Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Alain Eludut

samedi 15 juillet 2017, par Cécile Guivarch

Extraits de L’allure des chemins (inédit)

_____Soleils
Après les longues suffocations des sols
le va-et-vient incessant des tracteurs
et autres engins agricoles peut commencer.
La paille qu’on dirait préparée depuis toujours
va rentrer dans les silos.
Les meules immenses vont s’aligner
_____et se superposer
comme les roues de soleils domestiqués
_____sous les hangars.
L’atroce volonté de faire tourner la terre.

_____L’ordre du monde
Avancer sans cesse, continuer à nommer le monde
que des fossés limitent en suivant la courbure des collines
pareilles aux reins d’une femme.
Elles sont le paysage que nous arpentons
de nos allures de géomètres
le long des rivières où nous délimitons les rêves
qui nous poussent à marcher encore.
Les arbres viennent à leur tour
renverser l’ordre du monde
celui que l’on croyait infranchissable.

_____Fin de l’été

Voilà, ce sont les derniers jours de soleil
tout nous y conduit méticuleusement
dès l’embauche du jour.
On voyait ces derniers temps
l’empire de l’été basculer
vers sa fin qu’aucun parasol
ne pouvait soutenir, ni chaise-longue reposer.
Les herbes même ne poussent plus.
On se suffit de peu pour vivre
et vivre nous importe encore plus.

_____Vision

Le vent balayait les branches du saule pleureur. Par la fenêtre, j’en voyais quelques-unes aller et venir devant les vitres aux petits bois peints et, quand un souffle plus fort ramena brusquement une brasséede feuilles plus importante encore, il m’apparut, une fraction de seconde, que quelqu’un passait devant moi.

_____Les mots invisibles

L’heure est rendue possible
quand s’éloignent nos désirs
que la vision apaisée
d’un massif d’arbres
et la douce lumière qui s’en dégage
sans jamais effrayer ni menacer
_____suffit peut-être
à nous rendre bienveillants.
Elle signe la présence invisible des mots.

_____Sollicitation du matin

Des gestes sans paroles me précédaient parfois
il suffisait alors d’un simple mouvement
le rappel d’une hanche
ou l’accompagnement d’une épaule
pour que la route s’ouvre à nouveau
prête à accueillir à la limite des mots
et des regards qui jusque-là s’égaraient
l’émouvante sollicitation du matin.

_____La rêverie

Ta main s’accroche au drap
que ton bras tantôt repoussait.
C’en est fait, tu ne seras plus tranquille.
Toujours elle tourne autour de ton lit
sans jamais décider à prendre possession
de l’esprit et du corps qu’elle visite
de sa démarche naturelle où elle flotte
la rêverie efface ton ennui.

Écoute le vent faible
qui caresse les volets
loin du jour incertain
des écueils de la lumière.

Tu vois, il ne sert à rien de courir
ne sert à rien de te lever trop tôt
Toujours tu reviens plus près
d’où tu étais parti.

_____L’intranquillité
Tout ce passé qu’il aurait mieux valu taire, renoncer à le voir exploité
par ma mémoire jamais tranquille.
Être enfin libéré des herbes folles comme ces asphodèles qui
poussent le long des chemins
et ondulent sous le vent
tandis que le soleil s’écrase sur ma joue.

_____Ce qui s’échappe

Ce qui vient après l’heure tardive, quand l’ombre prend enfin
possession du jour qui s’absente entre deux discernements, ou deux
interrogations, c’est plus que le pôle qui maintient l’équilibre, plus que
le fil qui donne encore la joie entre les joutes des mots – alors que rien
ne peut venir consolider ce qui s’échappe de nos mains.

_____Vie de poète

Un poète, on ne sait pas ce qu’il est, il n’apparaît pas sur ses clichés – à part quelques ombres ou reflets où on le devine – on sait simplement ce qu’il fait.
Une peau couverte d’insatisfactions qui ne demande rien, seule exposée à l’allure des chemins. En ce temps-là, j’étais bien jeune et inculte et ne savais pas distinguer
au milieu de l’effroi que déjà je connaissais, les chansons que plus tard je fredonnerais sans souci de la rime.


