dit si bien Jérôme de Gramont dans le numéro 46 de la revue Nunc, les poètes de notre temps seront-ils capables « d’inventer cette vraie légèreté qui n’est pas oubli des tourments de l’existence et de l’histoire ? D’inventer une langue pour le chant de l’existence et le cri de la justice ? »

Pour répondre à votre question sur l’environnement et finir sur ce sujet je souhaite évoquer cette expérience inoubliable que nous devons à Jane Hirshfield. À l’occasion de la journée de la Terre, le 22 avril 2017, elle nous a offert le poème qu’elle a lu à Washington pour que nous le traduisions et qu’il soit lu dans de nombreuses villes en France durant la « Marche pour les Sciences ». Delia et moi-même l’avons lu avec beaucoup d’émotion et de ferveur à Marseille ce même jour.

Voilà un engagement que j’aimerais pouvoir tenir.

https://blogs.mediapart.fr/.../le-cinquieme-jour-poeme-de-la-marche-pour-les-sciences

Et enfin, le jeu : si vous deviez définir la poésie en 3 ou 4 mots, quels seraient-ils ?

Un jour je me suis amusée à résumer ce qu’était pour moi la poésie. J’étais dans une forme de légèreté que j’ai certainement un peu perdue.

« Pour moi la poésie ?

Elle est le féminin qui nourrit, apaise, guide, étanche une soif indéfinissable.
Elle est l’enfance qui questionne et exige follement : C’est quoi la Vie ? C’est quoi la Mort ? C’est quoi l’Amour ?
Elle parle en majuscule avec des mots minuscules qu’elle pose sans crier gare.
Fougueuse et spontanée, elle n’est vraie qu’en liberté et s’affranchit des règles et des habitudes.
Consciente de la gravité de toute vie, elle n’a de cesse de rassurer et de hisser l’espoir au-dessus du doute. »

Je garderais 4 mots :

vie espoir beauté liberté

et en rajouterais un cinquième indispensable : partage


Bio-bibliographie de Geneviève Liautard, poète et traductrice

Née à Aubenas (France) un jour de la Saint Valentin.

Après des études d’anglais et une carrière d’assistante de direction à Marseille, elle vit actuellement dans le Var, se consacre à l’écriture et à la traduction.

De la terre varoise où elle est profondément ancrée par ses racines paternelles, au delta du Rhône emblématique de l’empreinte maternelle, elle a fait un terreau qui nourrit son écriture poétique.

La découverte de l’œuvre de Philippe Jaccottet fut décisive dans l’orientation de son travail poétique « entre jubilation et ignorance ».

Avec deux amies poètes, elle a participé pendant dix ans à l’émergence d’un nouvel auteur au triple visage, Malibert, qui a signé une œuvre à six mains.

Publications

Depuis une vingtaine d’années, diverses parutions dans les revues : Filigranes, IHV, Comme en poésie, Les Archers, Phoenix, Soleils et Cendre, Les Ecrits du Nord … ou en ligne : La revue des haïkus, Recours au Poème, Les Carnets d’Eucharis, Terre à Ciel…

2011 : Nada - Editions Encres Vives
2011 : Le Champ d’Ecume - Editions de la Bartavelle (2ème Position au 26ème Grand Prix de Poésie de la Ville de Béziers)
2017 : La bienvenue du Rouge-queue - Editions Encres Vives
2017 : Baby Blues – Edition du Petit Véhicule avec le plasticien et photographe Patrick Aubert

Sous la signature collective de Malibert

2010 : Tryptique pour un visage - L’Harmattan
2010 : Tu n’as pas de maison - Editions Encres Vives
2013 : Demeterre - L’Harmattan

Livre Jeunesse

L’âne de Coline - Complices Editions - Illustration Françoise Compiani
(A paraître en sept. 2019)

En co-traduction avec Delia Morris

Sélection de poèmes de l’américaine Jane Hirshfield dans les revues Phoenix, Les Carnets d’Eucharis, NUNC, Terre à Ciel, Soleil et Cendres
2018 : Come, Thief/Viens Voleur- Editions Phloème

Participation à des ouvrages collectifs

2010 : Portrait de groupe en poésie, anthologie des poètes du Scriptorium (Association de poètes fondée par Dominique Sorrente)
2016 : Éloge et défense de la langue française - 137 Poètes, 10 Lettres ouvertes - Editions Unicité, Coll. Poètes Francophones planétaires

Livres et accompagnement d’artistes

2013 : Vos Bleus, mon âme avec la plasticienne Marina Haccoun-Levikoff
2015 : Blanc, Noir, Silence avec le calligraphe et plasticien Bernard Vanmalle

Expositions et lectures

2010 : Lecture mise en scène à la Cartoucherie de Vincennes de Triptyque pour un visage
2017 : Exposition/Lecture de Baby Blues, musique originale Lionel Buresi

Contact : gliautard@orange.fr

(Page réalisée grâce à la complicité de Roselyne Sibille)


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