Petit entretien avec Clara Regy

Pour reprendre une de tes expressions, quelles sont « les origines » de ton écriture ? À quoi ce désir (ou besoin) d’écrire a-t-il tenu en fait ?

Mon désir d’écrire remonte très loin, dans mon adolescence, comme pour beaucoup de jeunes confrontés à la poésie. J’ai eu la chance de passer trois années dans un collège avec deux autres garçons, nous sommes devenus amis et la philosophie, la poésie prirent une place importante dans nos lectures et nos discussions. À vrai dire, il me semble que ce furent nos seuls sujets de conversations. Mes deux amis écrivirent rapidement, contrairement à moi dont l’écriture arriva tardivement, à part quelques tentatives solitaires demeurées secrètes.
Car je choisis une autre voie en quelque sorte et me tournai vers la peinture. C’est elle qui m’apporta l’envie de faire et durant une dizaine d’années, je fus peintre, si c’est bien ainsi qu’on nomme les gens qui font de la peinture. Mais il se trouva qu’un jour je perdis cette envie de peindre, les mots vinrent alors naturellement remplacer les couleurs.

Tu as évoqué le « lyrisme » que mets-tu ou que caches-tu derrière ce mot ? En quels auteurs (morts ou vivants) le retrouves-tu ?

Oui, la poésie pour moi est lyrique. Le poète n’est pas un simple comptable des choses vues, mais il lui appartient de les traverser avec l’émotion qu’elles lui procurent. La mort, la disparition sont des sujets qui hantent mes poèmes, comme le temps qui passe et, moins que la nostalgie à laquelle je pense échapper, c’est la mélancolie qui me tient le plus souvent.
Alors que je n’écrivais pas encore, des poètes comme Michel Deguy, Jacques Réda avec ses premiers livres ou Jude Stéfan furent les initiateurs de mes rêveries. Leur écriture n’est pas la même, mais pourtant ils ont éveillé en moi une sensibilité qui a compensé la perte de la peinture.

As-des rituels d’écriture ? Lieux, moments, objets ?

L’écriture des poèmes se fait dans les carnets à petits carreaux Rodhia n°13 : dans le métro, dans la rue, en traversant un parc, n’importe où.

Et pour terminer : peux-tu définir en 3 phrases ce qu’est la POESIE pour toi ?

La poésie est pour moi le moyen d’être au monde. Elle nomme avec précision notre relation aux gens, aux choses, au ciel, au vivant. C’est elle qui oriente notre pensée, qui permet de voir par-dessus notre épaule ce qui nous mesure.
Tu peux remarquer que l’adjectif possessif caractérise ainsi ce qui nous appartient !


Alain Eludut est né en 1950 à Paris, où il vit toujours, malgré une escapade dans le Lot-et-Garonne durant son enfance. Après une carrière dans des entreprises de travaux publics tout en ayant eu une activité de peintre durant une dizaine d’années, il est arrivé à la poésie, laquelle a toujours été lue depuis l’adolescence, mais dont l’écriture a été tardive.

Publications :

  • Berges et seuils, Éditions Tarabuste, 2017
  • Géographiques, L’étoile des limites, 2015
  • Les années pratiques, Éditions Tarabuste, 2014
  • Le franchissement des bords, peintures de Catherine Danou, Livre d’artiste, 2014
  • À la fenêtre j’écoute, Éditions Tarabuste, 2011
  • La vie présente, Éditions Tarabuste, 2007
  • La chute des corps, Éditions Tarabuste, 2004
  • Dans les marges, Éditions Caractères, 2000

Publications en revues :

Arpa, Aujourd’hui poème, Diérèse, Encres Vives, Jointure, Poésie première,
Recours au poème, Soleil des Loups, Triages, Vagabondages, Matières (Verso)


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